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Sa sœur sanglotait sur son épaule, ses convulsions le secouaient, mais lui resta impassible lorsque le cercueil de son père se referma. Balthazar Dubuisson n’était plus, emporté par la maladie. Sa force, son charisme et sa vigoureuse neutralité avaient totalement disparu, ne laissant qu’une dépouille blanchâtre. « Repose en paix », pensa Gaël, tout en laissant échapper une larme.

À sa droite, Victor, son frère aîné, ne montrait pas d’émotion. Comme d’habitude, il s’efforçait de paraître à son avantage, mais, en de telles circonstances, son expression dure s’apparentait presque à de la grossièreté. Chacun ressent le décès de son père comme il l’entend, mais Gaël ne put s’empêcher d’éprouver une certaine révolte face au contraste entre sa sœur et son frère.

Lili avait fondu en larmes dès l’annonce de la nouvelle, et ses yeux ne s’étaient plus asséchés depuis lors. Des trois, c’était elle qui était restée la plus proche de son père. Plusieurs fois par semaine, elle passait la soirée avec lui. Le rituel était toujours le même : elle lui demandait de ses nouvelles, il éludait la question, préparait le gratin de courgettes dont il était si fier et qu’il était le seul à aimer, puis ils se livraient à une de leurs sempiternelles parties d’échecs. L’ancien maître international qu’il avait été n’avait jamais perdu contre sa fille, mais il se plaisait à la voir progresser. Depuis quelque temps, il avait même éprouvé des difficultés à la battre.

Gaël regarda sa jeune sœur effondrée et se sentit attristé pour elle. Lui-même n’avait plus énormément de contacts avec son père et, évidemment, il avait fallu attendre le tragique évènement pour qu’il se prenne à le regretter. Ce vieil homme si digne, si fier, n’avait jamais exigé la moindre visite depuis la mort de son épouse, six ans auparavant. Il avait continué à vivre seul après les départs successifs de ses trois enfants et n’avait jamais souhaité quitter sa maison de toujours, pourtant coincée entre les Territoires Pauvres et la zone d’influence des Martyrs. Il répétait sans cesse que quand on ne cherche pas les embrouilles, on ne les trouve pas. Néanmoins, il fut plus souvent qu’à son tour réveillé en pleine nuit par des cris, des explosions ou des coups de feu. « Ce monde l’a tué », pensa sincèrement Gaël. Il le lui avait prédit lors de sa dernière visite, quelques semaines plus tôt. Son père avait énigmatiquement souri. Oui, ce monde nouveau tuait plus que de raison. Voilà des années que la cité ne tournait plus rond. Quelque chose était mort en Balthazar Dubuisson depuis la fondation de Menel Ara. Aujourd’hui, il avait définitivement disparu.

Gaël sentit une main se poser sur son épaule, le tirant en sursaut de ses pensées.

« Allons-y, Gaël. C’est fini. »

Il reconnut la voix grave de Moussa et se sentit immédiatement mieux. D’un regard, il constata que la cérémonie s’était achevée sans qu’il ne s’en rende compte. Une terrible vague de détresse s’empara de lui. Submergé par le chagrin et le remord, il fondit en larmes.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était chez lui, allongé sur son canapé. Il se sentait extrêmement las et eut toutes les peines du monde à se redresser.

— Enfin réveillé ? Ce n’est pas trop tôt.

Le ton de Moussa était taquin plus que virulent. Il était trop bien élevé pour s’emporter un tel jour, et il connaissait trop bien Gaël pour savoir quand il fallait ou non prendre des gants.

— Où est Lili ? demanda-t-il, se remémorant la détresse de sa sœur.

— Ne t’inquiète pas, répondit son ami d’enfance. Elle est en train de dormir. Après l’enterrement, elle tenait plus debout alors on vous a ramenés avec David et Maria.

— Ils sont partis ?

— Ouais, ils avaient à faire. Mais ne t’en fais pas, moi je suis là. Repose-toi un peu si tu veux.

Gaël se rallongea lentement, rassuré de se savoir en de bonnes mains. Moussa avait toujours su être là au bon moment. D’ailleurs, aussi loin qu’il se souvienne, l’immense pêcheur, colosse noir de près de deux mètres et 120 kilos, n’avait jamais commis le moindre impair en tant qu’ami. Ce n’était peut-être pas le plus drôle ni même le plus bavard, mais au moins était-il fidèle, attentionné et de bon conseil. « Un truc que t’apprends quand tu vas pêcher », répétait-il à envi. Moussa aimait son métier plus que tout. Il aurait pu prétendre à une condition plus noble, mais jamais il n’aurait renoncé à ses journées en mer. Gaël l’admirait, pour ça comme pour le reste.

Il rouvrit les yeux à l’angoisse pensée de sa sœur. Elle semblait tellement abattue depuis la mort de leur père. Il en venait à douter qu’elle redevienne la jeune femme extravertie et épanouie qu’elle avait toujours été. Il aimait vivre avec Lili, sa présence le rassurait et l’amusait. C’est pour ça qu’il souhaitait, en tant que frère et en tant que colocataire, qu’elle se relève de cette disparition. Il le souhaitait plus que tout.

— Moussa ?

— Oui ?

— Tu crois que Lili va s’en remettre ?

Le lendemain, Gaël n’alla pas travailler. Il entendrait parler de son patron, bien sûr, mais il n’avait ni le cœur ni l’énergie pour se balader ici et là, en bas et en haut. Son travail de livreur n’avait rien de vraiment exaltant, mais au moins était-il facile et honnête. Son patron était un négociant féroce, dur en affaires, mais gérait proprement son entreprise et lui faisait confiance. Avec le temps, Sven Larsson était devenu un personnage important de Menel Ara. Depuis l’indépendance, la cité avait dû trouver des moyens efficaces de subvenir à ses besoins, et la géographie particulièrement enclavée de la région poussait au commerce maritime. 90% des denrées et matières provenaient du port et étaient achetés par des négociants, lesquels les redistribuaient dans toute la cité. Sven était à la tête de la plus grande de ces entreprises de négoce, laquelle employait environ 70 livreurs. Parmi eux, Gaël Dubuisson était la plupart du temps préposé aux livraisons dans la Haute-Ville. Il était le plus fiable et le plus rapide, en plus de disposer de relations parmi les Sept Familles. À commencer par Victor…

Gaël ouvrit son Hi-Nan. Tout Menel Ara en était désormais équipé. Il s’agissait d’un appareil de communication visuel que chacun portait, en général, au poignet. L’écran, une fois ouvert, faisait 6 centimètres de diamètre et permettait de voir le visage de son interlocuteur. Mais en général, les utilisateurs ne se servaient que rarement de l’écran, pour des occasions spéciales ou des appels officiels. La plupart du temps, ils s’équipaient d’écouteurs et conversaient en vaquant à leurs occupations. Quand ils ne se contentaient pas de laisser un message.

Gaël appuya sur le numéro contact de la Compagnie Larsson. C’est Luigi qui décrocha.

— Salut Luigi, c’est Gaël.

— Salut mec. Qu’est-ce qu’il y a ? T’es malade ?

— J’ai enterré mon père hier, connard.

— Ah. Désolé.

Les relations avec son collègue se résumaient souvent à de l’animosité amusée. Pour Gaël comme pour la majorité des personnes à qui il adressait la parole, Luigi était un connard. Cynique, méchant et moqueur, il n’en demeurait pas moins honnête, lui aussi, et pourvu d’un humour dévastateur. Son physique gringalet, sa coupe brune très courte et ses traits plus tirés que de nature laissaient à penser que son agressivité n’était pas qu’un style qu’il se donnait, mais une véritable écorchure. Gaël était le seul à l’apprécier un tant soit peu. Il était également le seul à bénéficier de la sympathie de l’odieux personnage.

— Je ne viendrai pas bosser aujourd’hui. Tu peux prévenir Sven ?

— Il va pas être content.

— Je sais.

— OK. Repose-toi bien, mec.

— Ça marche. Bonne journée.

— Ciao.

C’était tout. Leurs rapports se résumaient souvent à cela. Professionnellement, Luigi était l’officier de liaison de Gaël, celui qui lui disait ce qu’il devait livrer et où le faire. Le temps passé ensemble avait permis à l’un et à l’autre de s’habituer aux différences. Ils n’étaient pas exactement amis. Mais ils se supportaient.

Débarrassé de cette corvée, Gaël put se sortir de son lit et préparer un café. La journée serait molle, mais productive.

C’est au milieu de sa deuxième tasse qu’il aperçut Lili sortir de sa chambre, les yeux gonflés par la nuit trop agitée et triste. À la voir ainsi, dévastée de chagrin et chancelante, Gaël eut de la peine pour sa petite sœur. Si forte d’ordinaire, si autoritaire et caractérielle, elle était réduite à une gamine éplorée, incapable de se remettre de la disparition de son père. Ses cheveux châtains étaient étalés en bataille le long de son visage rond. Gaël l’avait toujours trouvée très jolie, mais l’adjectif qui lui convenait le mieux était sans doute « mignonne ». Sa petite taille, son gabarit menu, son sourire de petite fille et ses manières enfantines lui conféraient un charme authentique plus qu’une véritable beauté.

— Salut sœurette, lança Gaël de sa voix la plus joviale.

Lili répondit d’un grognement inintelligible duquel son frère ne comprît que le mot « café ». Légèrement amusé, il le lui servit fort et très sucré. Ils restèrent face à face quelques secondes, en silence.

— Ça va, toi ? lui demanda Lili.

— Ça va, sans plus. J’ai pris ma journée pour régler les conneries administratives. Et je vais essayer de ranger un peu la maison de papa. Si tu veux venir…

— Non, ça ira. Je veux bien te laisser faire tout ça. Moi, je vais rester ici à ne rien faire. J’ai besoin de me reposer.

— OK, mais essaie de te bouger un peu. Ce n’est pas super de se lamenter trop longtemps.

Gaël ne réalisa la dureté de ses mots qu’après les avoir prononcés. C’était trop tôt. Il regarda sa sœur d’un air abattu et ils se comprirent. Il était désolé, ce n’était pas grave, fin de la discussion. Ils s’entendaient parfaitement bien et, malgré quelques haussements de voix, leurs disputes n’avaient jamais duré.

Ils finirent leur petit déjeuner en s’efforçant d’évoquer d’autres sujets. En général, seules les discussions concernant Victor étaient taboues. Le frère aîné avait réussi à se rendre parfaitement détestable auprès du reste de sa famille. Depuis cinq ans qu’il était marié à Flora Luzzi, fille d’une des Sept Familles, il avait peu ou prou disparu à leurs yeux. Il avait déménagé, comme le voulait la coutume, dans des appartements jouxtant le Palais de sa belle-famille, situé évidemment dans la Haute-Ville. Depuis lors, Lili et Gaël ne l’avaient revu qu’à l’enterrement. Leur père, jamais de son vivant. Très différent de sa fratrie, il était plus cynique, plus froid. Il avait acquis une solide réputation de travailleur dans la Haute-Ville, mais son ambition invitait à la méfiance. Mais patiemment, il s’était reposé sur son intelligence et son sens politique pour grimper les échelons de la Chambre jusqu’à y devenir un proche conseiller de Youri Komniev. Performance absolument prodigieuse pour un homme aussi jeune et issu de la Basse-Ville. Il avait toujours voulu le pouvoir et il le caressait, désormais. Ses relations familiales en avaient constitué le prix à payer. Lili et Gaël se doutaient bien que leur frère s’en moquait.

Gaël débarrassa la table et prit une douche. Oui, cette journée allait être correctement remplie. La banque, l’assurance, le notaire : toutes les épreuves administratives imposées aux endeuillés l’attendaient. Il s’était volontiers plié à la demande de Lili, peut-être encore trop affectée. Mais il n’aurait pas craché sur un coup de main de son frère. D’un naturel optimiste, voire naïf, il avait imaginé que Victor lui proposerait de l’aide. Qu’importe…

Le jeune homme sortit de son immeuble et constata, l’ombre aidant, que la journée avait déjà bien avancé. D’un pas décidé, il prit le chemin de la banque. Faire abstraction, se concentrer sur l’essentiel. Le temps du deuil viendrait, mais pas maintenant. Pas tout de suite…

Gaël était né et avait grandi à Menel Ara, dans la Basse-Ville, là où résidaient plus de 95% de la population de la cité. Cinquante ans plus tôt, la ville avait adopté cette configuration insolite à deux étages. Il n’avait donc connu sa cité qu’ainsi : avec un haut et avec un bas. Sans compter tout ce que cela implique de fractures sociales, culturelles, humaines, politiques… À peine 6 000 personnes habitaient la Haute-Ville, jouissant d’espace et de richesses souvent autres que simplement matérielles. Le reste des quelque 200 000 habitants de Menel Ara se tassaient dans un « rez-de-chaussée » laissé à l’abandon, ville correcte et habitable aux alentours de la Zone Commerciale, véritable bidonville lorsque l’on s’approchait par trop des Territoires Pauvres. Partout ailleurs sur la planète, la société s’était développée de manière injuste, inégalitaire, inique. En y donnant une incarnation architecturale, en poussant la logique à l’extrême, Menel Ara en était devenue le symbole.

Quand on a 10 ou 12 ans, on ne remet pas les choses en cause. Fut une époque où le père Noël, Dieu ou la supériorité absolue de la démocratie sur tous les autres systèmes n’étaient jamais discutés. C’était ainsi et pas autrement, jusqu’au jour terrible où notre libre pensée nous offre le loisir d’en débattre. Et de juger s’il s’agit de mythes ou non. La division verticale de Menel Ara – au propre comme au figuré – faisait partie de ces légendes, et Gaël ne prit jamais le temps de se demander s’il s’agissait là d’une bonne ou d’une mauvaise chose, ni même si cela existait ailleurs. C’était ainsi, point. Son père n’avait jamais cru bon de se mêler de politique. Il trouvait cela avilissant et déshumanisant. Difficile de donner tort à une autorité paternelle aussi extrêmement neutre, mais Victor, le frère aîné de Gaël, avait pris le parti, dès son plus jeune âge, de fréquenter la caste dorée des Sept Familles qui régnaient sur la Haute-Ville. Le but étant, naturellement, d’y être accepté et si possible, d’y jouer un rôle.

Il n’existait que deux manières d’intégrer la Haute-Ville et d’y vivre. La première était d’y travailler, comme employé de maison ou gardien de prison. La deuxième était d’être membre d’une des Sept Familles. Sauf cas exceptionnel, il était impossible de s’installer à l’étage de Menel Ara autrement que par un de ces biais. Et Victor Dubuisson ne s’imaginait certainement pas comme domestique ou policier. Aussi commença-t-il à fréquenter la ravissante Flora Luzzi, qu’il épousa dès que les coutumes locales le lui permirent. Dès lors, Gaël n’avait plus vu son frère qu’au travers d’une gigantesque soucoupe soutenue par huit piliers, chacun symbolisant une des Sept Familles, plus celui, central, dédié à Artémus Bankala, l’architecte de « la cité dans les nuages ».

À 18 ans, Gaël sentit monter en lui un vent de révolte. Ses nouvelles sensibilités politiques le changèrent et il abandonna ses études de philosophie pour signer un contrat de livreur et par la même occasion fuir la maison familiale. Une succession d’actes d’affirmation de soi qui le conduisirent à mener une vie oisive, partagée entre des interactions sociales fluctuantes et la routine de ses allers-retours en scooter pour le compte de Larsson. Pour la plupart des gens, ces actes de rébellion durent un temps, puis on finit par se lasser, par rentrer à la maison en pleurant qu’on n’a plus de quoi payer son loyer, ou qu’on se sent seul, inutile… Mais Gaël était intelligent. Et ce que son entourage avait perçu comme un immense gâchis de potentiel, il l’avait vu comme la mise en application de ses principes les plus intimes, à commencer par le premier d’entre eux : le nihilisme. Il ne croyait plus en rien et fit donc le choix d’une vie qui ne menait nulle part. Pour lui, c’était cohérent.

Ses rares conquêtes amoureuses se limitaient, au mieux, à quelques semaines d’affection physique et charnelle. Il n’avait jamais été amoureux et il ne disposait pas d’un physique à même de lui procurer une conquête hebdomadaire. Sa taille moyenne, ses cheveux noirs en bataille, son visage parfaitement commun et sa carrure chétive le faisaient passer inaperçu en société. Là où sa sœur brillait par sa joie de vivre, Moussa par sa carrure, Maria par son esprit et David par son physique. Là encore, il se complaisait dans l’anonymat. Il l’aimait. Il s’enveloppait dedans, conscient qu’il y avait moins de danger à ne demeurer qu’une personne parmi tant d’autres.

Il menait sa routine depuis deux ans quand sa jeune sœur – sa meilleure amie, sa confidente et alliée en toute chose – Elizabeth, lui demanda timidement si elle pouvait s’installer avec lui. Elle venait de finir ses études d’infirmière et avait trouvé un emploi dans un hôpital du Quartier Neutre. La réflexion ne fut pas bien longue à mener et Lili et Gaël formèrent, dès lors, un indéfectible et inséparable duo, dans tout ce que l’amour fraternel a de plus beau.

Puis les drames familiaux arrivèrent. Leur mère mourut d’un accident de la route quelques semaines à peine après le départ de Lili de sa maison natale. Naturellement, les deux choses n’étaient pas liées, mais quelque chose se rompit en Lili à la suite de cette tragédie. Comme un accès brutal à une forme de maturité, un passage forcé à l’âge adulte. À cela, vint s’ajouter la mort de leur père, Balthazar, la force tranquille, le patriarche, le garant de l’équilibre et de l’unité de cette famille, auxquels seul Victor échappait. Plus qu’un simple citoyen de Menel Ara, c’était l’âme de la famille Dubuisson qui avait disparu.

Perdu dans ses pensées, Gaël heurta un réverbère. Il sourit, tristement, et poursuivit son chemin vers le Pilier Principal, siège de la gouvernance de la Basse-Ville. Banques, assurances, offices notariaux, registres en tous genres s’y trouvaient. Gaël en connaissait le chemin par cœur pour emprunter l’Ascenseur plusieurs fois par jour. Mais pas aujourd’hui. Son père était mort, il vivait un deuil des plus étranges, une tonne de paperasse se dressait devant lui, il était inquiet pour sa sœur et en colère contre son frère. Alors, vraiment, la Haute-Ville était le dernier endroit où il voulait être.

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