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Été 2018. C’est le matin, ma femme Célia s’est absentée avec notre fille Eléanore. Nous avons prévu de nous retrouver pour le déjeuner dans un restaurant du centre-ville. Je m’installe à mon bureau, un mug de café à la main. En cette fin du mois d’août, je me sens bien. Enthousiaste à l’idée de retrouver mes élèves, je m'affaire aux différentes préparations pour la réouverture de l’école que m’impose mon double rôle de professeur et directeur.

Quelques minutes avant 11 heures – alors que je m’apprête à profiter des presque 30°C dehors – le téléphone sonne. « Vous êtes bien Monsieur Adam Weiss ? » Je confirme. « Votre femme vient d’avoir un accident. »

Le temps semble s’arrêter autour de moi puis j’ai la sensation que le sol se dérobe, que je chute, encore et encore.

Mon interlocuteur le ressent, il m’interpelle et je reviens à moi. Je me concentre, retiens l’endroit puis raccroche.

Mon cœur bat à tout rompre. Tel mon esprit quittant mon corps, je me mets à agir comme un automate. Le monde autour de moi pourrait-il s’écrouler ainsi ?

Je tente de remettre de l’ordre dans mes idées, puis je repère mes clés de voiture. Mes mains tremblent, je peine à mettre le contact. Je parviens finalement à prendre la route, celle-là même que je parcours quasiment chaque jour pour me rendre à l’école. Celle-là même où Célia vient d’avoir un accident.

Les douze kilomètres me paraissent une éternité, et c’est finalement une dizaine de minutes plus tard que j’arrive sur place, guidé depuis quelques centaines de mètres par les gyrophares. Je cherche du regard la voiture de Célia lorsque j’aperçois un véhicule dans un champ, cela pourrait être lui. Ma vision se trouble, des lumières et des uniformes tournent autour de moi. Je ne prends pas le temps d’arrêter le moteur, saute de ma voiture et commence à courir en direction du véhicule accidenté, au bord des larmes. Il faut que je sache, que j’aille voir de plus près. Ce n’est pas la raison qui me guide. Mon corps a le dessus. Un pompier tente de me retenir, en vain. Je me débats et me défais de son emprise. Je ne dicte plus mes gestes. Et je dois agir vite, car ma vision se trouble et je crains de perdre connaissance. Ce sont finalement deux autres pompiers qui m’empêchent de me brûler les mains contre la carrosserie encore fumante.

À seulement quelques centimètres de la voiture, je n’ai plus aucun doute, il s’agit de celle de Célia.

Un homme me prie de le suivre, je constate à son uniforme qu’il s’agit d’un gendarme. Je demande où elles se trouvent, il insiste sans répondre à ma question. Je le suis jusqu’à l’arrière d’une fourgonnette, tout en ne quittant pas des yeux la voiture noircie par le feu. Ma vision ne s’éclaircit pas et tout semble toujours tourner autour de moi. Le gendarme me parle, je ne saisis que peu de choses : un choc frontal avec une autre voiture. Et je l’aperçois : une berline allemande noire, à peine enfoncée à l’avant… La petite citadine de Célia, quant à elle, est carbonisée…

« Où sont-elles ? » m’entends-je répéter.

Le brigadier ne cesse de parler. Il m’interroge et je réponds machinalement, sans réellement saisir l’échange.

Je comprends que je tremble. Autour de moi des bruits de tôle, des voitures démarrant, d’autres arrivant. Puis je les vois. Deux housses mortuaires, soutenues par des pompiers. Ils passent à quelques mètres de moi. Les formes dans les housses… Une grande, une petite… Je suffoque.

« Monsieur Weiss ? »

Je tente de me redresser, mais retombe. Mes jambes ne me portent plus. Le gendarme me demande de me calmer, alors qu’une de ses collègues accourt pour me soutenir.

Me calmer ? Comme si j’en étais capable ! Je voudrais juste me lever et aller avec elles. S’il doit s’agir de ma femme et de ma fille, je veux les rejoindre.

Mais ça ne peut être elles. C’est inconcevable. Ma petite princesse vient tout juste de fêter ses six ans. Je refuse l’idée que cela lui arrive. Il ne peut s’agir que d’un cauchemar.

*

Je survis aux jours suivant l’accident, tel un zombie. Il m’est impossible d’être vraiment là. Une part de moi s’est éteinte, mais la réalité me rattrape. Des démarches doivent être réalisées. Je fais le nécessaire, bien aidé par Marjorie, la petite sœur de Célia, qui se révèle plus mature qu’elle ne l’avait jamais été. Ma belle-sœur reste vivre à la maison et fait en sorte que je ne me laisse pas aller, au moins jusqu’à l’enterrement. Elle tient la route pour moi. À tout moment, j’ai l’impression que je vais craquer, céder sous le poids d’une douleur que je n’aurais jamais pu imaginer.

Après les funérailles, je la remercie et lui demande de rentrer chez elle. J’ai besoin de me retrouver seul, de pleurer les femmes de ma vie sans personne pour chercher inutilement à me réconforter. Il n’y a aucun réconfort possible, à moins de me les ramener.

Je reste un bon moment à pleurer sur les affaires de Célia et d’Eléanore, que je refuse de voir quitter la maison. Les placards sont vidés, mais le sol des chambres recouvert. Marjorie a tenté tant bien que mal de me convaincre, « Ne garde pas toutes ces affaires, ou bien tu ne feras jamais ton deuil. » Seulement ce deuil, je ne suis pas prêt à le faire et n’en ai pas envie. Pas encore.

La rentrée à l’école se fait sans moi, je ne me rends même pas à l’hommage donné en l’honneur de Célia au sein de son établissement. J’en suis simplement incapable. Je suis en arrêt de travail pour incapacité d’exercer, et ce, pour les six prochains mois. Il est clair que je ne peux plus assurer mon rôle de professeur, je ne me vois pas non plus le reprendre six mois plus tard.

Je reçois beaucoup d’appels. Des amis, de la famille ou même des parents d’élèves voulant prendre de mes nouvelles. Je réponds les premières semaines, puis je commence à laisser sonner le téléphone, jusqu’à ne plus du tout répondre.

Je le sais, je m’isole, mais cela me semble plus simple. Bientôt, il n’y a plus que Marjorie que je laisse entrer, je lui suis redevable pour son aide à l’organisation des obsèques. Elle me reproche de conserver les vêtements de mes princesses étalés sur les lits. « Au moins, mets-les en cartons, dans un premier temps. » Je reste silencieux et la laisse parler. Elle doit finir par se lasser de mon mutisme, car ses visites s’espacent de plus en plus. Ses parents viennent me voir, au début, mais n’ayant jamais eu d’excellents rapports avec eux, ils ne se forcent pas davantage. Et cela me convient très bien. De mon côté, je n’ai ni frère ni sœur. Mon père est décédé et je n’ai plus que ma mère. Celle-ci cherche à m’aider les jours qui suivent l’accident, mais elle aussi est dévastée par la disparition de sa petite-fille et de sa belle-fille qu’elle adorait. Peut-être est-ce sa façon de faire son deuil, car elle parle beaucoup – trop – de moments vécus en leur compagnie. Mon caractère difficile et mon humeur dépressive ne supportent pas ses rappels incessants à des souvenirs qui me font plus de mal que de bien. Je lui demande alors de s’arrêter et de me laisser en paix. S’ensuit une dispute, plutôt virulente et très imbécile de ma part, où je lui demande de ne plus revenir. Ce qu’elle respecte. En toute honnêteté, j’ai bien conscience d’avoir été dur, idiot, et que ma colère est injustifiée. Pour autant, je préfère la solitude à la sollicitude. Alors je m’en satisfais.

Je n’ai plus aucune envie et me laisse sciemment aller. Je deviens petit à petit une loque et ne fais rien pour empêcher ça. Cela peut paraître lâche ou puéril de tout abandonner ainsi, mais pourquoi se forcer lorsque vous n’avez plus de raison de le faire ? Ma famille en construction était ma boussole, il y avait Eléanore et nous aspirions à lui offrir au moins un petit frère ou une petite sœur. Seulement maintenant… ? Je dois me trouver un nouveau but, une nouvelle raison de me lever le matin, alors que je ne vois rien à l’horizon. Je le fais quand même et zone dans mon salon obscur, trop paresseux pour ouvrir les volets. Le plus clair de mon temps est passé avachi sur mon canapé, à regarder la télévision sans même m’y intéresser. J’ai pourtant une bibliothèque bien fournie, des dizaines de livres à lire ou à relire, seulement je n’y arrive plus. Cela me demande trop de concentration, plus que je ne peux en fournir.

Les journées se suivent et se ressemblent. Pour autant, elles me paraissent de plus en plus longues. Au début, ce sont les soirées qui sont les plus difficiles, je bois afin de les faire passer plus rapidement et m’évanouir dans mon lit ou directement sur mon canapé – selon mon degré d’aptitudes une fois les verres vidés. Seulement plus j’avance dans le temps, plus les journées me paraissent interminables. Je commence à boire dès l’après-midi, les heures passent ainsi un peu plus vite, ou du moins je perds conscience de l’attente. Quand je me rends compte que j’entame maintenant les bouteilles dès le midi, je m’impose une limite à ne pas franchir : ne pas boire le matin.

*

Cela fait maintenant un peu plus de cinq mois que je suis seul. Je dois retourner voir mon médecin afin qu’il détermine ma propension à reprendre le travail. Néanmoins, je repousse chaque jour l’appel pour la prise de rendez-vous. Même passer un coup de téléphone me paraît infaisable, car cela impliquerait que je me rende au centre médical et je m’en sens incapable.

Je parviens finalement à le faire et planifie l’entrevue un matin, pas certain de me retenir de boire s’il avait fallu que je m’y rende l’après-midi.

Sortir de chez moi m’angoisse au plus haut point et le pire survient lorsque je suis en voiture. Je visualise l’accident – la scène que je m’imagine – et entends les pleurs de ma fille. J’ai plusieurs versions à l’esprit, j’en ai imaginé une bonne dizaine depuis que c’est arrivé. Les moins cauchemardesques sont celles où Célia et Eléanore sont inconscientes au moment de l’incendie et qu’elles ne souffrent pas, ou lorsqu’elles meurent sur le coup au moment du choc. Mais celle qui me revient le plus – et bien entendu sans que je l’y invite – est celle où Eléanore hurle, où elle appelle sa mère, inconsciente à l’avant. Je vois la peur dans ses yeux, ses larmes, et les flammes autour d’elles. C’est cette scène qui me hante durant le trajet. J’entends les cris de ma fille et tente de me concentrer sur la route. J’évite celle où a eu lieu l’accident et emprunte de petits axes plus longs, dépourvus de souvenirs terrifiants.

Parmi les scènes que j’imagine, il y en a que je m’efforce de créer, comme pour venir contrer celles qui s’imposent à mon esprit. Je me vois en sauveur, ouvrir les portes et sortir Célia ainsi que notre princesse. Puis je les vois revenir à la maison, elles sont saines et sauves. Je les rêve avec moi, je leur parle et cela m’aide à m’apaiser, à m’endormir. Seulement une fois le sommeil gagné, je ne contrôle plus mes pensées et alors là, les rêves revêtent leurs habits de cauchemars et la réalité m’explose de nouveau à la figure.

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