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J’avais prévu de sortir davantage durant les jours précédant ma reprise et au lieu de cela, je suis resté chez moi. C’est donc encore désorienté et angoissé que je me rends au travail. Ce n’est pas simple, le regard des collègues sur moi me pèse et je le fuis autant que je le peux. Je sens la pitié dans chacune de leurs considérations et fais mon possible afin de me contrôler, de ne pas exploser. C’est en même temps leur apitoiement envers moi qui me fait revenir le lendemain. Je ne veux pas leur donner raison, que leur compassion soit justifiée. Je refuse d’être le reflet qu’ils me renvoient, je n’accepte pas d’inspirer de la pitié, ce n’est pas moi, ça ne peut pas être moi. J’ai toujours été plutôt fier, débordant d’assurance. C’est vrai que je ne suis plus exactement le même sans Célia et Eléanore, pour autant je reste un Homme. Seulement leur manière de me regarder, de me parler, d’excuser mes tons secs et mes explosivités soudaines me renvoie l’image d’être fragile.

Alors, lorsque je sens que toutes ces attentions ou ces marques de compréhension surjouées vont me mettre hors de moi, je m’enferme. Je verrouille la porte de mon bureau et attends. Le temps que l’orage passe.

Malgré tout, la reprise me fait du bien, et ce, grâce aux enfants. Eux ne m’observent pas avec pitié, ils me regardent et me parlent normalement. Il y a aussi le fait que ma fille n’était pas leur camarade, elle était inscrite dans l’école où travaillait Célia, donc ils ne la connaissaient pas. À cet âge, leurs attitudes et leurs réactions se ressemblent beaucoup, c’est pourquoi je reconnais Eléanore dans la majorité des petites filles de CP. Et même si cela me brise le cœur, cela me fait aussi du bien. J’en deviens peu à peu dépendant ; je reste seul, dans un coin de la cour, à les regarder jouer et se chamailler. J’imagine Eléanore parmi elles, je la vois sourire, danser et rire. Je dois sûrement avoir l’air idiot, néanmoins je m’en contrefous. Les yeux mouillés et un sourire béat aux lèvres, je demeure ainsi tout le temps de la récréation.

*

Une fois les premières semaines passées, les collègues me regardent différemment. Ils en ont probablement assez que je leur parle mal, car la pitié dans leurs yeux a laissé place à de la méfiance, comme s’ils redoutaient ma prochaine crise de nerfs. Cela n’arrive pas.

Je réussis à me forger une carapace même si je suis beaucoup moins sociable que je ne l’étais avant l’accident. Je parle davantage aux enfants qu’à mes collègues adultes, mais je suis heureux de venir travailler le matin, si bien que j’arrête de boire durant la journée. Je cesse petit à petit de cacher des bouteilles dans mon bureau jusqu’à ne plus en apporter aucune. Cependant, je ne réussis pas à m’arrêter complètement, car une fois rentré chez moi, la soif me reprend de plus belle.

Les soirées me paraissent toujours aussi interminables, Célia et Eléanore hantent encore la maison et me plongent continuellement dans les larmes. Et surtout, il y a toujours ces cauchemars, que je sois éveillé ou endormi, je les revois prisonnières de notre voiture en flammes. Le whisky est mon seul antidote à cela, après une demi-bouteille, mes visions deviennent moins effrayantes, une fois la bouteille terminée, il arrive même qu’elles deviennent joyeuses. Les voix se transforment en rires, je ris avec elles et pleure de leur présence retrouvée. J’adore lorsque cela arrive. Je m’endors, exténué d’avoir repoussé l’heure du coucher autant que possible, mais heureux dans un univers irréel.

Les réveils sont quant à eux très douloureux. La réalité me revient en pleine face et je me lève totalement déprimé. J’admets maintenant que je suis en dépression, je m’en rends compte. Du moins je le comprends peu de temps après avoir repris le travail. Le fait que je ne supporte plus les gens, que je m’énerve pour un rien, ça ne fait plus aucun doute. Pour autant, je ne me décide pas à consulter, cela passera, j’en suis certain.

D’ailleurs, hormis les soirées difficiles, je me sens mieux. Je recommence à faire mes courses et les angoisses s’estompent au fil des jours. Je n’échange pas davantage avec les gens, pas que cela ne me provoque une quelconque panique, seulement je n’en ai pas envie. Je sens l’amélioration jusqu’au début de l’été.

L’école fermée, je retrouve ma solitude. J’essaie de sortir davantage, mais suis vite rattrapé par mes vieux démons. Je passe un été horrible, mes seules visites étant celles du facteur, qui se contente de laisser des factures et de la publicité dans ma boîte à lettres. Aussi, je n’ai pas repris contact avec ma mère et n’ose toujours pas le faire. Lorsque je sors, je m’arrange pour ne pas me rendre dans des lieux trop fréquentés. Je me trouve dans un état de solitude choisi et volontaire.

Puis j’atteins la date d’anniversaire. Un an qu’elles sont parties.

Un an... Je suis incapable de dire si ça fait longtemps ou non. La douleur que je ressens me laisse penser que c’était hier, sauf que le poids de la solitude me dit le contraire. Célia me manque, sa présence, son corps, ses mots… même nos disputes disparues laissent un vide dans la maison. Et que dire de leurs dates d’anniversaire de naissance ? Eléanore aurait eu sept ans le mois dernier, nous l’aurions probablement emmenée à la mer et aurions fêté cela sur la plage. Au lieu de ça, j’ai passé la journée entière dans les bois, adossé à un arbre, à sangloter.

D’ailleurs je ne supporte plus de pleurer et prends la décision de ne plus le faire. Si la date d’anniversaire de leur mort doit servir à quelque chose, ce sera à cela. Ma nouvelle résolution est d’être plus fort. Et je m’y tiendrai.

La fin de l’été en est moins pathétique, je ne m’effondre plus en larmes et passe le plus clair de mon temps à me promener, éméché, quand je ne suis pas complètement ivre.

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