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Aussitôt la rentrée effectuée, je comprends qu’il me faudra changer d’école. Je me dois de tourner la page, car mes collègues, comme les parents d’élèves, me regardent toujours telle une victime, comme l’homme qui se retrouve seul. Seulement j’aurais dû y penser plus tôt, je viens de me réengager pour une année. Et je ne tiens pas à me remettre en arrêt. Je ne suis pas certain de pouvoir me relever de mois supplémentaires de solitude, cloîtré chez moi.

Alors j’essaie de voir la vie d’une meilleure manière, je souris aux gens. Je me force, je ne me sens pas mieux, mais veux le paraître. Par contre, parler autant qu’avant m’est trop difficile, et après quelques essais navrants, je comprends que je dois me laisser du temps. Je reprends mes fonctions de professeur et me retrouve face à ma petite trentaine de CM2. Les débuts sont délicats, l’académie envoie une inspectrice afin de s’assurer que je suis bien apte à enseigner de nouveau. Une fois la semaine passée, elle repart surveiller quelqu’un d’autre et je peux reprendre mon travail plus sereinement.

C’est finalement plus évident que je le pensais. Face à mes élèves, j’ai l’impression de reprendre un rôle. Je ne suis plus Adam Weiss, veuf et père d’une petite fille décédée, et redeviens Adam Weiss le professeur.

*

C’est peu de temps avant les vacances d’hiver que je la revois, alors que j’arrive au lac. J’ai pris pour habitude de sortir autant que possible les jours où je ne travaille pas, cela m’oxygène et repousse l’heure de mon premier verre.

Elle me voit et me sourit, comme la dernière fois que je l’ai rencontrée. Cette fois, elle est sans sa fille et semble simplement se promener.

— Bonjour, s’exclame-t-elle en s’approchant de moi.

Moi je suis immobile, je l’ai vu et ai deviné à cet instant qu’elle viendrait me parler. Or je n’en ai pas envie.

— Bonjour, dis-je malgré tout.

— Comment allez-vous ?

L’air grave de sa question trahit le fait qu’elle fait toujours référence à mon deuil.

— Ça va.

Je n’ai pas envie d’en dire plus, peut-être Célia la connaissait-elle, seulement ce n’est pas mon cas, alors je me sens gêné par son intérêt.

— Je n’ai pas osé venir vous parler durant les funérailles, continue-t-elle.

Je repense à ce jour, je n’en garde en réalité que très peu de souvenirs. Il y avait beaucoup de monde, des collègues de Célia, des parents d’élèves, je m’étais alors rendu compte à quel point ma femme était appréciée. Bien que je n’en eusse jamais douté. Ce jour funeste, je ne fis attention à rien d’autre, je vis une foule et personne à la fois. Mes yeux étaient embués par les pertes de ma reine et de ma princesse, les quelques souvenirs qu’ils m’en restent sont flous.

— Votre nom ? demandé-je.

— Maud, je suis la maman de Sarah.

— Oui, bien sûr.

Je me souviens bien évidemment de qui elle est, c’est sa présence aux funérailles qui ne me revient pas.

— Souhaitez-vous qu’on fasse quelques pas ensemble ? me propose-t-elle.

Elle est face à moi, droite, les cheveux au carré, un peu plus courts que la dernière fois. Elle me dévisage d’un air inquiet. En même temps je reste muet, j’arbore une attitude qui peut aisément paraître bizarre.

— Est-ce que vous allez bien ? insiste-t-elle.

— Je…

Non, je ne vais pas bien.

— Je… je dois rentrer chez moi, bafouillé-je.

Elle hoche la tête, mais son regard ne change pas. Je ne la quitte pas des yeux, et recule.

— Une prochaine fois, avec plaisir, ajouté-je bêtement.

— J’aimerais bien.

« J’aimerais bien », ces quelques mots résonnent dans ma tête. Et pourquoi lui ai-je proposé de nous revoir ? Je profite de ce moment de flottement pour me sauver. Je me retourne et pars, presque en courant. Je dois avoir l’air totalement ridicule, seulement je m’en fiche, je n’ai qu’une hâte, arriver chez moi.

*

Affalé dans mon canapé et après deux grands verres de whisky, je commence à me sentir mieux. Je repense à la jeune femme métisse, comment m’a-t-elle dit qu’elle s’appelait ? Habituellement, je n’ai déjà pas beaucoup de mémoire, alors sous les effets de l’alcool, c’est pire. Son prénom me revient malgré tout : Maud. Quelque chose me dit que j’aurais dû accepter de marcher avec elle, peut-être ne m’aurait-elle pas parlé de Célia ou d’Eléanore…

J’essaie de me rappeler Célia prononçant son prénom, la connaissait-elle bien ? Étaient-elles proches ? Ce qui est certain, c’est qu’Eléanore l’était de sa fille. Donc Célia et Maud se seraient-elles rencontrées à l’occasion d’un anniversaire ? C’est possible, même fort probable. Pourquoi me posé-je toutes ces questions ? Bien que je n’en sois pas certain, je pense que cette femme pourrait peut-être m’apprendre quelque chose. Elle pourrait me raconter les circonstances de leur rencontre, comment était Célia ce jour-là, son comportement, sa tenue… tout ce qui pourrait me rappeler une nouvelle image d’elle.

Je sens mes yeux qui s’embuent. Je m’étais pourtant juré de ne plus pleurer. Alors que je ne veux parler de Célia et d’Eléanore à personne, voilà que je regrette maintenant de ne pas l’avoir fait avec cette femme. Est-ce le signe d’une nouvelle étape ?

C’est le fait qu’il s’agisse de quelque chose de nouveau. Si cette « Maud » connaissait Célia, il est clair que je n’en suis pas au courant et je souhaite maintenant qu’elle me le raconte. Et si Eléanore est venue jouer chez elle, je veux aussi qu’elle m’en parle.

Je pars en quête de souvenirs et me rends compte qu’ils me paraissent tous plus confus qu’auparavant, comme si leur image perdait de leur netteté. Je me sens tout à coup effrayé, serais-je en train de les oublier ? D’oublier leurs visages ? Non, leurs visages sont toujours présents et les dizaines de photos dispersées dans la maison ne me laisseront pas les gommer. Alors quelle est cette sensation ?

Je refuse d’oublier quoi que ce soit, je me précipite dans la chambre d’Eléanore et entreprends de déballer chaque carton.

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