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2 - Chapitre 2 - Anaëlle

En direction de Mont-de-Marsan, les rues du centre- ville dorment encore. Les maigres passants marchent de pieds fermes vers leur lieu de travail, la mine fermée. Les rideaux des commerces baissés donnent une impression de quiétude, mais une imperceptible clameur ressort des échoppes. À six heures pile, les bars s’organisent en vue de la journée qui s’annonce chargée juste avant les festivités. Le vendredi offre surtout aux commerçants l’occasion de remplir leurs caisses. Les hôtels croulent sous les réservations, les restaurants, pris d’assaut par les curieux ou les habitués, ne plient boutique qu’à des heures indues. Ma petite citadine déambule sur le pavé, maniée par sa conductrice en plein songe.

Dois-je aller jusqu’au bout, signer le feuillet, apposer ma signature au bas ?

Plus qu’une centaine de mètres à parcourir.

Garée sur le parking de l’office notarial, je souffle un grand coup. Malgré mon rendez-vous déjà très matinal, j’ai encore une heure à tuer. C’est légère que j’arpente les ruelles, musardant devant une vitrine, m’attardant sur un banc, enfin, je m’octroie un petit déjeuner digne d’un festin. Croissants, pain, beurre, confiture, jus d’orange, café, disposés sur un plateau tel un tableau magnifique me font

saliver. Qui aurait pu imaginer qu’un simple repas me donnerait envie de pleurer de joie ?

Je croque dans le croissant comme on croque la vie à belles dents après avoir surmonté l’impossible. Les vitamines de l’orange me remontent sérieusement le moral, et le café se dilue en moi me revigorant complètement pour venir à bout de cette aventure.

Les bureaux s’éclairent tout juste à sept heures tapantes quand je pénètre dans le hall. L’entrée respire le propre, des moquettes épaisses tapissent le sol et de grands miroirs éclatants réverbèrent les maigres rayons de soleil. L’ascenseur me propulse au dernier étage du bâtiment qui en compte seulement cinq. Un écriteau guide les visiteurs vers la salle d’attente. Comme je m’en suis doutée, même la secrétaire n’est pas encore arrivée.

Il règne un calme ambivalent dans ces locaux vides. Un frisson d’impatience me gagne, tout de suite remplacé par une appréhension diffuse.

Je me résous à patienter en lisant un magazine. Sans grand enthousiasme, je tourne les pages d’un article consacré aux sociétés de fiducie. Vu le jargon compliqué, j’abandonne contre un tour sur le net. Soudain, un homme fait son apparition et s’installe à son tour dans la salle d’attente. D’une quarantaine d’années, il présente bien. Un costume gris impeccable marque sa carrure athlétique. Sa chemise blanche entérine le fait qu’il s’agit d’un homme d’affaires, sûrement pressé, car qui prend rendez-vous chez le notaire avant neuf heures ?

Il me sourit, je lui rends son bonjour implicite en souriant à mon tour. Des dents blanches témoignent de son hygiène dentaire irréprochable en mettant en valeur son visage carré. Dois-je engager la conversation ? Il paraît abordable malgré sa tenue protocolaire.

En le voyant si parfait, les traces de mon passé me reviennent. Et les flashs mettent en exergue les tragiques événements qui m’ont obligée à tout abandonner. Une montée d’angoisse me broie la poitrine. Je devrais oublier, le passé est le passé, rien n’entachera mon futur, certainement pas les souvenirs. Précisément à cette seconde, le notaire s’affiche dans l’encadrement de la porte, emboîtant presque le pas à l’homme entré précédemment. Ce qui me détourne de mes sombres cogitations.

Je n’ai rencontré Maître Vianne qu’une fois, mais il m’a fait forte impression. Assez jeune pour ne pas basculer dans les mauvaises manies des notaires d’antan, assez vieux pour avoir de l’expérience. Celui-ci me précède en retenant la porte, et d’un geste courtois me propose de m’asseoir. Son bureau est sobre, décoré finement. Quelques tableaux relèvent le gris de la tapisserie, et quelques bibelots sont mis en évidence sur une étagère. Derrière le siège du notaire, une immense bibliothèque accapare tout le pan de mur. Délaissant la déco, je me recentre sur le but principal de l’entrevue.

Inquiète, mais excitée de relever le défi, je prends le parti de jouer la carte de la bonne humeur et de ne plus m’apitoyer sur mon sort. Droite sur mon siège, à l’image d’une bonne élève, j’écoute le notaire parler sans discontinuité.

De temps à autre, il relève la tête vers moi, l’air de demander si tout est clair, si j’ai compris ses explications pleines d’un vocabulaire dont les codes m’échappent. Et avant de lancer cette phrase pour de bon, il procède aux formules d’usage en lisant le bas du feuillet.

— Avez-vous tout compris ? Les termes employés sont parfois flous pour le grand public. La requête de votre oncle, je dois le dire, n’est pas commune. Mes associés et moi avons planché longuement sur la question. Nous avons trouvé le moyen de mettre à exécution sa volonté, partiellement seulement.

Il y a un moment de flottement. Les derniers mots résonnent en échos à tous mes questionnements. LA condition sine qua non, celle qui m’a causé des insomnies, m’a freinée dans mon choix, tourne en boucle dans mon cerveau. Non seulement mon oncle a couché sur son testament que je dois me marier à un inconnu, mais en plus, que nous devons assurer une descendance. Si la première partie m’a surprise, voire révoltée, la seconde a vraiment été le point sensible qui m’a fait reculer. Car après tout, les mariages arrangés existent depuis la nuit des temps. Des couples s’en sortent, ils finissent même par s’aimer ! Mais donner naissance à un enfant hors d’une union sans amour, ça… ça a été au-dessus de mes forces.

Maître Vianne tapote sur le papier avec son stylo en attendant que je digère les informations.

— Je disais donc que nous avons trouvé le moyen d’exécuter sa volonté partiellement, répète-t-il.

— C’est-à-dire ?

— La seconde moitié de sa condition a été revue et annulée, c’est-à-dire le fait de donner naissance à un enfant lors de la première année de mariage. Son testament a été rédigé envers et contre toutes les règles de notre république. Il se trouvait, au moment de la rédaction de l’acte dans un pays qui a priori, a été repris par un autre. Le contexte est tellement complexe que je vous épargne les détails en vous disant que seule la première partie est valide, c’est-à-dire épouser la personne désignée par votre oncle. Si vous ne l’acceptez pas, le testament deviendra caduc.

— Non, Maître, je suis venue en connaissance de

cause. J’accepte, je n’ai pas d’autre choix de toute façon.

— Madame Blatte, l’engagement par amour est une chose, on joue, on gagne ou on perd, mais celui-ci...

— Ce qui me faisait reculer était la seconde partie, puisque celle-ci est annulée, tout me va.

— Vous ne le saviez pas avant de venir ici.

— Ma décision est définitive, Maître.

Demeurer chez tante Agathe une journée de plus me semble insurmontable. L’âcreté de la maison et de sa propriétaire me sort par le nez. Alors, si je devais mettre un bébé au monde pour m’enfuir, cela ne me gênerait plus le moins du monde. Tout vaut mieux que cette réclusion ! Tout ! Même enfanter pour la mauvaise cause. Et puisqu’à l’heure actuelle, la clause n’est plus… Tout va bien dans le meilleur des mondes.

— Bien, passons à la partie épineuse.

— Que voulez-vous dire ?

— Les lubies de votre oncle, excusez-moi de le dire si franchement, Madame Blatte, n’avaient pas de barrières si ce n’étaient celles de la légalité qu’il contournait si l’envie lui prenait.

— Donc ?

— Puisque vous avez signé le document, votre futur époux doit aussi le signer devant vous.

On y est ! La machine est en marche, les rouages s’enclenchent et je ne peux plus reculer. Je me traite de folle. Mais la situation exige que je me reprenne en main même si le fait de se marier avec un parfait inconnu complète la donne.

Outre la propriété de plusieurs hectares, de la maison qui va avec et d’une somme mirobolante, je m’engage avec un homme pour le meilleur et pour le pire sans le connaître. Les caprices de mon oncle dépassent l’entendement. J’hérite de tout cela si j’épouse cet inconnu qu’il désigne. Loin d’être une femme vénale et voulant à tout prix briller par l’argent, je me dis que cette somme m’aidera à rebondir, à me reconstruire et à me donner confiance en moi. Jusque-là, j’ai survécu. Je veux vivre à présent. Je veux enfin profiter des merveilles du monde sans trimer pour rien, sans avoir à quémander les aides de l’État qu’on m’offre au compte- goutte parce que mon cœur d’artichaut a toujours tout régenté autour de moi et qu’aujourd’hui, je me retrouve démunie financièrement. Cela paraît intéressé, et ça l’est.

La voix de Maître Vianne me ramène à l’office notarial. Subitement, je comprends qui se tient dans la salle d’attente. Cette vision de lui et moi me séduit. Il a l’air sérieux et en prime, d’une plastique impeccable. Dès que je formule ce vœu, Monsieur Beau Gosse s’encadre dans la porte. Mon notaire se lève, va à sa rencontre en lui tendant une poignée de main sincère. Ils ont l’air de se connaître, et de s’apprécier. Contre toute attente, le nouvel arrivant avance jusqu’à moi en me saluant de la même manière. Bravo ! Mon futur mari me serre la main. On démarre fort. Et puis, la voix grave sans accent de notre région m’adresse ses salutations.

— Madame Blatte, enchanté.

Donc, il sait qui je suis, contrairement à moi qui ignore tout de lui. Je ne suis au courant que d’une chose : je prends un homme pour époux sur les dires de mon oncle. Ce n’est pas juste ! Pourquoi lui a-t-il eu le droit de le savoir ?

— Enchantée, répliqué-je aussi posée que possible.

Mes mains tremblent un peu, mon cœur bat un tempo infernal. Mais mon apparence ne trahit pas l’émoi dans lequel je me trouve.

— Maître Plissard représente Monsieur Scott Blois.

Quoi ? L’homme assis à côté n’est pas... mon futur

époux. Qui alors ? Où se cache ce Scott Blois ?

Je ne reformule pas ma pensée, car Maître Plissard répond à ma question.

— Tout est légal, Madame. Monsieur Blois consent par l’affirmative à vous épouser, ainsi il gardera sa part d’héritage soit les dépendances, la maison située à l’est de la propriété, le haras et la somme d’un million d’euros. Je représente Monsieur Scott Blois qui n’a pas tenu à venir. Il conviendra avec vous d’un rendez-vous le jour de votre arrivée. Et vous réglerez l’administratif sur place.

Tout tourbillonne autour de moi, les meubles se mettent à faire des tours sur eux-mêmes, des taches noires me brouillent la vue. L’administratif ! Voilà comme il considère un mariage ! OK. Même si tout est faux, factice, il aurait pu au moins venir jusque-là. Il n’habite pas au bout du monde.

— Je vous avais averti, cher confrère que l’annonce

perturberait notre cliente.

— On le serait à moins, cher confrère, réplique vertement Maître Plissard. Monsieur Blatte comptait parmi nos clients avant que son neveu de cœur ne vienne chercher nos services. Croyez-moi, nous avons gagné au change.

— Madame Blatte, revenez avec nous !

Maître Vianne tapote ma main en agitant une fiole d’huiles essentielles sous mon nez. Le sang commence à affluer de nouveau dans mon cerveau. Ma vue redevient correcte en plissant les paupières plusieurs fois.

— Comment allez-vous ? s’enquiert Maître Plissard. Votre oncle était un sacré farceur. Un matador hors pair aussi, ici toute la population lui rend hommage chaque été.

— Je le connaissais à peine, pour tout vous dire, je ne me souviens pas de son visage. Mon père déchirait toutes les photos qui lui appartenaient. Il détestait ce sport qui n’en est pas un ! C’est d’une cruauté extrême, je suis d’accord.

— Modérez vos paroles, Madame, se gendarme mon notaire, à Mont-de-Marsan, la corrida est sacrée. Je vous

conseille de ne pas vous engager sur ce chemin avec qui que ce soit ici.

— De toute façon, plus rien ne me rattache à cette région. Dès demain, je pars en Auvergne. Ça tombe bien, je n’y suis jamais allée, les montagnes vous oxygènent à pleins poumons, paraît-il.

— Oh, vous prenez des vacances avant de rejoindre votre futur époux ? demande Maître Vianne.

Il se retourne vers son confrère en échangeant un regard étonné.

— Non. Comme convenu, je vais le rejoindre dès demain, à Beaumont, la ville se situe en Auvergne, n’est-ce pas ? Maître Vianne, vous me l’avez indiqué pendant notre échange au téléphone.

Un froid envahit le cabinet. Gênés, les hommes s’adressent un signe de tête entendu. Maître Plissard se gratte la gorge pendant que son homologue se gratte le front.

— Hum... je crains qu’il n’y ait eu un malentendu, Madame Blatte. Lors de votre venue, vous m’avez souligné que les rapports entre votre père et son frère étaient tendus. Vous avez aussi dit qu’ils correspondaient tout de même par courrier postal. Et j’ai pensé que...

— Eh bien, Maître, que se passe-t-il ? m’impatienté-je.

— Votre oncle habitait bien Beaumont et ses terres sont à Beaumont. Beaumont, au Texas.

— Quoi ?

C’en est trop ! Non seulement celui que j’épouse ne daigne pas me voir, mais en plus, il réside de l’autre côté du globe.

— Je ne parle même pas anglais, dis-je dans un état second.

L’idée de partir chemine depuis un bout de temps dans mon esprit, certes, pourtant traverser un océan me semble une épreuve impossible à franchir. Et ma remarque prouve combien ma perception de la situation m’échappe.

— Madame Blatte, je m’en veux terriblement de ce malentendu. Sachez-le si je pouvais faire en sorte que les choses s’arrangent, je le ferais.

Les mots s’entrechoquent dans mon cerveau en miette. L’annonce de la destination me cause encore plus peur que d’épouser un homme que je ne connais pas. Je me suis faite à l’idée de quitter les Landes pour un ailleurs aussi vert. Des amis, je n’en recense aucun à Mont-de-Marsan, de la famille, à part tante Agathe que je souhaite fuir comme la peste, aucun autre membre n’habite la région. En y réfléchissant, la distance importe peu. Les mauvais souvenirs tomberont au fond de l’océan. Adieu France ! Bonjour terre promise. Plus d’un paierait pour fouler le sol du pays où tout est permis, qui plus est en obtenant une maison et un portefeuille bien plein. Bon, le troisième élément en repousserait certaines. Toutefois, je me construis un enclos mental dans lequel je me repasse le film de ma vie.

En un mot : désastreux ! À 18 ans, je quitte mes Landes natales pour la capitale tant adulée par les jeunes. À 25, je me marie avec Sébastien. À 27, je divorce, perds mon emploi de fait, car nous travaillons ensemble. Et je me retrouve contrainte et forcée de quémander asile chez tante Agathe. Mes parents étant morts, mes cousins n’ayant pas de place pour m’accueillir. Je fais bonne figure en arrivant dans le hameau, une ou deux valises et une voiture pour seuls biens. Heureusement, j’ai épargné chaque mois une petite somme quand Sébastien me payait, ce qui n’est pas arrivé souvent. En deux ans, j’ai économisé 2 000 €, somme très vite dilapidée à cause de l’avarice de ma tante. Les aides de l’État, substantielles, me permettent de survivre.

Et puis, un jour, la lettre m’est parvenue.

Six mois déjà.

Le regret de ne pas avoir franchi le pas plus tôt me mine soudain, en même temps, je ne me sentais pas prête.

Pourquoi, le suis-je plus aujourd’hui ? Peut-être pas. Toutefois, j’ai repris du poil de la bête après le divorce, maintenant, je me sens d’attaque pour escalader des montagnes… ou presque.

— Madame Blatte, dites quelque chose, je vous en prie, se mine maître Vianne en voyant mon teint pâle.

— Tout va bien, Maître, je suis prête à partir. Aux États-Unis, dis-je lentement. Je vais épouser ce Scott Blois, et toucher mon héritage. Combien de temps doit-on rester mariés avant de rompre notre union ?

— Comme la clause vous l’indique, une année à

compter de votre mariage.

— Bien !

Je m’illumine. Mes yeux bleus pétillent d’un nouvel éclat. Mon notaire constate la transformation à ma façon de sourire, comme si je complotais un plan machiavélique dans l’optique de revenir riche et célibataire.

— Maître Vianne, prenez votre agenda, s’il vous plaît.

— Vous...

— Notez un rendez-vous pour le 7 août 2018.

— Dans un an ?

— Oui, dans un an et un mois.

Le notaire me fixe dubitativement en se grattant le front, imité par son confrère.

— Si vous n’avez pas d’autres questions, je laisse Maître Plissard s’entretenir avec vous des modalités de votre départ.

Le notaire en question me livre l’adresse exacte, me décrit grossièrement mon futur mari. Selon lui, Monsieur Blois est un homme tout ce qu’il y a de droit et d’honnête, à l’inverse de son oncle de cœur, ses seules folies se bornent à acheter un cheval au feeling. Physiquement, il semble un homme banal, pas très beau, mais pas laid, pas très grand,

mais d’une taille raisonnable. Bref, Scott Blois paraît

Monsieur Tout le monde version américaine.

Maître Plissard me serre la main fermement, ce qui clôt définitivement l’entretien quand midi sonne au clocher de l’église.

En ressortant, un sentiment mitigé s’empare de moi. Je longe les rues et prends le temps de déjeuner dans un troquet où j’avale ma salade en imaginant comment va se passer mon arrivée. Ce Scott... — voilà que je l’appelle déjà par son prénom — a-t-il autant à perdre que moi en refusant ? Bien sûr que oui. Qui n’a pas besoin d’une somme astronomique ?

L’après-midi se déroule à une vitesse phénoménale. Ma voiture appartient désormais au garage L & E. Le garagiste, très compréhensif, m’a donné une somme en liquide moyennant une baisse de prix. Je me dirige vers la gare, en route pour Paris là où j’ai laissé ma vie d’avant. Demain, mon avion décollera en emportant avec lui les restes de ma vie française. Bien accrochée à mon idée de me construire une nouvelle image, je me permets un détour dans un magasin de vêtements.

La boutique regorge de belles tenues, plus belles, plus sexy, plus habillées les unes que les autres. Une vendeuse s’approche en dépendant une combinaison serrée à la taille. Le tissu soyeux valse devant mes yeux éblouis. Adepte du style à mémère, je sais bien que mes fringues n’ont rien d’enviable.

— Elle vous irait à merveille. C’est une pièce unique, nous l’avons commandée à une couturière du quartier, ses autres pièces sont parties comme des petits pains.

— Ce n’est pas mon style. Je suis plutôt jean/baskets si vous voyez ce que je veux dire.

— Le tailleur vous va à ravir aussi.

— Oh !

Le reflet me renvoie une image effacée depuis longtemps. La femme stylée, habillée élégamment dans la psyché me plaît, pourtant je ne l’adopte quasiment jamais.

— J’avais un rendez-vous chez le notaire, réponds-je

en guise d’explication.

— Vous devriez choisir ce style-là, juste un peu plus décontracté pour tous les jours.

— Vous avez gagné, j’essaie la combinaison.

— Attendez, il vous faut des chaussures, les escarpins ne vont pas avec.

La vendeuse dégote une paire de nu-pieds surmontés d’un petit talon carré. Les strass du dessus apportent une touche féminine qui me conquiert d’emblée. Changer de vie implique-t-il de changer de look ?

— Magnifique. Puis-je vous donner un dernier conseil ?

— Oui, allez-y.

— Changer de coupe de cheveux, ils sont superbes, mais regardez les pointes.

Elle me montre les fourches au bout des mèches. Pas étonnant, ma dernière visite chez le coiffeur date de deux ans.

— Je vous remercie pour tous vos conseils.

— Je suis là pour ça !

La jeune vendeuse me dit au revoir sur le pas de la porte en verrouillant. Vu le nombre de paquets qui encombrent mes bras, elle doit jubiler.

À l’écart de la foule, dans le hall de gare, j’ouvre la valise et plie chaque vêtement, puis range les nouveaux à la place des anciens que je distribue à des SDF sur le parvis.

Les deux heures à tuer avant l’arrivée du train s’écoulent dans une sorte de cataclysme cérébral. Entre l’envie de découvrir un monde neuf et le pincement de quitter celui-là, mes pensées se bousculent, s’entrecroisent, pour finalement me libérer d’un poids.

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