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3 - Chapitre 3 - Scott

— Doucement, ma belle ! Allez Feu Follet, on rentre ! Gary a dit qu’il fallait te ménager, ma jolie. Ton petit et toi, vous avez besoin de repos. À l’écurie !

Ma jument trottine joyeusement vers les stalles. Nous stoppons notre promenade un moment sur le haut de la colline. Ce paysage ne me blasera jamais. Il m’insuffle la force qui m’a manqué ma vie entière. Je profite encore du soleil naissant derrière les collines, m’émerveillant de ce spectacle de toute beauté.

— François serait fier de toi, ma plus belle.

Je flatte la croupe de ma jument et remonte vers son ventre rebondi. Son poulain gigote, il en fait déjà voir à sa maman, ça promet !

Feu Follet et moi, c’est une histoire d’amour, une rencontre, une amitié. Elle est née chez un éleveur qui ne donnait pas cher de sa peau. Son exploitation allait fermer ses portes, les autres ranchers des environs se sont précipités sur les plus belles bêtes, de solides reproducteurs ou des pouliches fertiles. Feu Follet n’était qu’une jeune femelle chétive, son allure laissait à croire qu’elle n’aurait d’avenir que dans un manège pour enfants. Mais François a misé sur elle, il disait qu’il ne faut pas se fier aux apparences, et il a gagné son pari. À son arrivée au ranch, on s’est moqué d’elle, de François et de moi. Un an plus tard, Feu Follet défiait les chronomètres, elle époustouflait par sa grâce. Son dressage a été d’une facilité déconcertante, le plus dur étant de ne pas s’attacher, car elle devait être revendue. Aujourd’hui, il est hors de question que ma jument s’en aille ! Elle et moi, c’est à la vie à la mort.

Ma vie, je la donne aussi pour mon sol, ma terre promise, le Texas.

Il possède une âme à part, un rien qui fait beaucoup. Le Texas, c’est un petit pays dans un grand, un monde à part. La dureté de son climat contraste avec la solidarité des habitants. Les Texans, des gens charmants, mais difficiles à contenter. Pour faire partie des leurs, il faut d’abord montrer patte blanche, se faire accepter. Et cela, ici, est un travail de tous les instants, tout comme l’adaptation aux conditions météo.

Soit la chaleur vous terrasse et vous déguerpissez aussi sec, soit ses merveilles vous ensorcellent, et vous posez un pied ici en vous disant que c’est chez vous. L’immensité du désert vous apeure en même temps qu’elle vous hypnotise. À côté de cela, les villes regorgent de modernité.

J’ai réalisé mon rêve ! Je suis au Texas, dans mon ranch… enfin pas tout à fait le mien. François en était le propriétaire. Cet homme farfelu m’a légué la majorité du domaine à la condition que j’épouse sa nièce. Une certaine Anaëlle Blatte. La tournure des événements lors de l’ouverture du testament m’a sacrément secoué. J’empoche une partie de ce que je vois, là, à flanc de colline, si je dis oui au mariage. Tout ce pour quoi j’ai travaillé nuit et jour durant dix années, ne m’appartiendra pour de bon qu’à cette condition. Mais pour se marier, il faut être deux ! Et cette femme n’est pas pressée, car voilà presque un an qu’elle a reçu une notification de son notaire, et n’a pas donné suite.

Je la comprends, qui serait assez fou pour accepter ? Ben… à peu près la moitié de la planète. Vu la récompense à la clé, peu de femmes ne se jetteraient pas sur un million d’euros (puisque François était Français et que ses comptes demeurent là-bas), plus une immense maison. Mais elle ne paraît pas intéressée par l’aspect vénal. C’est vraiment bizarre, d’autant qu’elle vit chez une tante qui n’a pas l’air sympathique selon mes recherches. Ces découvertes restent le fruit de déambulation sur le net, j’ai trouvé çà et là des indices, des bricoles, mais rien ne me dit qu’il s’agit de la vérité à ce jour.

Nous arrivons Feu Follet et moi en bordure du ranch, pas loin des écuries. Frank s’époumone tout près. Sa grosse voix porte si bien qu’elle couvre même le léger vent.

— Scott ! Ramène ta fraise ! Et grouille, j’ai un truc à

te dire.

— J’arrive, il n’y a pas le feu.

En m’approchant de Frank qui répare la clôture vandalisée la semaine dernière, une bouffée de colère remonte. J’en ai marre de ces foutus connards qui s’amusent à endommager les écuries et les barbelés. Depuis un an, ils n’arrêtent pas, et bien sûr, nous n’avons pas les moyens de les courser au moment du crime. Ils s’envolent tels des fantômes n’apparaissant même pas sur les caméras de surveillance. Ça commence à m’énerver sérieusement.

— Tiens, mon vieux, une lettre du notaire pour toi.

Je me frotte le menton, me demandant pourquoi il m’écrit plutôt que de me téléphoner. Nous n’avons eu que de brefs contacts au cours de l’année écoulée. Il reçoit ses clients français à Dallas, une semaine par mois. Aussi, nous avons eu l’occasion de nous voir afin de régler les détails du legs. Toutefois, tant qu’Anaëlle Blatte n’exprime pas son souhait de s’unir, c’est le statu quo.

— Alors, qu’est-ce qu’il raconte ? Elle a dit oui ? Faut qu’elle se bouge le cul ta Française, franchement, elles sont pas toutes à courir après le fric dans leur pays ?

— Attends, laisse-moi lire tranquillement, tu me déconcentres.

— Oh ! Monsieur a besoin de temps, Môsieur veut lire tranquille ! Si j’avais su, j’aurais lu avant toi.

— On n’ouvre pas le courrier de son patron, ça ne se

fait pas ! Bon. Je peux ?

Je désigne la lettre en parcourant les lignes.

— Merde !

— Quoi ? Elle veut pas ? Elle veut tout ? Qu’est-ce qu’elle veut ? C’est bien une Française, cette gonzesse !

Mes yeux se posent au loin. Je me suis attendu à ce jour pourtant, l’émotion grandit. Des tas de films se sont déroulés dans ma tête. Et les scénarios ont tantôt été romantiques, tantôt torrides, d’autres fois, un vrai mélodrame. Je me connais trop bien, mon côté fleur bleue empiète souvent sur mon jugement, malgré mon endurance à me forger une carapace émotionnelle, mes petits travers réapparaissent toujours. En ce moment, aucun risque que je chavire, mon ciel sentimental est plus désert que celui du pays. Alors, bien sûr, mon inquiétude grossit. N’ayant pas ou peu de femmes autour à séduire, j’ai peur de mes réactions en présence d’Anaëlle. Anaëlle. Son prénom m’a déjà conquis. Frank n’arrive pas à le prononcer, cela prête à maintes blagues idiotes.

J’en reviens à l’essentiel en lisant le courrier du notaire. Aussitôt, mes dérives charnelles effacent le principal. Les questions fusent. Comment vais-je agir si elle me plaît ? Saurais-je me tenir à distance ? Parce que oui, j’avoue, j’ai la trouille de m’attacher, de commettre à nouveau les mêmes erreurs et de m’enliser dans une relation vouée à l’échec. Mes erreurs passées me serviront de leçon… enfin, j’espère.

Déterminée, les yeux cherchant l’horizon, j’échafaude un plan dans lequel elle et moi ne nous rencontrerons qu’un minimum. Ainsi, la probabilité de rapprochement s’avèrera nulle et ma ligne de conduite ne subira aucune distraction. Ce mariage, François l’a voulu, moi, je ne veux que ce qui m’appartient. Si pour cela il n’y a qu’un remède, l’isolement, eh bien, qu’il en soit ainsi.

Nous allons nous marier, et dans un an, ciao, la Française ! Je récupère mon dû. La vie reprend son cours.

— T’es parti où, Scott ?

En effet, me voilà à des miles de Beaumont, perdu dans mes pensées.

— Scott ! Atterris, mon vieux.

— Elle atterrit à Jefferson county après- demain.

Ma voix produit un son proche d’un ours en le disant tandis que Frank s’extasie devant moi.

— Cool ! Tout ça t’appartiendra pour de vrai,

mon pote. Tu le mérites.

Pour moi, le ranch m’appartient déjà, j’ai sué sang et eau pour lui, pour le bétail, pour les chevaux. Le morceau de papier attestant de mon droit à régner sur ces terres s’avère juste un point administratif. Point non négligeable quand même ! Car sans, un retour à la case départ me guette. La dot importante me permettra de rebondir, mais rien de comparable à ce que j’ai là. Ma vie s’y trouve, le ranch, c’est ma maison, mon chez-moi, mon port d’attache. Le savoir entre les mains d’inconnus me hérisse le poil. À tout prix, je dois faire en sorte que cela n’arrive pas.

— Hé ! Scott, alors ? Elle arrive après-demain ? Trop cool ! Tu vas te taper une Française pendant un an, ce bol !

— Je ne me taperai personne, Frank, t’entends ! On signe un contrat dans le but de récupérer de l’argent et la maison pour elle, et moi, pour récupérer ce qui m’appartient, voilà ! D’ailleurs, c’est décidé, tu vas la chercher à l’aéroport, ensuite, tu la déposes chez François, et je la verrai un jour avant le mariage, basta ! Rien de plus rien de moins. Je ne veux ni voir son visage avant, ni entendre sa voix, ni connaître quoi que ce soit de cette femme. Elle n’a qu’à se démerder dans la demeure.

— Comment elle va manger ?

— T’es con ! Je vais demander à Amber de remplir son

frigo.

— Et elle va se déplacer comment, ta future femme ?

— On lui prêtera une voiture.

— Tu as réponse à tout ! Et comment tu vas faire devant le maire ? Tu comptes l’approcher ou…

— Bon, tu n’as rien d’autre à faire que de m’emmerder,

Frank ? Répare la clôture avant de griller au soleil.

— Le grand manitou a parlé. Il ordonne de réparer la clôture, se moque-t-il.

Nous repartons, Feu Follet et moi vers les écuries. Ma jument s’essouffle vite ces derniers jours, la naissance est imminente. Le vétérinaire lui a prescrit des vitamines et beaucoup de repos. Mais elle a un caractère si têtu qu’elle a besoin d’une promenade chaque matin. Alors, à deux, nous inspectons les environs de bonne heure, et nous rentrons côte à côte, comme deux amoureux.

Amoureux…

Le mot me rappelle ma future épouse. Je rebondis là- dessus me posant mille questions sur elle. Comment est-elle physiquement ? Ressemble-t-elle à son oncle ? A-t-elle des défauts ? Des qualités ? Vais-je tenir ma promesse de me

tenir à l’écart ?

Plus loin elle se trouvera, mieux je me porterai.

Nous allons faire comme j’ai dit. Frank ira la chercher, Amber remplira le frigo, et je la découvrirai un jour avant le mariage afin d’établir des règles strictes. Pas de contact physique. Pas de copinage. Pas de discussion plus longue qu’il se doit. Nous ne parlerons que de choses nécessaires. Fort de ces résolutions, je marche vers les stalles et déharnache ma jument.

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