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4 - Chapitre 4 - Anaëlle

Je vais redémarrer ma vie d’un bon pied, il faut que je voie ce défi ainsi. L’année de mariage avec Scott ne sera qu’une parenthèse, un point de suspension vers une existence mille fois meilleure.

Résolue à puiser la force de parvenir à mes fins, j’inspire à fond. Mes poumons se gorgent de l’air piquant de la gare. Pendant que je regarde tout autour de moi se dérouler les adieux touchants qui ne m’atteignent plus, le quai se transforme en grand brouhaha cotonneux. Le chaland des voyageurs se déroule, et une seule pensée m’obsède, celle de ma destination finale, c’est-à-dire, mon retour dans treize mois. En allant signer mon affranchissement définitif chez Maître Vianne, je toucherai à la phase finale de mon plan. Un petit tour chez tante Agathe finalisera ma revanche, si tant est que la vieille chouette vive encore d’ici là. Entre-temps, le train me sort de mes prévisions.

Le grincement des roues sur les rails me recadre totalement.

Les portes béent à peine que les gens pressés se hâtent de courir vers leur foyer. Il est plus de dix-neuf heures, et un temps, j’ai été comme eux, impatiente de rentrer à la maison.

Mais en ce 7 juillet 2017, l’avenir me sourit outre Atlantique. J’enjambe l’espace entre la marche et le quai, dépose mon bagage dans le carré prévu à cet effet et m’assieds en collant mon épaule à la fenêtre. Le TGV enfile les kilomètres d’une traite, et le temps coule sans que je m’en rende compte. Plongée dans le manuel du parfait apprenti en anglais, les heures meurent vite.

L’autre gare se profile à l’horizon.

Les habitudes des Parisiens me font toujours rire, ils s’activent, se dépêchent, à toutes heures, la fourmilière grouille. Si l’on souhaite un répit dans cette agitation constante, il faut s’y rendre à une heure tardive. Sauf que là, personne ne s’attarde, les mauvaises graines maraudent et ne vous octroient pas de possibilité de goûter au calme.

Maintenant sur le quai, la foule s’évanouit aussi vite qu’elle s’est agglutinée. Mon avion ne part que demain, alors j’ai le choix entre une chambre d’hôtel près de l’aéroport ou de la gare. À l’instant où je me décide, une voix sortie d’un passé qui paraît lointain me hèle.

— Anaëlle, c’est toi ma belette, mais oui, c’est toi !

Je pivote sur moi-même afin de tendre l’oreille, puisque cette voix m’est familière. Elle redit mon prénom, un peu plus fort.

— Sophie ?!

Sophie, mon ex-belle-sœur, rivale attitrée de son frère, est aussi excentrique que son cadet est coincé. Avec un corps de déesse, des cheveux roux et des yeux noisette tirant sur le doré, la moitié de la foule se retourne sur son passage. Transie par l’émotion de la revoir, mes jambes se collent au sol. Nous nous sommes quittés en presque bons termes malgré la trahison de son frère, et de son manque de classe lors de notre rupture. Toutefois, l’entente cordiale que nous

affichions alors n’avait rien à voir avec de l’amitié. Donc, cette démonstration de mamours ne me dit rien qui vaille.

— Ma chériiiiiieeee, comment vas-tu ? Tu aurais pu

m’appeler, dis donc !

Je ne l’ai pas appelée ? Heu, peut-être parce que revoir la sale tête de son frère ne m’a pas tenté ou peut-être parce qu’on n’a jamais eu quoi que ce soit à se dire d’intéressant. À part ces petits détails, c’est vrai, j’aurais pu l’appeler pour lui raconter comment j’ai croupi chez tante Agathe jusqu’à hier.

— Sophie ! Quelle coïncidence !

Va-t-elle me lâcher la grappe ? Rien n’est moins sûr. La connaissant comme je la connais, elle va me saouler jusqu’au bout de la nuit si je ne l’en empêche pas. Papoter du bon temps, enfin du mauvais, comme on veut ne m’enchante guère. En plus l’horloge tourne, et plus mes chances de louer une chambre s’amenuisent. Elle parle, jacasse, piaille, de tout, de rien, de sa vie sans intérêt, du moins à mes yeux. Mais un mot me saute aux oreilles…

— Et c’est comme ça que j’ai appris que tu t’envoles toi aussi pour les States. C’est cool.

Retour arrière, s’il vous plaît, replay, l’épisode d’avant pour que je puisse remettre les choses dans l’ordre.

— Tu veux dire que…

— Oui. Exactement ! Je prends le même avion que toi, ma chérie. En première classe, please, crâne-t-elle.

Sauvée. Mon billet est retenu pour la classe économique. Le prix a été avancé par le notaire, vu que mon maigre pécule ne paie pas la moitié de la somme, surtout maintenant que j’ai dévalisé les magasins avec l’argent de la vente de ma voiture.

— Bon, à demain, à l’airport, chante Sophie en anglais.

— À demain, répété-je sans avoir vraiment compris l’affaire.

Je me contente de lui claquer une bise sur chaque joue, en m’enfuyant et en priant pour que nous ne nous croisions pas au départ. Comment a-t-elle appris que je pars ? Et cette rencontre fortuite, en est-elle une ? J’ai cru entendre que Maître Plissard, qu’elle appelle par son prénom a ébruité mon affaire. Plus tard, le notaire de mon futur mari et moi mettrons les choses au clair. Comme on dit, « le monde est petit », et là j’ai l’impression qu’il est minuscule.

L’intermède Sophie se clôt tandis qu’elle prend le chemin de la sortie. Je reste comme une conne dans le hall avec l’impression désagréable d’avoir rêvé cette étrange conversation. Reprenant conscience de l’heure tardive, mon ex-belle-sœur passe aux oubliettes. Parant au plus pressé, je m’en vais en quête d’une solution de couchage pour la nuit. Quelques clics sur mon téléphone m’offrent différentes possibilités. La liste des hôtels disponibles n’est pas très folichonne. Soit l’on me propose des chambres hors de prix soit des trous miteux. J’opte donc pour une chaîne hôtelière à bas prix avec pour certitude que l’endroit est propre, même si le luxe n’est pas au rendez-vous. De toute façon, toute ma vie, j’ai vécu simplement, sans demander la lune, le minimum me suffit. Toutefois, la maison d’Agathe se range dans la classe inférieure à mes goûts élémentaires. En secouant la tête, j’étouffe ma rage et m’astreins à poursuivre mon périple en effaçant mes malheurs passés. Mon pas déterminé perce le silence de la gare qui s’endort sommairement. Les trains se raréfient, le flux de voyageurs aussi. Les ivrognes squattent les bancs, les vagabonds s’installent sur le parvis, endormis à leurs pieds, leurs chiens ronflent paisiblement. Je traverse cette population de la nuit en me dirigeant vers la station de taxis. Le chauffeur somnole sur son volant, une musique de fond sonorise l’habitacle quand je tape un petit coup à la vitre. Réveillé par mon intervention, le chauffeur me sourit, et m’invite à entrer pendant qu’il charge mes valises dans le coffre.

Le trajet ne prend qu’une demi-heure, un vrai record pour celui qui a vécu l’enfer des embouteillages parisiens.

Tellement éreintée par les récents événements, je raye de mon esprit les imbéciles qui me pourrissent la vie. Dès l’installation dans la chambre d’hôtel, me voilà une nouvelle femme, fermement résolue à bouleverser le cours des choses. Une petite appréhension me tord le ventre, car le changement va être brutal. Un nouveau pays, une nouvelle vie, et surtout… un mari. Curieusement, ce qui me terrorise le plus reste l’éloignement de ma patrie d’origine. Le fait de s’unir à un inconnu provoque moins de stress que la notion de distance. Les détails du quotidien me font plus peur que de dire oui à un homme dont j’ignore tout. Mes lacunes linguistiques me terrifient, l’ignorance des habitudes texanes me pétrifie. J’aime parler aux gens, les côtoyer, enfin, cela ne s’avère plus vraiment vrai. Les mois de réclusion chez ma tante m’ont totalement changée en ermite. Cela aussi va changer ! J’ai l’intention de me mêler à la population dès mon arrivée, de me faire ne nouveaux amis. Peut-être saurais-je en trouver d’authentiques, pas comme les faux jetons, pas comme… grrr. Il me faut absolument retrouver le calme et m’enlever de la tête tous ceux qui ont contribué à ma chute libre.

La douche me paraît un moyen acceptable de me déstresser. La cabine ressemble à un cube, mais l’eau coule avec un bon débit massant mon cou et noyant mes craintes dans le siphon. Après un second shampoing puis un soin, le lit me réceptionne. Dans la minute qui suit, le sommeil m’enveloppe.

Au matin, le confort low-cost m’a quand même permis de récupérer mes forces. J’ai dormi huit heures d’affilée. Le calme du hameau ne m’a pas manqué, la musique des voitures sur le périphérique a bercé ma nuit. Et c’est reposée que je m’apprête à avaler mon petit déjeuner dans la salle commune. Les gens se pressent autour du buffet, des enfants survoltés obligent leurs parents à hausser le ton, et dans ce méli-mélo de conversations dans des langues inconnues, une voix se rapprochant de celle de Sophie me pique. Elle me rappelle notre discussion d’hier à la gare. Je me verse une tasse de thé et remplis mon plateau de pain et de confiture en essayant désespérément de taire ce pressentiment désagréable.

Cette rencontre n’a rien de normal. À la croisée d’une autre vie, un pan de l’ancienne percute la prochaine. Comment l’expliquer ? Et comment donner une explication rationnelle à la relation entre Sophie et maître Plissard ? Lors de mon rendez-vous à Mont-de-Marsan, il ne m’a paru aucunement attaché à un membre de mon ex-belle-famille. La raison me perd. Bien sûr qu’il ne l’a pas clamé sur tous les toits. Et sur ce point-là, je suis perdue, totalement larguée. D’abord, comment se sont-ils rencontrés ? Si toutefois le hasard a contribué à leur rapprochement, ce sur quoi je doute fort, il se peut que le notaire ait bavardé et ait révélé les motifs de mon départ. Sophie a donc pu confier à son frère que je me remarie. Plissard lui a-t-il aussi dit pourquoi j’accepte ce testament ?

Je ressasse ces interrogations jusqu’à ce que l’hôtesse annonce la venue de la navette dans quinze minutes. Avant de m’envoler vers mon avenir, un frisson de peur me gagne. En même temps, le goût du risque me donne la chair de poule. Ce défi, je me le lance, et je le remporterai.

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