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Les gardiens
Les gardiens
Auteur: Lakhita

Chapitre 1

Je me retournai pour jeter un dernier coup d'œil autour de la pièce. L'endroit semblait beaucoup plus vide à présent. Il n'y avait pas de pull sur ma chaise, pas de livres à côté de mon lit. C'était comme si la pièce avait perdu toute son identité. Comme s'il avait été pillé de toute originalité. J'aurais pu voir cela comme un nouveau départ, un vide que je pourrais combler comme bon me semble. Mais j’en étais incapable. J'avais vu à quoi ressemblait l'endroit. Je m'étais approprié l'espace et maintenant c'était comme si je n'avais pas existé.

Mon cœur se serra et un soupir m'échappa. Il n'y a pas d'autre solution imaginable. J’hochais la tête et fermais une dernière fois la porte derrière moi. Je traversais la cuisine mes pas brisant le silence pesant qui y régnait. Un homme était assis à table et une femme se tenait près de l'évier en face de lui. L'homme avait laissé pousser sa barbe récemment. Il avait tout abandonné dans sa vie et n'avait même plus la force de raser sa barbe rousse. Quant à la femme même si je ne voyais que son dos, je savais qu’elle était bien trop pâle, bien trop faible pour cet homme. Son inquiétude était lisible dans les plis sous ses yeux ainsi que dans la façon dont son poids diminuait de jour en jour. Avec votre départ, ils pourraient vivre en paix. C'était triste mais vrai. Sans moi, leur vie serait plus simple et plus calme. C'était tout ce que je souhaitais pour eux.

Le bruit de mes pas résonna dans le couloir et la femme tourna son regard vers moi. L'homme quant à lui ne bougea pas d'un pouce. Il resta les mains posées sur son verre, le regard fixé sur la table de bois. Je suis resté là quelques instants à attendre quelque chose. Qu'est-ce que tu attends ? Je ne le savais même pas. J'attendais un signe. Un sourire. Un mot. Je voulais juste avoir quelque chose à quoi m'accrocher. Un dernier souvenir prouvant qu'ils m'aimaient. Mais l'homme ne fit rien. J'avais l'impression d'être invisible pour lui et je devais admettre que je me sentais stupide d'avoir espéré quoi que ce soit. Je me tournai donc vers la femme qui avait les larmes aux yeux. Je lui souris doucement puis pris mon sac et me dirigeai vers la porte d'entrée. Personne ne m'arrêta alors je l'ouvrais en grand et suis sortis une dernière fois.

Une fois la porte fermée, je me suis retournée vers elle et je suis restée quelques instants à l'observer abasourdie. Tu te fais mal... Je fermais les yeux un instant en disant au revoir. Je n'allais pas revenir. J'avais vécu dans cette maison toute ma vie et j'allais la quitter pour de bon. Je ne pouvais pas m'habituer à cette pensée. Je me redressai enfin et tournai les talons. Mon moment de faiblesse était passé. Je n'avais aucune marge d'erreur là où j'allais.

Mon petit village n'était pas loin du port donc je m’y retrouvais très rapidement en empruntant un chemin sablonneux. Dès le début de ma promenade, j'ai pu apercevoir le bateau au loin. Sa taille n'est pas passée inaperçue et le monstre est devenu de plus en plus énorme au fur et à mesure que j'avançais. Le port était encore plus vivant que d'habitude et je devais me diriger vers la queue. En attendant mon tour, je levai les yeux vers le navire. Ce navire imposant et richement décoré ne m'inspirait pas beaucoup confiance. Je le trouvais beaucoup trop beau, beaucoup trop brillant. Je craignais qu'il n'y ait rien derrière ces apparences et que le bateau coule d'emblée. Mais mes craintes n'étaient pas fondées. Ils n'allaient pas nous laisser mourir. Du moins pas maintenant. Si le gouvernement mettait de l'argent quelque part, c'était dans la garde. Ils devaient se protéger des démons qui rôdaient autour d'eux. En parlant de démons...

« Regarde où tu vas. »

Je me suis retournée, intriguée par la voix froide et cassante que je venais d'entendre. Des sacs étaient étalés sur le sol et une fille de mon âge à l'âme orange les ramassa les joues rouges. Un jeune homme du même âge la dominait de toute sa taille. Son regard sombre ne le rendait pas du tout sympathique. La jeune fille ne savait pas où se tenir. Je l'ai vue pencher la tête contre ses épaules tremblantes. Personne n'a osé aller l'aider alors que le jeune homme continuait de la harceler en donnant des coups de pied dans ses sacs pour les faire voler plus loin. Je serrai le poing avec irritation. Je n'aimais pas du tout le sourire satisfait et amusé sur le visage du garçon. Ce jeune homme n'avait rien d'imposant. Il était juste pitoyable. Je ne voyais pas pourquoi tout le monde tremblait en sa présence. Il était certes très grand avec de larges épaules soulignées par sa veste en cuir, pourtant il ne pouvait se mesurer seul face à dix hommes. 

N'interviens-tu pas ? Je secouais ma tête. Pourquoi ? Je ne devrais pas m'en mêler. Je dois être discrète. Je ne peux pas attirer l'attention sur moi, c'est trop dangereux. Je me retournai en continuant d'attendre mon tour en silence mais je ne pus chasser l'image que j'avais vue de ma tête, d'autant plus que je continuais d'entendre la voix du jeune homme qui détruisait verbalement la pauvre fille. Elle devait sûrement avoir les larmes aux yeux, honteuse et blessée mentalement en le suppliant d'arrêter. Je me mordis la lèvre inférieure.

Après tout, je n'étais plus sous la responsabilité de mes parents. Ils m'avaient dit toute mon enfance que je ne pouvais pas me faire remarquer. Ils m'ont interdit de jouer dehors avec d'autres enfants de peur que je me trahisse. Mais je n'étais plus une enfant. J'avais 18 ans à présent et j'étais responsable de mes actes. J'ai pu cacher mon secret jusque-là. Je l'avais fait toute ma vie, ce n'était pas aujourd'hui que ça allait m’échapper.

Je me suis retournée soudainement et je suis sortie de la file. Je marchais d'un pas déterminé mais lent vers la jeune fille qui remarqua mon arrivée et me lança un regard soulagé et reconnaissant. Le jeune homme me remarqua aussi. Il a été troublé pendant une seconde que quelqu'un intervienne et surtout que ce soit moi, mais très vite il a retrouvé sa colère habituelle.

« Reste à ta place, ce ne sont pas tes affaires. »

J'ai aidé la fille à se lever sans regarder le garçon, puis j'ai commencé à ramasser les sacs éparpillés et les affaires qui en tombaient. La fille aux cheveux longs, blonds et fins m'a aidée voulant partir le plus vite possible. Le jeune homme souffla amusé en nous voyant ramasser les affaires.

« A genoux dans la poussière devant un Delcart. Tu es vraiment une Carter. »

Inspire. Je n'ai rien dit, déterminée à ne pas répondre à ses moqueries. J'étais plus forte que cela. Le jeune homme s'agenouilla à ma hauteur avec un demi-sourire amusé.

« Tu as décidé de rejoindre la garde aussi ? Penses-tu vraiment qu'un Carter peut survivre à l'entraînement ? »

Comme il me bloquait le chemin, j'ai dû lever les yeux vers lui.

« C'est toi qui es agenouillé dans la poussière maintenant. »

Le Delcart rit de bonne humeur. Le sourire qu'il affichait était éclatant et chaleureux. Si je ne l'avais pas connu depuis toujours, j'aurais pu me tromper à son sujet.

« Intéressant. J'ai l'impression que je ne vais pas regretter d'avoir été bénévole. »

Je me suis levée et l’ai contourné. Je pris le dernier sac et le tendis à la jeune fille qui me sourit encore une fois reconnaissante.

« Merci...

-Tu ne dois pas laisser des aristocrates imbus d'eux-mêmes te marcher dessus. Tu vaux plus que cela. »

La blonde hocha vigoureusement la tête. J'entendis l'aristocrate en question rire derrière moi. Il n'y avait rien d’amusé ou d’amical dans son rire. Il donnait simplement des frissons dans le dos tellement il était menaçant.

« Un aristocrate imbu de lui-même ? Allons Laula, ne me connais-tu pas mieux que cela ?» 

Je me tournai vers lui avec dédain. Oui, je le connaissais depuis toute petite. Il avait toujours été comme cela. Imbu de lui-même et égocentrique, tout cela seulement parce qu'il avait eu la chance ou plutôt la malchance de naître dans la famille la plus riche du village. Il s'était détérioré au fil des années et était passé de un petit peu ennuyeux à très dérangeant. Une rumeur circulait dans le village selon laquelle sa famille élevait des démons. Je n'avais eu aucun mal à y croire. Tout le monde se méfiait de lui et de son nom. Je n'avais pas eu le droit de lui tenir tête. Mes parents m'avaient formellement interdit à cause de mon secret mais aussi et surtout à cause de sa famille par peur de représailles.

Mais il a également rejoint la garde. Cela changea tout. Peut-être que je n'aurais pas dû changer. J'aurais dû continuer à rester chez moi et il m'aurait ignorée. Ce n'aurait pas été la première fois. Mais maintenant j'avais capté son intérêt. Je n'avais pas peur de lui mais je ne voulais pas particulièrement qu'il m'ait dans sa ligne de mire non plus. Et puis tant pis, je devais réagir. J'aurais dû le faire bien avant. Nous étions tous humains. Il n'était supérieur à personne. Surtout maintenant qu'il avait perdu son titre pour rejoindre la garde et devenir un soldat comme moi. C’étaient sûrement ses parents qui l'avaient forcé. Eux aussi devaient en avoir assez de sa personnalité. Même si ses parents n'étaient pas mieux que lui...

« Oui. Malheureusement, je te connais, Estevan. »

Je n'avais rien à ajouter. J'avais tout dit. Je lui ai tourné le dos et avec la fille je me suis remise dans la queue en attendant à nouveau mon tour. Estevan laissa échapper un autre rire avant de se positionner derrière nous dans la file.

« La façon dont tu as prononcé mon nom m'a blessée, Laula. » 

Je décidai d'ignorer Estevan et me tournai vers la blonde. 

« Est-ce que tu vas aussi rejoindre la garde ? » 

La femme m'a souri timidement mais elle n'eut pas le temps de répondre car Estevan dit :

« Ils prennent vraiment n'importe qui. » 

Je me retournai, ce qui le fit sourire. J'aurais peut-être dû continuer à l'ignorer, mais je n'avais pas l'habitude de l'entendre autant parler. En général, je le voyais une fois par semaine lors de ses méfaits mais ne l'entendais qu'en arrière-plan. Je n'ai jamais eu de vraie conversation avec lui. Pas même une simple discussion. Je ne savais même pas qu'il connaissait mon prénom. 

« Après tout ils t’ont pris aussi. » 

La blonde à côté de moi fut amusée par ma réplique et cacha son sourire en se mordant les lèvres. Quelqu'un rit derrière Estevan mais lui n’essaya pas du tout de le cacher. Estevan se retourna, le regard froid et menaçant comme d'habitude. Ce garçon était définitivement bipolaire. Moi aussi, je regardais par-dessus l'épaule d'Estevan derrière qui se trouvaient trois jeunes hommes de notre âge. Le plus proche de moi était celui qui avait ri. Un jeune homme légèrement plus petit qu'Estevan. Avec une âme brune, brillante que je n'avais jamais vue auparavant et des cheveux bruns bouclés assez courts. Avec un large sourire et des yeux rieurs. Il leva une main en signe de paix quand Estevan croisa son regard. 

« Je suis désolé pour toi mec. Visiblement, la jeune femme ne t'aime pas trop. » 

Je fronçais les sourcils. Jeune femme ? Je n'avais jamais vu ce garçon auparavant. Il ne pouvait pas venir d'ici, vu comment il s'adressait à Estevan. Ou il était suicidaire. Estevan était tout aussi déconcerté que moi. C'était évidemment son jour. Deux personnes d'affilé lui parlaient mal. Estevan haussa un sourcil, commençant à être vraiment irrité. Je sentis son envie de se battre grandir dans la seconde.

« Et tu viens d’où, toi ? demanda Estevan à l'inconnu de sa voix froide. » 

Le sourire amical de l'intéressé s'élargit. Son sourire n'était ni forcé ni excessif. Il était juste de bonne humeur. 

« Ravi de vous rencontrer, je m'appelle Clément. Je viens de Rohanburg. Et voici mes amis : Anzo et Stelian. » 

La blonde à côté de moi haussa les sourcils de surprise. L'inconnu venait d'une île à l'ouest. Je ne savais pas à quoi ressemblait la vie là-bas. Je n'avais jamais voyagé. En fait, personne ne voyageait beaucoup. Le danger planait toujours de rencontrer des démons si nous sortions des murs de protection, il était donc plus sûr de rester dans la société. Les îles étaient plus difficiles à défendre. Le garçon devait être issu d'une famille de gardiens. Il devait avoir été formé toute sa vie pour devenir à son tour membre de la garde. Estevan allait avoir de la concurrence, lui qui n'était qu'un simple riche de campagne.

Je jetai un coup d'œil au riche aristocrate et souris en voyant qu'il semblait s'en être rendu compte. 

« Je vais te donner, Clément, quelques conseils puisque tu es nouveau ici et que visiblement tu ne sais pas encore comment ça marche. »

Clément sourit avec reconnaissance mais je voyais bien qu'il savait ce qu'Estevan allait lui dire. Il n'avait pas l'air vraiment naïf. Je me demandais s'il ne se moquait pas ouvertement d'Estevan.  

« Ne t’étale pas trop sur ta vie. Tout le monde s’en fiche. » 

Clément hocha la tête avec un sourire narquois. 

« C'est noté merci mec. »

Je souris quand je vis l'irritation sur le visage d'Estevan. De toute évidence, ces deux-là n'allaient pas être amis. En même temps, je n'avais jamais vu Estevan être ami avec qui que ce soit. Il ne faisait que traumatiser les enfants ainsi que les adultes toute la journée. Jamais un mot gentil ou un sourire sincère et purement amical. Je me demandais s'il ne s'ennuyait pas. Après tout, notre village était petit. Il avait déjà agacé presque tout le monde dans le coin. Personnellement, il m'avait harcelée une fois aussi.

Je l'avais croisé par hasard à l'âge de six ans. Il avait été avec sa famille tout comme moi. Il m'avait criée dessus et m'a insultée. J'étais sur le point de répondre quand mon père a mis sa main sur ma bouche. Je me souviendrai toujours de ce jour. Cela résumait assez bien mon existence. Depuis, j'avais réussi à ne plus jamais croiser le chemin d'Estevan et j'allais très bien. Arrêter de se plaindre. Le passé est le passé. Je ne me plaignais pas de mon sort. J'avais honte de me laisser aller et j'avais honte d'avoir pris l'habitude de me cacher. J'étais déterminée à trouver ma place et à ne pas me laisser piétiner. J'avais juste besoin de temps.

Alors que j'étais perdue dans mes pensées, le regard de Clément me ramena à la réalité. Il m'avait regardée pour la première fois depuis le début de l'échange comme s'il ne m'avait pas remarquée jusque-là. Au même moment Estevan se retourna frustré et n’aima pas me voir retournée aussi. 

« Qu'est-ce que tu regardes ? me demanda-t-il violemment. » 

Je roulais des yeux avant de me retourner. Puis j'ai réalisé que je m'étais promis de ne plus me cacher. J'allais encore faire demi-tour pour dire à Estevan ses quatre vérités quand ce fut à mon tour de monter sur le bateau.

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