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2 - "Tu essaies toujours de me faire croire que tout va bien, alors que c'est loin d'être le cas"

J’ai eu envie de mourir en montant les escaliers. Encore un rendez-vous avec un psy ! J’en avais assez, à force ! Les psychologues n’étaient d’aucune utilité. J’en avais eu la preuve.

Je me suis assise sur une chaise dans le couloir vide que je connaissais par cœur. En presque dix mois, j’étais venue une vingtaine de fois. Toujours pour dire la même chose. Rien n’avait changé malgré tous ces rendez-vous. Alors, pourquoi continuer à voir un psy ?

La porte du bureau s’est ouverte sur un homme d’une quarantaine d’années, grand, les cheveux bruns un peu ondulés, une barbe de trois jours et des lunettes carrées noires. Il portait une chemise bleue, un blazer gris et un pantalon noir habillé. Un psy dans toute sa splendeur.

— Roxanne ? (J’ai acquiescé d’un signe de la tête.) Je t’en prie, entre.

Le bureau avait un peu changé. Il y avait plus de tableaux et de plantes. Il y avait aussi un canapé, contre le mur.

— Les choses ont changé, ici, depuis vendredi.

— En effet. Le changement est une bonne chose.

— Il y a même le petit canapé ! Décidément, c’est comme à la maison, ai-je ironisé.

Il a souri en me proposant de m’asseoir dessus.

— Je veux que ceux qui viennent me voir se sentent à l’aise. Si c’est « comme à la maison », j’ai atteint mon but.

Non, ce qu’il voulait surtout, c’était copier les psys qu’il voyait à la télé. Mais pas sûr qu’il y arrive.

— J’ai lu ton dossier, Roxanne, m’a-t-il informée en s’asseyant face à moi. Et je dois t’avouer que je suis assez surpris.

— Pourquoi ?

— Au vu de ce que j’ai lu, je m’attendais à rencontrer le stéréotype d’une rebelle. Mais quand je te vois, j’ai plutôt l’impression que tu es une jeune fille sage.

— Non, je vis juste chez mes grands-parents.

Mais qu’est-ce qu’il croyait ? Même si l’envie me prenait soudain de symboliser ouvertement le stéréotype de la fille rebelle en me faisant un tatouage ou un piercing, je ne pourrais pas aller au bout du projet. Mes grands-parents mourraient d’une crise cardiaque. Je ne voulais pas être responsable d’un truc pareil. Et je ne voulais pas qu’un truc pareil arrive tout court.

— Peux-tu me dire pourquoi tu as décidé de vivre avec tes grands-parents, Roxanne ?

— C’est écrit dans le dossier, non ?

— Oui, mais j’aimerais te l’entendre dire.

— Vivre ballottée entre mes parents était hors de question. Mes grands-parents, eux au moins, sont dignes de confiance.

Il a pris un air plus intéressé. De toute évidence, je venais de dire quelque chose qui plaisait à son esprit de psy.

— Qu’entends-tu par « dignes de confiance » ? Qu’est-ce qui fait que tes parents ne le sont pas ?

J’ai fait la moue en m’affaissant dans son canapé. Je n’avais pas envie de parler de ça avec lui. En fait, moins je parlais de tous ces sujets qui fâchent, mieux je me portais. Mais, non, voilà que j’étais obligée de me confier à cet illustre inconnu pour répondre aux exigences d’un proviseur qui ne comprenait rien à rien ! On ne pouvait pas faire pire.

— Mes grands-parents ne se comportent pas comme des gamins, contrairement à mes parents. Ils ne me considèrent pas comme un trophée que le meilleur doit remporter.

Il a hoché la tête.

— Est-ce pour te venger de tes parents que tu fais n’importe quoi au lycée ?

— Je fais « n’importe quoi », comme vous dites, parce que tout le monde ici me saoule. Vous aussi, vous me saoulez.

Il n’a pas semblé énervé, contrairement à ce que j’espérais. Il a gardé la même expression calme, intéressée.

— Saurais-tu pourquoi ?

— Pourquoi vous me saoulez ? C’est très simple : vous me posez tout un tas de questions inutiles auxquelles je préfèrerais ne pas répondre !

— Ce n’est pas la réponse à laquelle je m’attendais ! s’est-il écrié en riant.

Ce n’était pas la réaction à laquelle je m’attendais non plus. Franchement, ce psy n’était pas très normal.

— Je voudrais plutôt savoir pourquoi tu es lasse de tout ici.

— Ce n’est pas comme si je m’étais un jour posé la question. Le lycée me fatigue, c’est tout.

Il s’est tourné vers son bureau et s’est emparé d’un petit carnet et d’un stylo. Il s’est ensuite mis à noter quelques mots.

— Dis-moi, Roxanne, est-ce que tes parents attendent de toi que tu fasses de longues études ?

— Oui, bien sûr. La fac et tout le toutim. Enfin, c’est surtout mon père qui attend ça de moi.

— Je vois… Et c’est quelque chose qui te convient ?

J’ai haussé les épaules en regardant mes ongles.

— Disons qu’avec mes notes, il faudra un miracle pour que ça se produise. Je pense qu’il faut penser à un plan B.

Il a encore noté quelque chose dans son carnet, puis a déclaré :

— Eh bien, merci, Roxanne. J’ai ce qu’il me faut. Nous nous reverrons après-demain.

J’ai écarquillé les yeux, sentant ma mâchoire se décrocher. C’était déjà fini ? Et il fallait réitérer l’exercice ?

— Sérieusement ? Ça se termine comme ça ? Et est-ce qu’on est vraiment obligés de se revoir ? Je veux dire, ça ne sert à rien. J’ai beaucoup vu l’ancien psy, et rien n’a changé.

— La différence, c’est que je ne suis pas l’ancien psy. Tu vas voir que nous ne fonctionnons pas du tout de la même façon. On se revoit dans deux jours.

O.K. De toute évidence, ce n’était pas la peine d’essayer de négocier. Les psys ne négociaient pas.

— À treize heures, d’accord ? N’oublie pas.

Et je mangeais quand, moi ? Bon sang !

Je suis sortie sans demander mon reste.

J’allais continuer mon chemin quand j’ai aperçu Vince, assis sur la chaise que j’occupais quelques minutes plus tôt.

— Mon pauvre ! Toi aussi, tu as rendez-vous avec lui ? me suis-je écriée en le rejoignant.

Il a levé la tête vers moi et a souri légèrement, ses yeux se promenant sur mon visage.

— Quoi, il est si terrible que ça ?

— Ben… c’est un psy, quoi. C’est dommage, parce qu’il avait l’air sympa.

— Dommage ? a-t-il répété en se levant.

— Il a gâché son potentiel en devenant psy.

Mon interlocuteur a éclaté de rire, puis a posé une main sur mon épaule. Sans prévenir, un frisson m’a traversée tout entière, de la tête jusqu’aux pieds. Je n’avais jamais ressenti un truc pareil.

— Je lui dirai.

— Arrête ! Non seulement, il va m’avoir dans sa ligne de mire, mais en plus, il va te ficher aussi.

— Pas de problème, je sais le gérer.

Je l’ai dévisagé sans comprendre.

— C’est mon père.

— Tu es le fils du psy ?! me suis-je récriée, horrifiée.

Oh, c’était tellement dommage ! Il n’avait pas eu de chance en naissant fils de psy. En tout cas, moi, à sa place, je n’aurais pas aimé.

— Dans ta bouche, ça sonne comme le pire des défauts.

C’était le pire des défauts !

— Tu n’as pas choisi…

— Ce n’est pas si horrible que ça, tu sais. Et puis, mon père est quelqu’un de bien.

C’était un psy.

— Je n’en doute pas. Bon, il faut que j’y aille. Ma grand-mère m’attend. À demain.

Il a hoché la tête, l’air un peu déçu. J’avais sans doute été un peu trop brusque. Après tout, il était nouveau et il ne l’avait pas choisi, son père.

Mais de toute façon, je n’avais pas besoin d’être gentille avec lui, ni de lui parler. J’étais seule contre tous depuis presque un an ; le rester ne me dérangeait pas. Je n’avais pas besoin d’un ami. Surtout s’il était beau comme Vince Lewart. Et s’il avait en prime un psychologue en guise de père.

J’ai hoché la tête, convaincue.

La maison n’était qu’à dix petites minutes du lycée. C’était plus ou moins pratique. Les points forts étaient simples : je pouvais me lever plus tard que tout le monde et je pouvais rentrer plus vite chez moi, ainsi qu’y passer mes heures libres. Mais il y avait aussi des points faibles : je n’avais aucune excuse pour être en retard ou sécher les cours, et je ne pouvais pas changer de lycée.

— Je suis rentrée, mima !

— Coucou, ma puce.

Ça sentait bon la tarte aux pommes. Parfait. Me goinfrer des pâtisseries de ma mamie était ce que j’aimais par-dessus tout, surtout quand j’avais passé une mauvaise journée.

J’ai posé mon sac sur les escaliers et me suis précipitée dans la cuisine. Ma grand-mère était assise autour de la table, en train de remplir une grille de mots croisés. Je lui ai embrassé la joue avant de m’asseoir à côté d’elle.

— Tu as passé une bonne journée ? m’a-t-elle demandé en levant les yeux vers moi.

Elle me posait cette question tous les jours. Elle n’avait pas l’air de se rendre compte que la réponse que je lui donnais tout le temps était fausse.

— Oui. Et toi ?

— J’ai rendu visite à une vieille amie. Nous avons bien ri. Je lui ai promis que je te la présenterais.

— Ah bon ? Tu la connais depuis longtemps ?

— Oui, très longtemps. Nous étions collègues, à une époque, puis elle a été mutée et nous nous sommes perdues de vue. Elle est revenue pour sa retraite il y a un an.

C’était bien que ma grand-mère retrouve une vieille amie. Même si sa vie sociale était bien plus remplie que la mienne, je ne pouvais que me réjouir pour elle.

— Ça sent trop bon, mima ! Tu sais toujours quoi faire pour me remonter le moral.

— Te remonter le moral ? Je pensais pourtant que tu avais passé une bonne journée.

Oups, elle m’avait eue. Ou plutôt, je l’avais laissée m’avoir, lui tendant une perche longue comme la muraille de Chine.

— Tu ne veux jamais me dire ce qui se passe à ton lycée, Roxanne. Tu essaies toujours de me faire croire que tout va bien, alors que c’est loin d’être le cas.

Ah ça, c’était loin d’être le cas, oui ! Mais je ne pouvais pas le lui avouer. Je ne voulais pas la décevoir, ni l’embêter avec mes problèmes.

— C’est juste que je ne veux pas être un plus gros poids que je ne le suis déjà.

Elle a complètement abandonné son stylo et son journal pour porter toute son attention sur moi. Elle avait l’air contrariée et choquée.

— Ne dis pas des choses pareilles, voyons ! Ma chérie, tu es loin d’être un poids ! Cela nous fait tellement plaisir de t’avoir à la maison !

— Je sais que tu es sincère, mima. Mais ce n’est pas le rôle des grands-parents d’élever leur petite-fille.

— Dis-moi ce qui se passe. Pourquoi est-ce tout à coup devenu un problème de vivre chez nous ?

— Je pense te devoir la vérité : je ne suis pas la petite fille sage que vous retrouvez tous les soirs. Je fais plein de bêtises au lycée et me fais souvent coller à cause de ça.

Elle a soupiré en allant éteindre le four. Elle s’est ensuite appuyée au comptoir adjacent et m’a longuement observée.

— Je le sais, Roxanne. Je reçois souvent des appels de ton proviseur, ou encore des lettres de retenue.

Sans blague ? Je pensais qu’ils envoyaient les lettres chez mon père, comme ils le faisaient pour les bulletins ! Décidément, ils agissaient comme ça les arrangeait, à Owen Haims !

— Tu ne m’en as jamais parlé.

— J’attendais que tu le fasses. Pourquoi n’avoir rien dit ? Et pourquoi te comporter ainsi ?

Je me suis levée à mon tour pour la rejoindre. L’odeur de la tarte était encore plus réconfortante et délicieuse de ce côté de la pièce.

— Je ne voulais pas vous décevoir, toi et papi, et détruire cette image positive que vous avez de moi.

Elle n’a rien dit pendant quelques secondes, et je n’ai rien ajouté non plus, me laissant examiner par ce regard ambre identique à celui de ma mère. Je me souvenais de toutes les fois où, petite, ces yeux doux et aimants m’avaient réconfortée et rassurée après une dispute avec mes parents. Mes grands-parents, notamment ma mamie, avaient toujours été à l’écoute. Dès que j’entendais mes parents hausser le ton dans une des pièces de la maison, je les appelais et pleurais toutes les larmes de mon corps en leur disant que mes parents étaient en train de se crier dessus et qu’ils allaient sûrement divorcer. Ma grand-mère réussissait toujours à trouver les mots justes pour me rassurer et me faire comprendre que ce n’était pas parce que mes parents se disputaient qu’ils allaient se séparer. Tout comme ce n’était pas parce qu’ils m’engueulaient quand je faisais une bêtise qu’ils m’aimaient moins. Ensuite, elle prenait le temps de me lire une histoire pour m’apaiser, et je finissais par m’endormir au téléphone avec elle. Je ne comptais plus le nombre de fois où c’était arrivé et je ne pouvais pas lui être plus reconnaissante pour tout son soutien.

— Roxanne, tu ne dois pas réfléchir comme ça. Tu as fait ton choix en venant vivre ici plutôt que chez ta mère ou ton père. Tu dois donc assumer ce choix et être honnête envers nous. Ne nous cache pas des choses qui concernent un sujet aussi important que ta scolarité. Nous sommes là pour t’aider, pour t’épauler. Nous sommes là pour toi, nous le serons toujours.

J’ai hoché la tête en la prenant dans mes bras.

Je voulais tellement la préserver de mes frasques, garder à ses yeux une image positive ! Mais je me rendais compte que ce n’était plus possible. La mascarade avait trop duré, elle ne méritait pas d’être dupée.

— Bien, il est temps de commencer la bienvenue séance « confessions-devant-une-bonne-part-de-tarte ». Qu’en penses-tu ?

J’ai hoché la tête de nouveau, un peu anxieuse. Il était temps, oui.

Ma mamie m’a servi une grosse part, puis a sorti un verre du vaisselier pour y verser de la citronnade faite maison. Ensuite, nous sommes retournées nous asseoir autour de la table.

Dès la première bouchée, je me suis crue au paradis. C’était vraiment trop bon.

— Je t’écoute, ma puce.

J’ai soufflé un bon coup. Allez !

— Je suis la persona non grata d’Owen Haims. Tous les élèves me détestent. Ils me trouvent agaçante parce que je suis celle qui n’en manque pas une pour faire parler d’elle, et plusieurs rumeurs circulent sur moi. Personne ne souhaite traîner avec moi parce que j’ai mauvaise réputation et les profs ne me portent pas plus dans leur estime. Quand je vous fais croire que je reste plus tard le mercredi parce que je suis dans le club de littérature, c’est faux. Je passe le plus clair de mon temps libre en colle. Voilà la vérité.

Elle n’avait l’air qu’à moitié surpris. Si le proviseur l’avait appelée à plusieurs reprises, les choses étaient en effet déjà assez claires.

— J’ai du mal à croire que tu sois la seule à créer des problèmes.

— Tu as raison, je ne suis pas la seule. Pourtant, c’est moi qu’on supporte le moins. C’est comme ça.

Elle a pris une bouchée de tarte, l’air songeur.

— Tu ne m’aimes plus ? lui ai-je demandé d’une petite voix.

Elle m’a offert un sourire.

— Voyons, ma chérie ! Je ne cesserai jamais de t’aimer ! Simplement, je trouve ton attitude regrettable. Tu es une fille adorable et très intelligente, mais tu caches toutes tes qualités. Pourquoi, dis-moi ?

J’ai détourné les yeux. Peu importait pourquoi. C’était comme ça.

— Ne t’en fais pas, mima. Ils n’ont pas besoin de connaître mes qualités. Tout comme je n’ai pas besoin de connaître les leurs.

— Mais ça ne te manque pas, Roxanne, d’avoir des amis ?

J’ai haussé les épaules, ne sachant que dire. Est-ce qu’avoir des amis me manquait ? Sans doute un peu, oui. Mais j’étais assez solitaire, comme fille, alors je continuais de vivre.

— Je m’en sors très bien, mima, d’accord ? S’il te plaît, ne t’inquiète pas.

— Je ne peux que m’inquiéter pour toi, Roxanne ! Surtout maintenant que je sais vraiment ce qui se passe. Je pense te laisser quelques jours. Mais ensuite, si rien ne change, je prendrai les décisions qui s’imposent.

Je l’ai dévisagée, inquiète. Quelles étaient ces décisions dont elle parlait ? Ma mère m’avait un peu raconté sa jeunesse, et j’avais bien compris à son témoignage que ma grand-mère aurait pu entrer dans l’armée sans souci, tant ses attentes, et surtout ses représailles, pouvaient parfois être élevées. Quand ma mère avait commencé à sortir avec mon père, ma grand-mère n’avait pas été mise au courant, car elle n’était pas d’accord pour qu’elle ait un copain au lycée. Ma mère avait dû mentir pour aller à ses rendez-vous avec papa, impliquant également certaines de ses amies dans ses magouilles. Quand mima avait découvert le pot aux roses, elle avait invité toutes les amies de maman à la maison et leur avait fait un sermon pendant de longues minutes sur le mensonge et ses conséquences. Elle leur avait ensuite donné quatre heures pour rédiger une dissertation sur la place du mensonge et de la vérité dans la société, dissertation que chacune avait dû lire à haute voix à la fin de l’épreuve. Ma mère avait, en prime, était privée de sortie pendant deux mois, et elle n’avait pas vu la couleur de son Walkman pendant toute cette période. Tout ça pour dire que quand ma grand-mère menaçait de prendre « les décisions qui s’imposaient », ça n’annonçait absolument rien de bon…

La seule chose bonne, pour le moment, c’était bien sa tarte aux pommes !

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