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3 - "J'ai envie de voir ce qui se cache derrière la réputation."

Le prof de sport m’a couvée d’un regard indulgent. C’était sans doute le seul prof qui ne me détestait pas. Du moins, il ne me détestait pas autant que les autres. Il fallait dire que j’étais une sorte d’élève modèle dans son cours : je ne faisais rien pour l’énerver. J’aimais bien le sport. C’était le seul cours pendant lequel je pouvais me détendre. Malheureusement, c’était aussi l’unique cours où je voyais vraiment à quel point j’étais seule, puisque les autres restaient entre amis.

— Réessaie, Roxanne, m’a ordonné le prof d’une voix encourageante.

Je me suis exécutée docilement. Les figures qu’il nous demandait de reproduire étaient assez physiques, et je n’avais aucune idée de ce que j’étais en train de faire.

— Je n’y arrive pas, monsieur.

— Est-ce que quelqu’un se sent capable de nous montrer cet enchaînement ?

Parmi tous les élèves moqueurs assis contre le mur, personne ne s’est manifesté. Du coup, M. Rowenn a désigné quelqu’un. Et devinez sur qui son choix s’est porté ? Vince, bien évidemment. Ce dernier s’est levé en silence, l’air pas très à l’aise.

Et il était tout simplement beau. Ses cheveux étaient ébouriffés à cause, entre autres, des roulades et autres galipettes, lui donnant un air sauvage et en même temps très sexy. Il portait un short dévoilant ses longues jambes musclées et à peine poilues, en-dessous d’un tee-shirt vert foncé qui ne couvrait pas ses biceps étonnamment bien développés.

Arrivé à quelques centimètres de moi, il m’a adressé un petit sourire. Petit, mais ô combien irrésistible.

Il a pris son élan et a exécuté l’enchaînement à la perfection. On aurait dit un vrai gymnaste. Soufflée, j’ai continué de le fixer, tandis qu’il finissait par un salto arrière.

— C’est excellent ! s’est écrié le prof, l’air surpris.

Il ne s’attendait certainement pas à tomber sur un gars aussi doué. Personne ne s’y attendait.

— Waouh, Vince ! Tu as été gymnaste, ou quoi ? me suis-je enquise en m’approchant du concerné une fois tout le monde debout.

— Dans une autre vie, a-t-il répondu en riant.

— Tu es très fort.

— Merci. Tu n’es pas mal non plus.

Je n’ai pas pu m’empêcher de rire. C’était la première fois depuis des mois que je riais entre les quatre murs d’Owen Haims, mais ça ne pouvait pas mieux tomber : une blague pareille, c’était fort.

— Très drôle !

— Quoi, c’est vrai !

— Tu comprends bien qu’il m’est impossible de te croire ?

— Ce n’est pas parce que tu n’as pas réussi à faire l’enchaînement que tu es nulle. Tu te débrouilles bien, je t’assure.

Pour pouvoir me l’assurer, il aurait fallu qu’il m’ait regardée pendant le cours. Ce dont je doutais fortement.

— Bien sûr !

— Tu ne peux pas accepter un compliment sans contester, apparemment.

— Pas quand il est question de mes performances sportives.

Je n’ai pas trop su comment interpréter son sourire en coin. Tout ce que je pouvais affirmer avec certitude, c’est qu’il était d’une mystérieuse beauté. Le sourire, Vince, les deux à la fois.

— Tu aimerais apprendre à faire le salto arrière ?

— Sans plus, ai-je répondu en haussant les épaules.

— Ça pourrait te servir, tu sais. À clouer le bec de tous les gens de la classe, par exemple.

Je l’ai dévisagé. Alors comme ça, il avait remarqué…

— Tu les as vus se moquer de moi ?

— J’étais assis à côté d’eux, je ne pouvais rien rater. C’est pour ça que tu devrais accepter mon aide.

— O.K.

— Parfait. Commençons avec le trampoline.

Tandis qu’on se dirigeait vers le trampoline bleu de l’autre côté du gymnase, je me suis enquise d’une voix un peu narquoise :

— Dis-moi, Vince, c’est parce que ton père est psy que tu es aussi gentil ?

Il s’est tourné vers moi, ses lèvres incurvées en un sourire amusé.

— Seulement si c’est un compliment.

Je ne pouvais pas lui garantir qu’un compliment pouvait accompagner le mot psy dans une de mes phrases, mais ce n’était pas une insulte, en tout cas. Et c’était déjà pas mal.

***

J’étais en train de me diriger vers la sortie qui menait à la cour quand Vince m’a interpellée :

— Roxanne !

Je me suis retournée. Il arrivait vers moi, le pas nonchalant et le sourire aux lèvres. Il était magnifique dans son blouson noir et son jean brut.

— Tu ne viens pas manger ?

— Non, je vais dans un bistrot pas loin.

Il a haussé les sourcils.

— Tu es inscrite à la cafétéria, non ?

— Je n’y mange que rarement.

Je n’avais rien à y faire. Je mangeais toujours toute seule quand j’y allais, alors autant manger seule ailleurs. D’autant plus que j’avais vraiment du mal à supporter les chuchotements et regards appuyés des uns et des autres.

Comme s’il lisait dans mes pensées, le fils du psy a murmuré :

— Tu es vraiment toute seule, pas vrai ?

Il avait l’air de compatir à mon sort. Cela dit, je n’étais pas la plus à plaindre. J’étais très bien comme ça.

— Oui, et je ne m’en porte que mieux.

— Tu ne peux pas dire ça. Tout le monde a besoin de se sentir entouré.

J’ai roulé les yeux. On ne pouvait pas faire plus rasoir. On voyait bien qu’il était fils de psy.

— D’accord, c’est noté.

Je me suis retournée, dans l’optique de déguerpir, mais à peine ai-je fait un pas que le très-gentil-fils-de-psy-alias-le-canon-de-service m’a attrapé le bras. Sous le choc, je me suis arrêtée. O.K., bon… Quelqu’un pouvait me dire où mon cœur était passé ? Il venait de quitter ma poitrine.

— Je vais venir avec toi.

— Quoi ? ai-je demandé d’une voix tremblante.

— Je ne connais pas la ville, ce sera l’occasion de voir un peu ce qu’il y a de bien.

Qu’est-ce qu’il racontait ? Ça n’allait être l’occasion de rien du tout ! Il n’avait qu’à visiter la ville avec son cousin Jim !

— Je ne pense pas que ton psy de père serait d’accord. « Tu es inscrit à la cafète, tu manges à la cafète ». Ce n’est pas ce qu’il dirait ?

— Pas vraiment, a-t-il nié avec un sourire amusé. Et puis, je fais ce que je veux, j’ai mon argent de poche.

Ce qui ne m’arrangeait pas. Je n’avais aucune envie de jouer les guides. J’avais autre chose à faire. Comme manger, par exemple.

— Oui, mais un argent de poche qui vient de ton père. Donc, ça revient un peu au même.

— Arrêtons de parler, Roxanne. J’ai faim.

Mais moi aussi ! C’était bien pour ça que je devais me débarrasser de lui au plus vite.

— Alors, va vite rejoindre les Sportifs, Vince. Je ne suis pas sûre qu’ils t’attendent encore longtemps.

— Tant mieux.

Je l’ai dévisagé en silence, incapable de trouver un autre argument pour sauver mon repas et ma tranquillité d’esprit.

— Tu comptes rester plantée là combien de temps, Roxanne ? Il est évident que tu ne me connais pas. Je deviens fou quand j’ai trop faim. Et Dieu seul sait ce qu’un fou affamé est capable de faire.

J’ai regardé ses lèvres bouger, sans vraiment écouter ce qu’il racontait. Il fallait dire qu’il avait de si belles lèvres ! Et même si sa voix sexy avait aussi de quoi plaire, sa bouche attirait toute mon attention. Je me demandais ce que ça ferait si ces lèvres se posaient sur les miennes et si cette langue que j’apercevais…

O.K. J’étais à deux doigts de devenir folle moi-même.

— Bon, allons-y, ai-je soupiré en commençant à partir.

Il est arrivé à mon niveau au moment où je passais la porte. L’air frais m’a un peu surprise, étant donné qu’il faisait plutôt chaud quand on était sortis de sport, mais ce n’était pas plus mal. Cette brise allait me remettre les idées en place.

— Dis-moi quelque chose, Vince ? ai-je soufflé en ouvrant le portail au bout de la cour. Pourquoi rester avec moi ? Tu sais pourtant que je suis loin d’être populaire, ici.

Il a haussé les épaules.

— Je suppose que tu m’intrigues un peu. J’ai envie de voir ce qui se cache derrière la réputation.

Il était bien le seul ! Ah, non, il y avait aussi son psy de père. Quoique ce dernier le fasse certainement pour l’argent.

— Il se cache un cœur de pierre infréquentable.

— C’est faux. Sinon, tu ne serais même pas en train de me parler.

Pas faux. Je serais en train de fourrer ma langue dans sa bouche, sans me soucier du reste. Mais puisque je ne le faisais pas, il fallait croire que j’avais une once de conscience. Ce qui faisait de moi une fille fréquentable.

Dommage.

— Mais si on cherche ce qui se cache derrière la réputation de Roxanne Stunley, j’ai alors très envie de savoir qui est vraiment Vince Lewart.

— Il est facile de savoir qui je suis vraiment. Je n’ai rien de mystérieux.

Ça, c’était lui qui le disait !

Nous avons tourné à l’angle d’une rue, silencieux. Je ne savais pas trop quoi dire, en vérité. Après tout, je n’étais pas une fille super sociable. Et Vince était fils de psy. Ce n’était pas spécialement le meilleur duo.

Avec soulagement, j’ai aperçu le Fairymaid, dont le nom, inscrit sur une pancarte, clignotait avec ferveur. Je suis entrée la première. La gérante m’a fait un sourire, que je lui ai rendu tout de suite. Elle me connaissait un peu, puisque j’étais une sorte d’habituée depuis quelques mois. Je me suis dirigée vers la table que j’occupais tout le temps. Placée au fond du bistrot, elle était en retrait, donc au calme.

— C’est sympa, ici, a constaté Vince en s’asseyant en face de moi.

— Et on mange bien à petit prix, aussi.

J’ai pris la petite carte posée sur la table, l’ai ouverte et l’ai secouée devant ses yeux.

— Je te conseille le menu Chickos. Il n’est pas mal du tout.

Chickos ? a-t-il répété en haussant un sourcil.

— Oui. Ce sont des pilons de poulet épicés servis avec des frites et une sauce épicée. J’adore.

Il a souri d’un air distrait en me prenant la carte des mains.

— Alors comme ça, tu es plutôt du genre à manger épicé… C’est marrant, je n’aurais jamais pensé ça.

J’avais beau me soucier comme de l’an quarante de ce qu’il pouvait penser de mes goûts, je lui ai quand même demandé :

— Ah bon ? Tu aurais pensé quoi, alors ?

— Tout sauf de l’épicé. Les personnes comme toi, qui ne respectent pas les règles ni l’autorité, qui ont le sang assez chaud, sont déjà assez « épicées » comme ça.

Mais qu’est-ce qu’il racontait ? Je ne voyais pas comment je pouvais être « épicée », mais bref.

— Tu as choisi, alors ?

Chickos.

J’ai hoché la tête en levant la main pour héler la serveuse. En attendant qu’elle arrive, j’ai scruté mon camarade de classe, qui regardait ailleurs. Il me faisait penser à une sculpture, avec ses cheveux épais et ondulés, son visage ovale et allongé, sa peau lisse et sans imperfection. Il me donnait presque envie de me remettre à travailler en histoire de l’art, tiens.

J’ai demandé deux Chickos ainsi que deux canettes d’ice tea à la serveuse qui venait de nous rejoindre. Vince n’a pas moufté quant à mon choix de boissons. Bien.

— Il paraît que tu as encore rendez-vous avec mon père, a-t-il soufflé en appuyant sa joue contre son poing et en m’examinant attentivement.

— C’est lui qui te l’a dit ? Je vois qu’il ne se sent pas concerné par le secret professionnel !

— Roxanne, tes rendez-vous avec le psychologue ne sont un secret pour personne.

Je l’ai toisé, crispée. Il disait ça avec l’air agaçant des psychologues qui croient tout savoir et tout comprendre de quelqu’un juste parce qu’ils sont allés à la fac. Tout le monde peut aller à la fac. Même moi.

— Ce n’est pas pour autant que ton père doit te le dire.

— C’est moi qui lui ai demandé.

— Ça reste sa faute.

— Parce qu’il est psy ?

— Parce qu’il est tenu au secret professionnel.

Nous nous sommes défiés du regard pendant un temps indéfini. Les yeux bleu foncé étaient d’une profondeur alarmante. Leur couleur était poignante, intense. On aurait dit qu’ils étaient à peine réels. On aurait dit que j’allais me noyer rien qu’en les fixant.

C’est la serveuse qui a interrompu cet échange de regards en posant devant nous nos assiettes, ainsi que nos couverts. Elle est ensuite revenue avec l’ice tea.

— Qu’est-ce que tu comptes faire après ton rendez-vous avec mon père ? m’a interrogée Vince après avoir remercié la serveuse.

— Je passe deux autres heures au lycée.

— Pour le fun ?

— Ce n’est pas très fun d’être collée.

Il a esquissé un sourire en coin en s’emparant d’un pilon de poulet. J’ai suivi la trajectoire de sa main avec intérêt. Il avait une belle main. Bien proportionnée, virile. Le genre de main qui faisait fantasmer.

Bon. Je n’étais pas une perverse, loin de là. Mais disons que j’avais conscience que certaines choses que je n’avais pas encore explorées avaient de quoi plaire. Du moins, je n’avais pas peur. Ma peur pour le sexe avait disparu quand mes parents avaient divorcé. Ce n’était pas du sexe qu’il fallait avoir peur, mais plutôt de l’amour.

— De toute façon, que ferais-tu d’autre un mercredi après-midi ?

La voix de Vince m’a ramenée à la réalité.

— J’avais prévu quelque chose, figure-toi ! ai-je rétorqué en fronçant les sourcils. Une après-midi shopping.

— Avec qui ? m’a-t-il interrogée en haussant les sourcils.

— Moi-même ! Et c’est bien suffisant !

J’ai soupiré d’agacement en m’emparant de la canette d’ice tea pour boire un peu. Vince m’a imitée en ne me lâchant pas du regard. Et j’étais à deux doigts de m’étrangler.

— Bon, monsieur je-me-prends-pour-un-foutu-psy-comme-mon-père, et si on parlait un peu de toi ?

Il a baissé les yeux vers son assiette en mangeant des frites.

— Je ne me prends pas pour un psy.

— Ah bon ? Tu n’es pas le gars qui a voulu me suivre ici parce que j’allais manger toute seule, par hasard ?

Il a secoué la tête en mangeant du poulet, toujours sans me regarder.

— C’est juste que j’avais envie de voir un peu le centre-ville.

— Ne renie pas tes gènes de psy, Vince. Il faut te rendre compte de ton problème. Ce n’est qu’à partir de là que tu pourras te faire aider.

— Ha, ha, très drôle ! a-t-il marmonné sans réussir à cacher un petit sourire.

Je me suis emparée d’une frite en le scrutant. Il gardait le silence, comme s’il avait soudain décidé que parler ne l’intéressait plus.

Super ! Manger avec quelqu’un dans le silence le plus total, c’était encore pire que de manger seule.

— Une copine ?

— Quoi ? est-il sorti de sa méditation.

— Une copine ?

Il a froncé les sourcils et n’a rien dit pendant un certain temps. Ensuite, il a répondu :

— Non.

Sans blague ?

— Tu es célibataire ?!

— Oui. Tu as un problème avec ça ?

— Avec les gens célibataires ? Je le suis moi-même…

J’ai haussé les épaules en tournant la tête vers la droite. Un couple était en train de roucouler comme deux tourtereaux en chaleur. Mais je m’égarais…

J’ai tourné la tête vers Vince. Il était en train de manger une frite, l’air pensif.

Je me demandais bien pourquoi quelqu’un comme lui était célibataire. Je veux dire, à part être descendant d’un psy, il n’avait pas l’air d’avoir beaucoup de défauts. Mais bon, il fallait garder à l’esprit que je venais à peine de le rencontrer.

— C’est parce que tu as déménagé ?

— Quoi ?

— Que tu es célibataire.

— Non.

J’ai froncé les sourcils.

— Tu pourrais être plus bavard, quand même ! C’est toi qui as voulu venir.

— Tu as des frères et sœurs ? m’a-t-il demandé dans un soupir.

— On parlait de toi, je te signale.

— Oui, mais il n’y a rien à dire. Alors, parlons de toi.

O.K., super. En gros, il ne voulait pas parler de lui. Et il prétendait ne pas être mystérieux ! C’était bien un truc de psys, ça. Ils voulaient bien parler des autres, mais dès qu’il s’agissait d’eux, il n’y avait plus personne.

— Je suis fille unique. Je pense que je n’aurais pas supporté d’avoir des frères et sœurs.

— Il paraît que c’est parfois l’horreur. Mais il y a aussi de bons moments. La famille, c’est important.

— Ah, tu es fils unique, toi aussi ?

— Oui. Je dois dire que j’aurais aimé avoir une sœur.

— Une sœur ? ai-je répété, un peu désarçonnée.

D’habitude, les mecs préfèrent les petits frères, non ?

— Oui, une sœur, a-t-il confirmé assez brusquement.

— Tu aurais voulu jouer à la poupée avec elle ? ai-je plaisanté sur un ton un peu moqueur.

Il a soupiré, l’air pas du tout amusé. Oh, qu’est-ce qu’il avait ?! Parler de lui lui ôtait sans conteste son sens de l’humour.

— J’aurais aimé pouvoir la protéger, vivre avec elle des trucs différents de ce que je connais déjà en tant que mec. J’ai toujours vécu dans un univers masculin, alors…

Il s’est arrêté et a semblé soudain mal à l’aise.

— Tu n’exagères pas un peu ? Et ta mère ?

Il a sorti son portable de la poche de son jean en me demandant de l’excuser. Il s’est ensuite empressé de quitter le bistrot, se postant non loin de la porte, le téléphone à l’oreille.

De toute évidence, Vince Lewart n’aimait pas beaucoup parler de lui. Il prétendait n’avoir rien de mystérieux, alors qu’il était au contraire le gars le plus mystérieux que j’aie jamais rencontré. Malheureusement pour lui, élucider les énigmes était l’une de mes passions ! Il n’avait aucune chance.

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