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MYSTÈRES DU -CHÂTEAU D’URGIS

Sinistre couronne enchâssée au front du Mont Thorne, perdue dans les limbes montagneux des Congères, notre Château se penche sur le village ensommeillé d’Urgis, à quelque huit cents mètres en contrebas. Converti en maison de repos après la disparition de son propriétaire, il y a une soixantaine d’années, il est aujourd’hui pour l’essentiel à l’abandon. Seule l’aile sud – le bâtiment central – est encore occupée et entretenue, les ailes est et ouest tombant en ruines depuis des décennies.

Les trois bâtiments forment un U autour de la cour intérieure, au milieu de laquelle trône l’ancienne fontaine où nous allons nous asseoir, quand le temps se montre suffisamment clément. Presque entièrement recouverte de mousses et de lichens, polie de fond en comble par plus d’un demi-siècle d’intempéries, elle ne ressemble plus à grand-chose aujourd’hui. Au sommet d’un amas de roches informes censées représenter le rivage d’une île – celle des Solymes, probablement – et qu’arrosaient jadis les jets multiples de la fontaine, se dresse la statue d’un homme vêtu plus ou moins comme un capitaine de marine. Le pied gauche avancé sur la crête rocailleuse, appuyant un bras contre son genou surélevé, l’autre main pressée contre sa taille, il est représenté dans une attitude triomphante. Sous la frange du chapeau, le visage a quasiment disparu : les yeux à demi effacés, le nez réduit à une vague aspérité, les courbes des lèvres émoussées jusqu’à l’imperceptible – on peut dire que le comte d’Urgis a aussi mal vieilli que nous-mêmes.

Octave, dernier comte d’Urgis, méconnaissable dans cette effigie aux traits gommés par l’érosion, et comme plié en deux sous le poids de sa double légende. Celle de l’infatigable voyageur, assoiffé d’immortalité, découvreur de la tristement célèbre île des Solymes, et celle de son énigmatique volatilisation, une trentaine d’années plus tard, après une réclusion volontaire prolongée et inexpliquée. Curieuse destinée que celle du comte : mener une vie digne de celles des plus grands héros de Gilles Berne, découvrir une île dont le funeste mirage a engouffré des nations entières dans un conflit carnassier, publier des mémoires dévorées par toute une génération de jeunes enthousiastes, pour finalement s’évaporer sans laisser de traces. En dehors d’un Château délabré et d’une statue défigurée.

J’ai récemment remis la main sur ce fameux livre d’Urgis qui m’a tant fait rêver durant mon adolescence. Curieux destin également, qui me mène à attendre ma fin dans ce qui fut le berceau de l’un des héros de ma jeunesse. Naguère encensé comme bienfaiteur de l’humanité, il est à présent universellement honni comme traître et mythomane, à tel point que personne aujourd’hui ne songe plus à dépoussiérer les rares vestiges de son existence. On ne découvre pas la « Fontaine de Jouvence » sans conséquence.

Il nous est bien entendu interdit de nous aventurer dans les ailes désaffectées du Château, plafonds et escaliers risquant à tout moment de s’écrouler sur nous. Nous sommes censés nous cantonner bien sagement aux quelques salles aménagées et chaufFées (enfin, c’est vite dit) de l’aile sud, sans chercher à savoir ce qui se cache dans ces vastes édifices fantômes, parenthèses de pierre creuse qui encadrent notre petite fin de vie tranquille. Difficile toutefois, quand on habite l’ancienne demeure d’un héros longtemps admiré, de ne pas être au moins un peu curieux.

Il y a toujours au fond de nous quelque chose qui veut savoir ce qu’il y a derrière les murs, dans les pièces où nous ne vivons pas.

C’est en règle générale pendant l’heure de la promenade, les après-midi où le soleil vient nous hanter, quand les aides-soignants me croient à la dérive dans le jardin avec les autres, que je me lance dans l’exploration des bâtiments déserts.

Leurs portes sont pratiquement toutes ouvertes, ou brisées. J’entre toujours dans l’aile ouest par le côté qui fait face aux montagnes, car du côté de la cour, on risque d’attirer l’attention d’un surveillant. Argus m’accompagne systématiquement dans mes visites frauduleuses, et je dois dire que sans lui, je n’oserais vraisemblablement pas m’y risquer. On fait de lugubres rencontres, quand on se balade tout seul à quatre-vingts ans au Château d’Urgis.

À travers le jour terni par les carreaux patinés de poussière, nous avançons sur l’immense damier écaillé de ce qui fut, j’imagine, une salle à manger d’apparat. Tables et chaises ont depuis longtemps disparu. Aux murs, de rares buffets vermoulus, oubliés par l’oubli, s’appuient encore, et il semble qu’il suffirait de les toucher du doigt pour qu’ils s’effritent en petits tas de sciure. C’est fou ce qu’on se ressemble. Cette clarté jaunie et léthargique dans laquelle baigne la grande salle momifiée est la seule qui convienne à mes yeux désormais : je la préfère cent fois à la lumière vive qui écrase toutes choses dehors. Au-dessus de nous, d’amples squelettes de lustres menacent éternellement de s’effondrer, et silencieusement nous les bravons, comme les pilleurs de tombes royales défient les anciens souverains et leurs malédictions. Avant de passer dans les autres pièces, je tape trois coups secs sur les dalles du carrelage avec ma canne, pour rappeler à moi Argus qui se disperse. Pas question de pousser plus loin sans mon ange gardien.

Çà et là, au pied d’un escalier, dans le coin d’un salon de lecture ou près de la porte d’une antichambre, attendent d’antiques horloges figées. Ce sont là les seules que je tolère : peu de choses en ce monde m’apportent autant de calme et de sérénité que la vue d’une pendule arrêtée. Encore un effet de l’âge, sans doute : je suis entré dans cette sombre saison de la vie où le son tic-tac devient absolument insupportable.

Il n’y en a qu’un que je regrette, c’est celui de la pendule que mon père m’avait fabriquée pour mes huit ans. Le cadre était en osier tressé et les aiguilles en forme de branches de chêne miniature. On aurait dit qu’elle avait poussé en pleine forêt. Il l’avait accrochée au-dessus de mon lit, le soir de mon anniversaire. Elle s’appelait Comptine. C’était il y a soixante-douze ans. C’était au temps où les pendules avaient encore du temps à m’accorder.

Toutes les deux ou trois minutes, je m’arrête pour reprendre mon souffle contre un mur fissuré. Mes jours de beau marcheur sont bien derrière moi. J’avance prudemment dans les couloirs obscurcis, en déblayant machinalement quelques toiles d’araignée du bout de ma canne. Je vérifie régulièrement qu’Argus ne s’éloigne pas.

J’ai eu mon Château, moi aussi, plus grand et plus beau que celui-ci. Un château souterrain, dont je n’étais pas le propriétaire, mais simplement le gardien, là-bas, dans la vallée. Quand les rares touristes qui s’égarent dans cette région improbable des Congères voulaient visiter les grottes de Thérandal, c’était moi qui les y faisais descendre.

Leur dédale humide et ténébreux m’était bien plus familier et agréable que la chambrette étriquée que j’occupe ici. Chaque salle recelait son lot de merveilles et de curiosités. Les enfants étaient particulièrement friands de la Salle des Fontaines, qu’on appelait aussi Salle des Convives, à cause de sa mise en scène singulière : sous la plus haute des cinq fontaines pétrifiantes qui s’y déversaient, on trouvait une table à laquelle étaient assis quatre personnages s’apprêtant à partager un repas. La table, les chaises, les personnages et le repas étaient de pierre, et les visiteurs se demandaient ce que fabriquaient ces commensaux impassibles sous cette pluie incessante. Une fois sur deux, je leur disais la vérité, et ils s’étonnaient d’apprendre que ces convives inanimés étaient en fait des mannequins de bois récupérés dans une boutique de vêtements, et placés là par la gardienne qui m’avait précédé, Viviane, pour être lentement pétrifiés pendant près de cinquante ans. Quand les enfants étaient nombreux dans le groupe, je leur racontais la légende des quatre visiteurs maudits de Thérandal, qui avaient un jour trouvé, en entrant dans cette salle, un somptueux festin tout préparé sous la fontaine, et avaient traversé pour l’atteindre le terrible bassin des Eaux Interdites (attention, ne vous penchez pas trop), tombant ainsi sous le coup de l’épouvantable malédiction des grottes. Celui qui le souhaitait pouvait encore prendre place parmi eux, car il restait à table une cinquième chaise, vide. Alors, à qui le tour ?

Les enfants aimaient aussi le Clocher, vaste caverne au plafond orné de multiples dômes qui répercutaient le moindre son, et semblaient autant de cloches géantes sans bourdon, formées par les tourbillons d’un ancien torrent souterrain asséché. C’était une salle où l’écho n’avait pas le temps de chômer.

Les adultes avaient des goûts plus classiques : ils s’attardaient souvent dans la Salle des Orgues, ou dans la forêt de stalagmites de la Salle Hypostyle, dont les charmes indéniables n’avaient pourtant rien d’exceptionnel par rapport aux autres grottes existantes. Pour ma part, j’affectionnais davantage la Galerie des Excentriques, une longue travée qui s’étendait d’un bout à l’autre du réseau, et dont les parois fleurissaient de ces curieuses et minuscules stalactites translucides. Les excentriques se développent non vers le bas, contrairement aux autres, mais dans toutes les directions, de façon complètement aléatoire, sans tenir compte des lois de la gravité. On avait la sensation, en levant la main, de pouvoir toucher les étoiles. Le firmament cristallin qu’elles tissaient dans les hauteurs de la Galerie me paraissait plus riche, plus foisonnant et surtout plus distinct que celui qu’on observe depuis les jardins du Château par les nuits calmes. Mais il faut tout de même ajouter que ma vue a sensiblement baissé ces temps derniers.

Ma salle de prédilection était la plus profonde, et celle qui donnait son nom à l’ensemble des grottes. Si l’origine du mot Thérandal demeure une énigme, en revanche, il se gravait à jamais dans la mémoire de quiconque poussait la visite jusqu’à cette ultime poche de ténèbres. Thérandal était un visage colossal, poreux et luisant, creusé dans la paroi, qui toisait sans complaisance les visiteurs intimidés du haut de ses sept mètres, d’autant plus imposant que la salle qui l’abritait était l’une des plus étroites. Aux dires de Viviane – qui m’avait formé sur le circuit des grottes pour que je puisse prendre sa relève –, Thérandal était, malgré les apparences, une formation naturelle. Il ne s’agissait pas là d’une farce de son invention comme les convives de pierre : on ne trouvait pas trace d’une quelconque présence humaine dans ces cavernes antérieure à leur découverte, il y a un peu plus d’un siècle. Le visage géant n’était donc pas une sculpture pariétale, mais un relief géologique, aussi étonnant que cela pût paraître.

Bien que l’éclairage électrique eût été installé partout sur le circuit, quand j’emmenais un groupe voir Thérandal, je l’éclairais toujours à la lanterne seulement : les reflets vacillants de la flamme sur les cavités hiératiques du visage s’animaient alors d’une inquiétante vivacité, et l’effet sur les touristes était garanti.

Le soir, après la dernière visite, je redescendais seul dans la salle de Thérandal, et je lui parlais, quelquefois pendant une heure. Je n’ai pas eu besoin d’attendre mon grand âge pour devenir à moitié fou, certes, mais personne n’écoute comme un visage de pierre. J’aimais déambuler dans le labyrinthe des grottes, être dans leur confidence, complice de leur solitude, les connaître sous un jour ignoré du reste du monde. C’est sans doute pour les mêmes raisons que j’explore en fraude les ailes désaffectées du Château.

C’est la même fascination que j’éprouvais pour les champignons d’argile et les bouillonnements figés de la roche qui me pousse vers les reflets voilés de l’émail crasseux et la robinetterie rouillée dans la salle de bains, vers les fauteuils miteux et les étagères inhabitées dans les chambres. Les jours où je m’en sens le courage, je gravis l’escalier jusqu’au premier étage. Les vingt-six marches me prennent en moyenne un bon quart d’heure, et je dois faire plusieurs pauses en cours de route, mais Argus est patient, il ne m’abandonne pas. Nous formons une équipe, tous les deux : il m’attend quand je peine à monter, et je l’attends lorsqu’il va se soulager dans quelque recoin sombre.

Au bout d’une heure ou plus, parfois, au détour d’une porte descellée, nous rencontrons les balayeurs. On ne les rencontre jamais immédiatement après être entrés dans le Château, non, il faut d’abord errer un bon moment dans les vestibules déserts, comme si c’était là un préalable nécessaire à leur matérialisation. Mais c’est un effet trompeur : il n’y a pas de règle aux apparitions des balayeurs, impossible de prévoir leurs déplacements – tout juste peut-on sentir, à leur approche, quelque chose comme un fumet ténu de poussière et d’ennui.

Leur nombre varie : souvent cinq ou six, ils apparaissent à l’occasion en petits groupes de deux ou trois, et s’affairent à nettoyer maladivement la pièce de tout ce qui peut s’y trouver, excepté la poussière. Ce n’est pas elle qu’ils viennent chercher. À première vue, ils ne touchent à rien : ils se contentent d’aller et venir sans objet précis, glissant en silence sur le carrelage, gesticulant moins comme des hommes que comme des pantins aux jointures disloquées. Car les balayeurs n’ont rien d’humain, j’en suis désormais convaincu : leurs vêtements sales et rapiécés, dont les couleurs délavées se confondent en une sorte de gris de fond vaseux, leurs cheveux rêches et hirsutes plaqués sur leur crâne par touffes clairsemées, comme les vestiges d’une forêt après l’incendie… et surtout, ces hideuses traces résiduelles, bosses, taches, crevasses, qui subsistent à l’endroit où devrait se trouver leur visage – tout porte à croire qu’ils proviennent d’un autre monde, quel qu’il soit. Certainement pas de mon cerveau, en tout cas – aussi malade et fatigué qu’il soit –, puisque René les voit. Ils agissent toujours de la même façon : vous êtes tranquillement assis dans la bibliothèque, au réfectoire ou dans votre chambre, l’air de rien, et tout à coup ils sont là. Ils s’agitent autour de vous avec leur grotesque déhanché de marionnettes, vous fixant de leurs cavités sans yeux, se penchant à votre oreille pour murmurer on ne sait quoi, on ne sait comment, puisqu’ils n’ont pas de bouche. Leurs visites ne sont pas longues : ils trépignent de part et d’autre pendant cinq ou six minutes, tout au plus, puis se retirent exactement comme ils sont entrés : par les murs, par le sol ou à travers le plafond. Et chaque fois qu’ils repartent, la pièce se retrouve un peu plus vide qu’avant leur arrivée. Son habitant aussi.

Ce qu’emportent les balayeurs lorsqu’ils s’en vont n’est pas clairement quantifiable : le plus souvent, il s’agit de menus objets, bibelots, cadres, livres (combien de mes volumes favoris de Gilles Berne m’ont-ils déjà volés ?), dont on ne remarque pas tout de suite la disparition. C’est seulement quelques heures ou quelques jours plus tard, quand vous aurez envie de revoir cette photo ou de relire ce roman, que vous vous en apercevrez. À ce moment-là, les aides-soignants, voyant que vous vous épuisez à la recherche du disparu, vous apporteront vos petits cachets avec un verre d’eau et vous diront de vous calmer : « ça ne sert à rien de se mettre dans des états pareils, c’est probablement vous qui l’avez perdu, on le retrouvera tôt ou tard ». Sauf que ce n’est pas vous qui l’avez perdu, et qu’on ne le retrouvera jamais. Les balayeurs l’ont emporté dans ce grand réservoir d’absence d’où ils sortent, quelque part à l’intérieur des murs ou du plancher, et d’où aucune force au monde ne peut plus le ramener.

S’ils se contentaient d’emporter des objets, on pourrait encore s’en accommoder. Le problème, c’est qu’après chacune de leurs rapines, quelque chose disparaît également en vous. Là encore, vous ne vous rendrez d’abord compte de rien, puis quelque temps plus tard, lorsque vous voudrez vous souvenir du papier peint de votre chambre d’enfant, de la fin de votre roman préféré ou d’une bonne blague que vous racontait souvent votre meilleur ami, vous n’en serez plus capable.

Voilà pourquoi nous vivons dans l’angoisse au Château des Heures Comptées : votre mémoire n’y est plus qu’un filet vétuste dont les balayeurs s’acharnent à agrandir les mailles. René ne sait déjà plus où il habitait avant de venir ici. Ils n’ont pas d’autre but : nous déposséder, nous enlever tout ce que nous avons de plus précieux, dévider le fil de notre conscience, jusqu’à nous laisser à l’état de parfaits légumes. Ce sont les huissiers de nos souvenirs.

Peut-être ont-ils été des hommes, autrefois, avant de devenir nos démons personnels. Ils pénètrent les murs et les meubles avec l’aisance de spectres impalpables, et pourtant le jour où j’ai tenté d’en arrêter un dans ma chambre, j’ai senti sur mes poignets l’étreinte de ses doigts faméliques, et de ses deux bras décharnés il m’a soulevé de terre pour me jeter contre un mur comme un fétu de paille. Pendant un court instant, alors qu’il me tenait en l’air, j’ai vu de près son fantôme de visage : l’ourlet au niveau des lèvres, le petit fossé à la place du nez, les deux creux tapissés d’une membrane noirâtre sous l’arcade anguleuse. La peau grise, tendue sur les pommettes saillantes, s’étire sans une ride tout le long de leurs joues concaves et émaciées, ce qui rend leur âge difficile à évaluer. Bien que je sois moi-même à moitié bossu et atrocement fripé, je n’arrive pas à croire qu’ils puissent être plus jeunes que moi. Certes, leur peau affreusement lisse et leur force peu commune peuvent sembler les signes d’une certaine jouvence, mais l’apparence est trompeuse : il se dégage de leurs rondes sordides et de leurs gestes saccadés un étrange arôme de fané. Ce sont de véritables antiquités ambulantes. Ils ont bien plus de cent cinquante ans chacun, j’en mettrais ma main au feu.

Nous ne savons pas les raisons de leur présence au Château, ni pourquoi ils nous tourmentent ainsi. Ils ne semblent pas avoir d’existence en dehors de ces apparitions épisodiques au cours desquelles ils nous dépouillent. Peut-être n’existent-ils que parce que nous sommes là. Peut-être ont-ils besoin de vieillards à hanter, comme nous avons besoin de lits où dormir. À vrai dire, nous ne dormons plus beaucoup, ces temps-ci. Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, nous vivons toujours dans l’appréhension de leur retour. Plus d’une fois je me suis éveillé en sursaut, après minuit, pour en trouver un penché sur mes draps, dans la pénombre. Sans doute était-il venu me voler les rêves de ma nuit.

Heureusement, face à eux, nous avons un défenseur. Immanquablement, ils se dispersent aussitôt qu’il entre dans la pièce. Dès qu’il les aperçoit, il se précipite sur eux, ses aboiements sauvages font voler en éclats leur silence morbide et contagieux, et en quelques secondes ils s’évaporent. Une fois qu’ils ont tous pris le large, il fait un dernier tour d’ensemble, vérifiant sous les meubles et derrière les armoires, s’assurant que les intrus ont bien déguerpi, puis il revient s’asseoir au centre, la tête haute, superbe, triomphant, prêt à se faire inonder de caresses en récompense.

C’est grâce à lui que j’ai fait ma dernière découverte, avant-hier, au cours d’une énième incursion dans l’aile ouest. J’avais fait l’effort de monter au premier étage, et Argus avait fait l’effort de m’attendre. Après avoir erré un peu au gré des couloirs mornes, nous sommes entrés dans ce qui devait vraisemblablement être l’ancienne bibliothèque comtale. Au milieu des hautes étagères vides oscillait un essaim de cinq balayeurs, absorbés par leur tâche. Ayant auprès de moi mon fidèle allié, je jubilais par anticipation, car les rares fois où je parviens à les faire fuir me vengent de toutes celles où, Argus absent, je me retrouve à leur merci. Comme ils ne nous avaient visiblement pas entendus arriver, nous les avons observés un moment. Puis, n’y tenant plus, j’ai frappé trois coups sur le parquet avec ma canne, signal convenu pour signifier le début des hostilités. Mon intrépide chasseur s’est alors rué sur l’ennemi en rugissant de tous ses poumons, avec un effet instantané. Quelques instants après, la place était déserte, et j’étais libre de l’investir tandis qu’Argus finissait son tour de garde.

J’ai toujours eu un faible pour les étagères à livres, même dépeuplées – sans doute l’ancien libraire en moi qui refait surface à la moindre occasion. En m’avançant vers l’une d’entre elles, j’ai senti mon pied buter contre une lamelle descellée du parquet et bien manqué de m’effondrer. Quand on est vraiment vieux, la moindre chute peut vous réduire en miettes. Ayant retrouvé mon équilibre, je me suis orienté vers l’étagère qui m’intéressait, l’une des rares à contenir encore deux ou trois volumes. Les malheureux rescapés, hélas, étaient tellement rongés de moisissure que leurs pages formaient des blocs solides, si bien qu’il était pratiquement impossible de les décoller les unes des autres. Je m’escrimais à séparer celles qui le permettaient – l’une s’était à tel point diluée dans les taches d’humidité que le texte en était devenu illisible – quand j’ai entendu derrière moi un grattement.

Argus était occupé à racler le parquet au niveau de la lamelle descellée, qu’il s’efforçait d’arracher avec les moyens du bord. Sans doute avait-il flairé quelque chose d’intéressant en dessous. Conscient que ce qui est intéressant pour un chien ne l’est pas forcément pour tout le monde, je me suis tout de même décidé à lui donner un coup de main, car après tout, il m’avait rendu un grand service. Entre nous, c’était donnant-donnant. Après m’être mis à genoux (ce qui avait déjà pris une bonne minute), j’ai calé le manche de ma canne sous la lamelle défectueuse, de manière à en faire un levier pour l’écarter davantage du parquet (« Ha ! Ça, tu ne sais pas le faire, hein ! », ai-je lancé en réponse à son regard envieux), et au bout de quelques efforts, elle cédait dans un claquement sec.

Je m’étais attendu à trouver un os, ou quelque autre relique suscitant habituellement la convoitise canine, mais ce qui se trouvait sous cette lamelle m’a pris au dépourvu. Enveloppé dans un vieux carré de tissu, l’objet avait à peu près la forme et la consistance d’un livre. Curieux choix de rangement, avec toutes ces étagères à proximité. Intrigué, je lui ai ôté son emballage. Il s’agissait d’un petit carnet manuscrit, sans titre en couverture. Sa cachette l’avait efficacement préservé de l’humidité ambiante. Les premières pages étaient blanches, mais en les feuilletant j’ai fini par tomber sur quelques mots :

Récit de mon voyage vers l’île des Solymes

et pensées sur la Fontaine

Octave, comte d’Urgis

Une vague de chaleur m’a traversé la poitrine. La surprise, passé un certain âge, devient une sensation si rare que le choc, quand on l’éprouve, en est décuplé. Je venais de retrouver le livre de chevet de mes quinze ans, celui-là même qui avait passionné, en son temps, toute une génération, et qui avait fait rêver d’immortalité – à tort, malheureusement –l’humanité entière. En plus, je tenais dans mes mains non pas une copie quelconque d’une édition imprimée, mais l’original, rédigé de la main même du comte. Quoi de plus logique, en vérité, puisque je résidais à présent en sa demeure ? Cet homme, que j’avais tant admiré à une époque, m’était devenu plus cher encore dans mon exil, quand la désastreuse guerre contre les Solymes avait retourné l’opinion publique contre lui. Le sauveur universel était alors devenu le traître absolu et s’était retiré dans son Château pour y mener une vie recluse. Mythomane, hypocondriaque et conduisant d’improbables expériences sur cette eau soi-disant miraculeuse qu’il était allé chercher à l’autre bout du monde, cette dernière ne l’a finalement pas empêché de vieillir.

Pendant la guerre et les années qui l’ont suivie, bon nombre de miséreux et d’aventuriers en tout genre se sont présentés aux portes du Château, curieux de rencontrer le grand découvreur de la Fontaine de Jouvence, et de goûter ce liquide aux vertus si particulières qu’il prétendait avoir ramené de son expédition. Rares étaient ceux, toutefois, à qui il accordait le privilège d’en boire quelques gouttes. Son refus opiniâtre de le partager ou de le commercialiser lui a d’ailleurs valu de féroces inimitiés, et même plusieurs tentatives d’assassinat. Peut-être est-ce là ce qui explique sa disparition prématurée.

La dernière fois que j’ai lu ce livre, je devais avoir une vingtaine d’années. J’ai dû le laisser derrière moi, comme tous les autres, lorsque j’ai quitté mon pays. Le relire maintenant constituera une autre forme de cure de jouvence, à défaut de mieux. Après avoir copieusement récompensé Argus de sa trouvaille, j’ai glissé le petit carnet dans ma poche, et nous sommes ressortis.

Je ne le laisserai pas dans le tiroir de ma table de chevet. Je le garderai sur moi en permanence, même la nuit. S’ils le veulent, celui-là, ils devront me l’arracher des mains.

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