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Chapitre 3 : Une rencontre inattendue

     Pierre retint un soupir d’exaspération. Pour la troisième fois en moins d’une heure, un soulier trop pressé s’écrasait sur son pied. La journée s’annonçait éprouvante. Elle s’assombrissait même de minute en minute, alors qu’il parcourait les rayons d’un grand magasin décoré à tous les étages d’insignes dorés, de petits anges resplendissants et de guirlandes rutilantes. À lui donner une overdose des ornementations lumineuses, lui qui appréciait pourtant particulièrement les parures qui éclairaient tous les coins de rues à l’approche des fêtes de fin d’année.

     Il avait pour principe de choisir les cadeaux qu’il offrirait à Noël consciencieusement, toujours avant la grande ruée des retardataires en tout genre. Il détestait la presse qu’entretenaient les irrésolus de dernière minute. Mais là, il n’avait vraiment pas le choix. La veille, il avait découvert que l’anniversaire de Sonia, sa nouvelle assistante, tombait le 25 décembre.

     Or, si Noël demeurait une fête très personnelle, la tradition en vigueur au sein du service agronome où il travaillait exigeait qu’ils s’offrent un petit cadeau entre collègues pour leurs anniversaires. Une broutille, un rien suffisait généralement pour marquer l’évènement, qui se célébrait le matin autour de la machine à café. Geste parfois hypocrite, mais qui, dans le cas de Pierre, relevait de la reconnaissance.

     Recrutée trois mois auparavant, Sonia était sa première assistante, et elle se révélait être une collaboratrice formidable. Disponible, serviable, d’un professionnalisme sans faille dans le suivi des dossiers qu’il lui confiait, qui plus est d’un caractère enjoué et sans forfanterie, bref : une perle comme il se doutait qu’il en existait peu.

     De réunions en déplacements sur le terrain, ils avaient rapidement sympathisé, et Pierre n’était pas contre l’idée de pousser plus loin si affinités. Ils étaient tous les deux célibataires ; son carnet d’adresse ne comportait qu’une liste d’amies sincères qu’il souhaitait conserver comme telles, ou de filles d’un soir qui ne l’avaient pas suffisamment intéressé pour qu’interviennent autre chose que des engagements ponctuels, et Sonia semblait elle aussi libre comme l’air. Plutôt mignonne, intelligente et cultivée, elle ne manquait pas d’attraits. Et, élément non négligeable, les vingt-neuf ans de la jeune femme ne paraissaient pas encore insurmontables à ses vingt-sept propres années.

     C’était une idée parfaitement préconçue, mais il avait été élevé dans un milieu où la femme était presque systématiquement la cadette, tout en conservant un écart d’âge raisonnable avec son compagnon. Cependant, si les choses devaient devenir sérieuses entre eux, il pourrait encore la présenter à sa mère sans que celle-ci ne hausse un sourcil réprobateur.

     Voilà pourquoi il avait décidé de trouver un cadeau susceptible d’attirer son attention. Encore fallait-il dénicher l’objet idéal. Ni trop voyant, ni trop insignifiant. Une sorte de pont jeté pour se rapprocher d’elle. De sa réaction dépendrait qu’il s’investisse davantage, ou non. Il n’y avait pas véritablement d’amour dans sa démarche, mais une forte sympathie couplée à une attirance physique qu’il devinait réciproque. Il ne croyait plus aux coups de foudre éperdus de l’adolescence, et il avait envie d’essayer de se poser tranquillement.

     Un instant, le jeune homme se trouva ridicule. Si son ami Tony avait eu connaissance de cette tactique de drague aussi complexe que désuète, il aurait hurlé de rire. En tant que cavaleur invétéré qui ne visait qu’à aller au plus vite à l’essentiel, il ne comprendrait même pas comment une idée aussi tordue avait pu germer dans l’esprit de Pierre. D’autant plus que ce dernier n’avait pas besoin de croiser son reflet dans un miroir pour savoir que son physique de jeune premier ténébreux lui permettait les approches les plus directes.

     Grand, mince, un beau visage aux traits carrés qui affichait souvent une expression un peu réservée sans pour autant paraître présomptueuse, une peau légèrement hâlée, une épaisse chevelure noire qu’il peignait vers l’arrière, une frange plus longue toujours un peu décoiffée, dont les mèches rebelles voilaient de mystère l’éclat presque magnétique de ses yeux bleu clair… Il ne laissait pas ses vis-à-vis indifférents.

     Francs ou plus détournés, les regards des femmes le suivaient à la trace. Mais Pierre refusait de jouer de cet atout de séduction, qu’il considérait beaucoup trop facile à exploiter. Il conservait de son enfance un goût immodéré pour détecter ce qu’il nommait « les signes du destin ». Sorte de sixième sens qui l’avait jusque-là admirablement servi dans les relations humaines. Si Sonia était la bonne personne, celle avec laquelle il envisagerait de bâtir un avenir à deux, il le saurait à sa manière.

     Mais, pour le moment, il devait affronter la horde des retardataires qui s’entassaient à plus de cinq au mètre carré. Il prenait donc sur lui pour faire preuve de patience chaque fois qu’on le bousculait, et de courtoisie si une cliente s’intéressait de trop près au même dernier article. Pire qu’un jour de solde au moment de l’ouverture. Mais comment diable faisaient ses semblables pour se plaire dans ce genre d’empoignades ?

     Après avoir erré du rayon parfumerie —trop connoté—, à celui de la déco —trop généra —, en passant par le déballage des colifichets —trop insignifiant— et le classement alphabétique de la musique —trop banal—, il venait d’opter pour le renouveau des arts créatifs. Il avait trouvé une édition en beau papier glacé sur l’histoire de la calligraphie, couplée avec un joli coffret en bois contenant plumes, encres et rouleaux de papier ancien.

     Durant ses loisirs, Sonia adorait se consacrer à cet exercice, qui demandait précision et concentration. Elle lui avait récemment fait part de son regret de ne rien trouver d’intéressant sur le sujet. Et pour avoir discuté de sa passion avec elle, il était sûr qu’elle ne possédait pas cette édition. Ce cadeau lui ferait non seulement plaisir, mais il prouverait qu’il était à son écoute. Personnalisation, preuve d’intérêt, sans pour autant entrer dans un champ trop intime : il venait de dénicher le sésame idéal.

      Fier de sa trouvaille et heureux de pouvoir enfin échapper à la foule, Pierre se dirigeait maintenant d’un pas rapide vers l’ascenseur. Sa voiture se trouvait garée au sous-sol du centre commercial, et il n’avait plus qu’une hâte : quitter cette ruche bourdonnante au plus vite, rentrer chez lui et se plonger dans un bain chaud avec une sonate de Mozart en arrière-fond. Une manie de femme, comme s’était un jour moqué Tony, qui opterait plutôt pour un alcool fort dans le premier bar branché de la ville.

     Avec de telles divergences de caractère, Pierre se demandait parfois comment il pouvait encore fréquenter et apprécier son ami de lycée. Les opposés s’attirent, sans doute. De toute façon, les quolibets du blond tombeur de ces dames lui importaient peu. Avec de la chance, il accèderait au délassement complet d’ici une petite heure. À condition d’échapper aux embouteillages.

     Distrait par cette pensée parasite et slalomant dans la foule, il ne vit pas arriver la jeune femme aux bras encombrés de paquets qui se dirigeait vers lui à vive allure. Petite et plutôt jolie, celle-ci portait, incliné sur la tête, une sorte de béret rouge tricoté en laine, qui recouvrait en partie ses longs cheveux noirs dissimulés dans le col de son manteau grenat serré à la taille. Comptant sur son allure de bulldozer pour se frayer un passage, elle trottinait sur une paire de bottes à talons hauts du même cuir bordeaux sombre que sa paire de gants.

     Le carambolage fut brutal. Déséquilibrée, l’inconnue lâcha ses sacs, qui répandirent leur contenu dans l’allée, tandis qu’instinctivement, Pierre la retenait en saisissant ses épaules. Sur le sol s’éparpillaient trente petites poupées de chiffons d’une vingtaine de centimètres.

    — Je suis désolé, s’excusa-t-il en constatant le désastre.

     Les yeux rivés sur ses achats, la jeune femme ne lui accorda même pas un regard. Avec un soupir à fendre l’âme, elle se dégagea de son étreinte pour ramasser les jouets dispersés un peu partout. Tout à leurs emplettes, les autres clients se contentaient de s’écarter en passant. Ils évitaient parfois tout juste d’écraser un des objets tombés par terre. Accroupie, la jeune femme s’activait dans la plus parfaite indifférence. Navré des conséquences de sa distraction, Pierre se baissa pour l’aider à ramasser.

     — Attendez, je vais vous aider.

     Sans lui répondre, elle lui tendit en aveugle un de ses grands sacs pour qu’il puisse le remplir au fur et à mesure. Soigneusement, il se mit à entasser les petites poupées habillées de toutes les couleurs et coiffées de différentes façons. Intrigué par une telle quantité de jouets, Pierre ne put s’empêcher de demander :

     — Vous avez dévalisé le rayon pour une maternelle ?

     — Je travaille dans le spectacle. Ustensiles de scène, se contenta de répondre la jolie brune en ramassant une petite poupée tout de rose vêtue tombée sous un rayonnage.

     — Oh, répliqua-t-il en s’interrogeant intérieurement sur le métier qui pouvait bien requérir un tel matériel. Magie ? tenta-t-il encore en se relevant, après avoir récupéré la dernière figurine sur le sol.

      Silencieusement, la jeune femme se mit à quatre pattes devant lui pour vérifier que plus rien ne traînait. Amusé par cette position quelque peu équivoque qui suscitait un ou deux sourires parmi les passants, Pierre attendit qu’elle se redresse à son tour.

     — Presque, le renseigna-t-elle enfin en récupérant le sac qu’il tenait à la main. Réalisatrice d’effets spéciaux pour le cinéma.

     C’était la première fois qu’elle le regardait depuis leur rencontre inopinée, et Pierre vit brusquement ses yeux s’écarquiller de surprise. Elle avait d’ailleurs de très beaux yeux, d’un vert limpide qui donnait un charme unique à l’ovale fin de son visage très pâle. Mais il ne s’attarda pas sur le plaisir qu’il prenait à admirer leur couleur rare, car elle le dévisageait soudain avec une acuité presque déplacée. Il savait qu’il provoquait parfois cet effet chez les femmes, mais là, il aurait juré qu’il s’agissait d’autre chose.

     Il crut comprendre lorsque les pupilles de l’inconnue s’étrécirent de colère. Il n’échapperait pas à une salve de mauvaise humeur. Réaction méritée, quoiqu’un peu exagérée. Et puis, tout aussi rapidement qu’il s’était rembruni, le joli front de l’inconnue s’éclaira, et elle adoptait de nouveau un air neutre. Un peu désorienté, Pierre s’efforça de n’en rien montrer. Il avait sans doute affaire à une originale.

     Durant quelques secondes, ils demeurèrent ainsi parfaitement statiques l’un en face de l’autre. En réalisant que la jeune femme attendait qu’il s’écarte pour la laisser passer, il se sentit parfaitement stupide. Il allait reprendre sa route en s’excusant une dernière fois, lorsqu’il s’aperçut que l’un des sacs en papier était déchiré, et que la marée de petites poupées de chiffon menaçait à nouveau de s’échapper sur le sol. Aussitôt, son esprit boy-scout reprit le dessus.

     — Vous voulez que j’aille demander des sacs neufs à un des vendeurs ?

     — Non, merci, je crois que vous en avez déjà assez fait, répliqua-t-elle, mi-figue, mi-raisin. Je vais me débrouiller. Mon bus ne m’attendra pas.

     Mais il en fallait davantage pour décourager le sens des valeurs et l’éducation de Pierre. Quitte à se montrer un peu lourd, il assumerait sa distraction jusqu’au bout. Et puis, cette rencontre venait agréablement briser l’ennui de sa journée. Pourquoi ne pas en profiter ? Voilà qui le réconciliait presque avec la désinvolture de Tony.

     — Attendez, c’est de ma faute si vos paquets bien fermés se sont ouverts. Je ne vais tout de même pas vous laisser rentrer comme ça. Ma voiture est garée sur le parking ; je peux vous raccompagner. Reconnaissez que vous allez avoir du mal à prendre le bus, surchargée comme vous l’êtes. Et vous ne serez pas à l’abri d’autres maladroits sur le trottoir.

      La jeune femme devait admettre que l’idée était alléchante. Il y avait tellement de monde dans ce magasin qu’il lui était impossible de mettre en pratique sa technique de repli traditionnel. À savoir : s’isoler dans un coin discret et claquer des doigts pour se transporter directement chez elle avec tout son barda. Elle était coincée dans ce monde de dingues, soit, mais sa hiérarchie lui avait tout de même accordé la liberté d’utiliser ses pouvoirs. À la condition que personne ne le remarque. Or, là, même les toilettes n’étaient plus une issue de secours possible. Elles devaient être bondées.

      Quitte à supporter une heure de plus les inconvénients de la vie humaine, autant profiter de l’aubaine. Mis à part son inattention, ce garçon était fort beau, et il semblait vraiment décidé à lui rendre service. Il n’avait qu’un tort : il possédait un je-ne-sais-quoi, un petit quelque chose qui lui rappelait affreusement la personne à cause de laquelle elle se trouvait bloquée dans cet univers sans fantaisie. Mais elle pouvait surmonter ce désagrément le temps qu’il la raccompagne chez elle.

     — D’accord, se décida-t-elle brusquement en tournant les talons du côté de l’ascenseur. Et vous m’aiderez aussi à monter tout ça chez moi.

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