Un peu abasourdi par ses changements d’humeur, Pierre lui emboîta le pas en se demandant si elle faisait exprès de se comporter de façon si ambiguë. Mais hors de question qu’il l’abandonne dans l’ascenseur, déjà pris d’assaut par une horde de clients pressés de regagner leur logis. Tassés l’un contre l’autre entre un monsieur bedonnant presque aussi chargé que la jeune femme et une vieille dame qui, très sournoisement, jouait des coudes pour conserver le plus grand espace vital, ils atteignirent le sous-sol.
D’un geste, Pierre désigna sa voiture garée à peu de distance. Une veille Land Rover qui ne payait pas de mine, mais d’une robustesse à toute épreuve lorsqu’il s’agissait de s’engager dans les chemins de terre que l’obligeait parfois à emprunter sa profession.
Serviable, le jeune homme déverrouilla le coffre pour décharger l’inconnue, qui avait jusque-là refusé qu’il porte quoi que ce soit. Une fois les paquets correctement rangés, il la contourna pour rejoindre l’avant du véhicule.
— Montez, l’invita-t-il en lui ouvrant la portière.
La jeune femme retrouva le sourire. Un peu de galanterie dans ce monde de brutes n’était pas pour lui déplaire. Dans son royaume, le manque de courtoisie allait plutôt de pair avec ses frères et sœurs maléfiques. Et encore, dans leurs bons jours, ceux-ci étaient tout à fait capables de faire preuve des plus exquises manières. Les fées avaient en outre droit aux plus hauts égards, ceci d’ailleurs quel que soit leur sexe. Ce qui, elle devait bien l’admettre, donnait parfois lieu à des situations figées dans une politesse qui s’éternisait.
Absorbée par la nostalgie, elle ne reprit pied avec la grisaille de sa nouvelle réalité qu’une fois que le bel inconnu la rejoignit dans la voiture. Elle lui avait donné son adresse en sortant de l’ascenseur, mais alors qu’il mettait la clé de contact, elle réalisa qu’aucun des deux ne s’était encore présenté.
— Je m’appelle Gaëlle. Gaëlle Litiobas, précisa-t-elle, en utilisant le nom d’emprunt qui lui permettait de vivre selon les normes humaines.
— Et moi, Pierre Desteix, répondit-il en tournant la tête vers elle, l’esquisse d’un léger sourire sur les lèvres lui donnant un charme en diable.
Mais, pour Gaëlle, le charme de ce sourire se rompit à l’énoncé de son patronyme. Elle faillit s’en étrangler. Pas étonnant que sa physionomie lui rappelle vaguement quelque chose ! Si elle se trouvait actuellement prisonnière de ce monde de fous, c’était à cause de lui. Ou plutôt, du geste qu’elle avait eu en sa faveur un soir de Noël, vingt-et-un an plus tôt. Ce qui franchement revenait au même.
Il l’avait condamnée à vingt-deux ans d’errance parmi les humains. Il lui restait encore une année entière, jour pour jour, à supporter leur vie infernale. Trois cent soixante-cinq jours de galères et de frustrations. Bon, ce n’était pas les cent Noëls exilés sur la banquise qu’elle redoutait, mais tout de même !
Vingt-deux ans… Vingt-deux ans privée des siens et de sa vaste demeure, installée au cœur d’un champ de fleurs recouvert par une première neige qui ne détruisait rien. Vingt-deux ans loin du climat changeant et pourtant doux de Féérie, de ses vastes forêts, de ses animaux mythiques et des diverses races pétries de magie qui peuplaient les Neuf Royaumes. Même si elle possédait toujours ses pouvoirs, il lui tardait de retrouver son pays. Ah ! il se passerait du temps avant qu’on la reprenne à accorder une faveur de trop à un enfant. Foi de Petite Fée de Noël, elle s’en tiendrait dorénavant à ses prérogatives.
La singularité de cette rencontre lui apparaissait dans toute son ironie. Que devait-elle faire pour soulager la pointe d’amertume qui la rongeait parfois ? Sortir de cette voiture en claquant la portière sans une explication ? S’arranger pour gâcher sa veillée de Noël ? Le changer en petite souris ? Elle ne savait pas encore à quelle sauce elle allait le manger, mais son exil valait bien une petite compensation.
Cependant, alors qu’elle passait en revue ses griefs, la fée qui sommeillait en elle se rebiffa contre cette bouffée d’aigreur, bien loin de sa nature véritable. Son immobilisation forcée sur Terre finissait par enlaidir le meilleur d’elle-même. Contre toute espérance, elle venait de retrouver son Passeur et, même s’il ne servirait à rien dans ce monde décadent, c’était un cadeau inestimable que lui offrait le destin.
Les fées avaient toujours entretenu les meilleurs rapports avec lesPasseurs, allant parfois jusqu’à nouer avec eux des relations bien plus qu’amicales. Et la vérité l’obligeait à admettre qu’elle s’ennuyait. Alors, même s’il ne pouvait pas la reconnaître, partager un peu de son temps avec lui la rapprochait à son insu de ce qu’elle était réellement. Et puis, elle devait admettre qu’il était devenu vraiment craquant. Attendrie par le souvenir du petit garçon d’autrefois, séduite par l’adulte qu’il était à présent, elle décida de prolonger ces retrouvailles inattendues.
Douché par la beauté du regard vert pâle qui venait une nouvelle fois de virer à l’orage, Pierre se retint de lever un sourcil déconcerté. Quelle mouche piquait donc encore sa passagère ? Puis, brusquement, l’air bougon de la jeune femme se mua en une sorte de satisfaction intéressée. Pour un peu, il aurait cru voir un éclat de gourmandise au fond de ses yeux. Son air lui évoquait l’idée d’un chat devant une jatte de crème. Il se savait beau garçon, il avait l’habitude que les femmes le suivent du regard, mais en ce moment, elle le dévisageait avec une telle insistance que c’en était gênant.
— J’ai quelque chose sur la figure ?
Tirée de son rêve éveillé, Gaëlle s’admonesta à plus de retenue.
— Oui, juste là, se reprit-elle en lui enlevant un cil imaginaire au coin de l’œil. Il aurait pu vous gêner pour conduire. Ça ira mieux maintenant, acheva-t-elle, très contente d’elle-même, en s’installant confortablement sur le siège passager sans plus le regarder.
Partagé entre l’amusement et le regret d’avoir cédé à l’envie d’aider cette charmante excentrique, le jeune homme démarra, préférant garder le silence. Elle était sans doute un peu zinzin. Le mieux était de faire abstraction de ses réactions.
Ils roulèrent dans les rues d’Angers durant une vingtaine de minutes. Ses études d’ingénierie achevées, Pierre avait dû quitter sa Touraine natale pour venir s’installer dans cette grande ville de province. Major de promotion, il avait réussi à obtenir un poste à responsabilités dans un des plus grands centres du réseau agronome de la région et, depuis trois ans, il menait sa mission à l’entière satisfaction de son employeur. Ils sortirent finalement du centre historique pour rejoindre les quartiers pavillonnaires de l’autre côté de la Maine. Pendant le trajet, la jeune femme lui parla un peu de son travail. Apparemment, elle se rendait fréquemment à l’étranger pour assister les plus grands réalisateurs. Un peu étonné qu’elle ait une carrière aussi brillante à son âge, Pierre se retint de l’interroger. N’était-il pas lui-même un peu en-deçà de l’âge moyen de ses collègues, pourtant tous relativement jeunes ? &nbs
Cette année-là, Noël tombait un dimanche. Un roulement régulier des congés d’hiver entre les membres de son service obligeait Pierre à assumer l’intérim jusqu’au jour de l’An. Il retourna donc au bureau dès le lundi. Comme prévu, il offrit son cadeau à Sonia. L’arrivée récente dans l’entreprise de la jeune femme la positionnait quant à elle d’office parmi le personnel réquisitionné durant les fêtes. Elle accueillit l’attention de ses collègues avec un réel plaisir. Attentif à la moindre de ses réactions, Pierre eut rapidement la confirmation que son choix la touchait dans le sens qu’il espérait. Sonia profita en effet du baiser de remerciement qu’elle posa sur sa joue pour lui chuchoter à l’oreille, derrièr
Le reste de la semaine, Pierre eut toutes les peines du monde à conserver la tête froide au bureau. Il n’avait rencontré en tout et pour tout Gaëlle que deux fois, et elle lui avait promis de lui faire signe avant son départ pour New York, où l’attendait la mise en chantier d’une grosse production à Broadway. Mais, déjà, il s’impatientait de la revoir. Plus il regardait la rousse Sonia, plus il pensait à la brune Gaëlle. Contre toute attente, il sentait qu’il tombait amoureux. Mais pour quel résultat ? Sonia était toujours là. Disponible et n’attendant apparemment qu’un mot de sa part pour s’engager vers une relation sérieuse. Au contraire, Gaëlle le trouvait incontestablement sympathique, mais elle n’avait jamais fait la moindre allusion à un intérêt plus marqué et, de toute façon, elle s’envolerait pour les États-Unis d’ici le 15 janvier. Pris dans ce tourbillon inattendu, il s’aperçut le ve
Elle allait regagner sa tour, lorsqu’une anomalie infime attira son attention. Au pied d’un rhododendron qui élevait ses branches le long du mur du parc, trois magnifiques roses de Noël ouvraient leurs corolles. Il n’y avait là rien d’extraordinaire pour des fleurs censées s’épanouir en hiver, sauf que les blancs pétales de celles-ci s’ornaient d’une traînée de poudre d’or pas vraiment naturelle. Un des siens se trouvait dans le secteur. Il ne se cachait d’ailleurs même pas. Maintenant qu’elle était plus attentive, elle sentait parfaitement les vibrations d’une aura magique à peu de distance derrière elle, là où les branches du grand cèdre s’inclinaient jusqu’au sol. Intriguée, elle se dirigea avec prudence vers l’arbre. Qui pouvait bien contrevenir ainsi aux ordres des Anciens, qui avaient interdit à quiconque de la contacter jusqu’au terme de sa punition ? 1867 Son visiteur attendit qu
Pierre fit tourner son véhicule pour s’engager dans la petite allée qui menait à la vaste demeure avec un sentiment de contentement absolu. Enfin, il allait la revoir. Depuis l’intervention inattendue de Gaëlle, la veille, pour le tirer des griffes de Sonia, il vivait sur un petit nuage d’allégresse. Un tel hasard ne pouvait pas être fortuit. Il s’agissait certainement là d’un signe du destin qui lui indiquait de suivre son cœur, malgré le prochain départ de la jeune femme. Car à quoi bon se voiler la face ? Il avait retourné la question sous tous les angles durant les dernières vingt-quatre heures, pour en revenir toujours à la même conclusion : il était bel et bien victime d’un coup de foudre. Un de ceux qui existaient dans les livres qu’il aimait lire enfant, et auxquels il ne croyait plus depuis qu’il avait dépassé le stade de l’adolescence. D’illustre inconnue il y a une semaine encore, G
Le matin les trouva enlacés dans le grand lit à baldaquin. Nichée au creux de l’épaule de son nouvel amant, Gaëlle s’éveilla avec un sentiment de béatitude absolue. Levant les yeux, elle croisa le regard limpide de Pierre qui l’observait. — Bien dormi ? lui demanda-t-il. — Merveilleusement », répondit-elle en s’installant plus confortablement contre son torse. La main posée sur sa hanche s’anima d’un léger mouvement sur le satin de sa peau, et elle se lova davantage contre le jeune homme pour profiter de ce réveil tout en douceur. Piquant d’un baiser la clavicule sous sa joue, elle songeait à s’abandonner à d’autres câlins, lorsqu’elle ressentit soudain le bourdonnement caractéristique d
Les jours suivants s’égrenèrent en une succession de joies simples et de bonheur à dévorer à deux. Émerveillé par la femme pétillante et pleine de surprises que le hasard avait mis sur son chemin, Pierre vivait sur un petit nuage. Il était certain d’avoir découvert la compagne de sa vie. Cela le désolait un peu pour Sonia, mais entre une amitié amoureuse pas même éclose et la tendre passion qui le poussait vers la jolie brune, son cœur n’hésitait pas un instant. Il évitait simplement de songer au départ annoncé de son amante, retranchant cette information dans un coin de son esprit. Après sa sortie précipitée du lit le matin de leur premier réveil, Gaëlle était revenue se fondre entre ses bras pour enfouir son visage dans le creux de son cou. Il avait d’abord cru qu’elle cherchait simplement à se réchauffer, mais en serrant contre lui son corps tiède, il avait compris son erreur. Ses membres raidis et son sil
Fin janvier, Gaëlle adressa une invitation à Pierre pour la reprise d’une comédie musicale futuriste qu’elle avait précédemment aidé à monter. Le jeune homme n’hésita pas une seconde à poser trois journées de congé pour la rejoindre. Malgré le couac de la semaine de Noël, il faisait entièrement confiance à Sonia pour s’assurer de la bonne marche de leurs projets en cours. Il ne s’absentait que trois jours, et la jolie rousse se montrait une assistante toujours aussi assidue et efficace. Elle n’était jamais revenue sur sa rencontre avec Gaëlle et la désillusion qui s’en était suivie. Leurs rapports se concentraient dorénavant sur le travail, et Pierre considérait que l’incident était clos. Il préférait maintenant s’abstenir de tous rapprochements autres que ceux liés au travail. Il ne pouvait néanmoins ignorer les regards parfois un peu appuyés de son assistante. Il lui parlait donc à doses hom