Ils roulèrent dans les rues d’Angers durant une vingtaine de minutes. Ses études d’ingénierie achevées, Pierre avait dû quitter sa Touraine natale pour venir s’installer dans cette grande ville de province. Major de promotion, il avait réussi à obtenir un poste à responsabilités dans un des plus grands centres du réseau agronome de la région et, depuis trois ans, il menait sa mission à l’entière satisfaction de son employeur.
Ils sortirent finalement du centre historique pour rejoindre les quartiers pavillonnaires de l’autre côté de la Maine. Pendant le trajet, la jeune femme lui parla un peu de son travail. Apparemment, elle se rendait fréquemment à l’étranger pour assister les plus grands réalisateurs. Un peu étonné qu’elle ait une carrière aussi brillante à son âge, Pierre se retint de l’interroger. N’était-il pas lui-même un peu en-deçà de l’âge moyen de ses collègues, pourtant tous relativement jeunes ?
Gaëlle le guidait avec assurance à travers l’espace urbain. Elle semblait parfaitement connaître la ville. Bien mieux que lui, qui arpentait pourtant avec plaisir ses multiples recoins chargés d’histoire depuis qu’il s’était installé dans un grand loft à deux pas du château des ducs d’Anjou. Une merveille architecturale du Moyen Âge, dont il ne se lassait pas d’admirer les tours rondes lorsqu’il sortait sur sa terrasse.
Compte tenu de la profession de Gaëlle, il s’étonnait qu’elle soit venue se perdre si loin de Paris. Quoique les trajets en TGV rapprochaient considérablement la capitale. Il lui demanda si elle était d’origine angevine, mais elle éluda la question en quelques phrases qui ne manquèrent pas de piquer sa curiosité :
—Les membres de ma famille cultivent l’indépendance. Une fois adulte, notre première ambition et d’emménager sur un territoire personnel. Une de mes sœurs a vécu de longues années dans le Poitou(1). D’autres sont demeurées un temps à Angers. Certaines y possèdent encore un petit pied-à-terre. Elles vous captiveraient par toutes les histoires qu’elles connaissent sur la région.
Sa fratrie semblait aussi nombreuse que féminine. À la fois bavarde et mystérieuse sur elle-même, cette jeune femme finissait par le charmer par sa pétulance. Il convenait même que ses sautes d’humeur participaient au pouvoir de séduction de ce drôle de numéro, inclassable et surprenant.
Ils devisèrent ainsi en se livrant par petites touches, jusqu’à ce qu’ils arrivent dans une rue plantée de vieux tilleuls aux branches dépouillées par l’hiver. Gaëlle lui demanda de ralentir. À en juger aux vastes demeures plus ou moins dissimulées par de hauts murs ou des haies de conifères épais, le quartier semblait plutôt huppé. Une surprise supplémentaire et agréable pour Pierre, qui n’aurait pas dit non à la visite d’une de ces vieilles maisons d’un autre âge.
Il suivit ses indications pour s’engager dans une allée privée bordée d’arbres centenaires. Au bout d’une vingtaine de mètres, la jeune femme sortit une petite télécommande de son sac pour ouvrir les grilles d’un portail en fer forgé aussi haut que massif. Excité par la découverte, Pierre s’aventura dans un petit parc.
Un large dégagement gravillonné décrivait un arc de cercle parfaitement délimité par des buis taillés. Pierre gara sa voiture devant une vieille bâtisse. Avec son large perron de pierre, ses chambres mansardées sous les combles, son toit à grandes cheminées et ses fenêtres à balustres, elle avait tout de la maison bourgeoise du dix-neuvième siècle.
— Vous m’avez promis de porter mes paquets, lui rappela Gaëlle en sortant du véhicule. C’est le moment de tenir parole.
Tandis qu’il déchargeait les sacs du coffre, il admira les murs de clair tuffeau qui s’illuminaient sous le pâle soleil. Un peu étonné, il nota que tous les volets, peints en bleu, étaient fermés. Il en déduisit qu’elle habitait sans doute un appartement sous les combles, mais il comprit son erreur lorsqu’il la vit dédaigner le grand escalier pour contourner la maison.
Sur le côté, un jardin à l’anglaise recroquevillait sa végétation dans un fouillis étudié. Intrigué, il la suivit dans une petite allée qui serpentait entre de nombreux rosiers rabattus pour l’hiver. Il se sentait soudain plus enthousiaste qu’un enfant un soir de Noël. Cette course imprévue prenait des allures d’expédition des plus amusantes. Et en découvrant la construction cachée derrière les draperies d’un grand cèdre du Liban, il marqua un temps d’arrêt.
— Vous vivez dans une tour ! s’exclama-t-il, aussi stupéfait que ravi, alors qu’elle grimpait les trois marches qui la séparaient de la lourde porte d’entrée en bois clouté.
— Oui, pourquoi ? Vous avez quelque chose contre les architectures rondes ? se moqua-t-elle gentiment en lui faisant face.
— Non, au contraire, se reprit-il avec un franc sourire. J’ai toujours adoré cela. Mais ça doit être un petit peu difficile à meubler, non ?
— Effectivement, répondit-elle en plissant son joli nez, comme si cette réflexion ravivait chez elle un souci bien réel.
Il était vrai que devoir tout redimensionner lui pesait. Elle en avait le pouvoir, mais être sans cesse obligée de remodeler le mobilier qu’elle acquérait finissait par la lasser. Les ébénistes de Féérie avaient au moins l’intelligence de définir au départ toutes les configurations possibles.
— Entrez, l’invita-t-elle après avoir ouvert le lourd verrou qui protégeait son intimité. Les propriétaires sont des amis de longue date. J’ai toute la latitude pour vous faire visiter ce vieux monument.
Un long tapis rouge aux arabesques dorées déroulait sa belle laine tissée dans l’étroit couloir en colimaçon qui montait à l’étage. De vraies torchères s’espaçaient à intervalles réguliers, gardiennes de flambeaux allumés qui brûlaient sans dégager la moindre fumée, ni la moindre chaleur. Détail qui troubla Pierre au point qu’il n’hésita pas à poser ses paquets par terre pour présenter un doigt curieux devant les flammes. Elles s’écartèrent aussitôt sans qu’il parvienne à les toucher.
— Comment faites-vous cela ? s’étonna-t-il, fasciné.
— Secret professionnel, se contenta-t-elle de répondre en poursuivant son ascension.
Et c’est ainsi que, sans le savoir, Pierre retrouva Aëlwenn, devenue Gaëlle, en une veille de Noël qui allait modifier le reste de leur existence.
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Note :
(1) Allusion à la fée Mélusine, célèbre dans le Poitou.
Cette année-là, Noël tombait un dimanche. Un roulement régulier des congés d’hiver entre les membres de son service obligeait Pierre à assumer l’intérim jusqu’au jour de l’An. Il retourna donc au bureau dès le lundi. Comme prévu, il offrit son cadeau à Sonia. L’arrivée récente dans l’entreprise de la jeune femme la positionnait quant à elle d’office parmi le personnel réquisitionné durant les fêtes. Elle accueillit l’attention de ses collègues avec un réel plaisir. Attentif à la moindre de ses réactions, Pierre eut rapidement la confirmation que son choix la touchait dans le sens qu’il espérait. Sonia profita en effet du baiser de remerciement qu’elle posa sur sa joue pour lui chuchoter à l’oreille, derrièr
Le reste de la semaine, Pierre eut toutes les peines du monde à conserver la tête froide au bureau. Il n’avait rencontré en tout et pour tout Gaëlle que deux fois, et elle lui avait promis de lui faire signe avant son départ pour New York, où l’attendait la mise en chantier d’une grosse production à Broadway. Mais, déjà, il s’impatientait de la revoir. Plus il regardait la rousse Sonia, plus il pensait à la brune Gaëlle. Contre toute attente, il sentait qu’il tombait amoureux. Mais pour quel résultat ? Sonia était toujours là. Disponible et n’attendant apparemment qu’un mot de sa part pour s’engager vers une relation sérieuse. Au contraire, Gaëlle le trouvait incontestablement sympathique, mais elle n’avait jamais fait la moindre allusion à un intérêt plus marqué et, de toute façon, elle s’envolerait pour les États-Unis d’ici le 15 janvier. Pris dans ce tourbillon inattendu, il s’aperçut le ve
Elle allait regagner sa tour, lorsqu’une anomalie infime attira son attention. Au pied d’un rhododendron qui élevait ses branches le long du mur du parc, trois magnifiques roses de Noël ouvraient leurs corolles. Il n’y avait là rien d’extraordinaire pour des fleurs censées s’épanouir en hiver, sauf que les blancs pétales de celles-ci s’ornaient d’une traînée de poudre d’or pas vraiment naturelle. Un des siens se trouvait dans le secteur. Il ne se cachait d’ailleurs même pas. Maintenant qu’elle était plus attentive, elle sentait parfaitement les vibrations d’une aura magique à peu de distance derrière elle, là où les branches du grand cèdre s’inclinaient jusqu’au sol. Intriguée, elle se dirigea avec prudence vers l’arbre. Qui pouvait bien contrevenir ainsi aux ordres des Anciens, qui avaient interdit à quiconque de la contacter jusqu’au terme de sa punition ? 1867 Son visiteur attendit qu
Pierre fit tourner son véhicule pour s’engager dans la petite allée qui menait à la vaste demeure avec un sentiment de contentement absolu. Enfin, il allait la revoir. Depuis l’intervention inattendue de Gaëlle, la veille, pour le tirer des griffes de Sonia, il vivait sur un petit nuage d’allégresse. Un tel hasard ne pouvait pas être fortuit. Il s’agissait certainement là d’un signe du destin qui lui indiquait de suivre son cœur, malgré le prochain départ de la jeune femme. Car à quoi bon se voiler la face ? Il avait retourné la question sous tous les angles durant les dernières vingt-quatre heures, pour en revenir toujours à la même conclusion : il était bel et bien victime d’un coup de foudre. Un de ceux qui existaient dans les livres qu’il aimait lire enfant, et auxquels il ne croyait plus depuis qu’il avait dépassé le stade de l’adolescence. D’illustre inconnue il y a une semaine encore, G
Le matin les trouva enlacés dans le grand lit à baldaquin. Nichée au creux de l’épaule de son nouvel amant, Gaëlle s’éveilla avec un sentiment de béatitude absolue. Levant les yeux, elle croisa le regard limpide de Pierre qui l’observait. — Bien dormi ? lui demanda-t-il. — Merveilleusement », répondit-elle en s’installant plus confortablement contre son torse. La main posée sur sa hanche s’anima d’un léger mouvement sur le satin de sa peau, et elle se lova davantage contre le jeune homme pour profiter de ce réveil tout en douceur. Piquant d’un baiser la clavicule sous sa joue, elle songeait à s’abandonner à d’autres câlins, lorsqu’elle ressentit soudain le bourdonnement caractéristique d
Les jours suivants s’égrenèrent en une succession de joies simples et de bonheur à dévorer à deux. Émerveillé par la femme pétillante et pleine de surprises que le hasard avait mis sur son chemin, Pierre vivait sur un petit nuage. Il était certain d’avoir découvert la compagne de sa vie. Cela le désolait un peu pour Sonia, mais entre une amitié amoureuse pas même éclose et la tendre passion qui le poussait vers la jolie brune, son cœur n’hésitait pas un instant. Il évitait simplement de songer au départ annoncé de son amante, retranchant cette information dans un coin de son esprit. Après sa sortie précipitée du lit le matin de leur premier réveil, Gaëlle était revenue se fondre entre ses bras pour enfouir son visage dans le creux de son cou. Il avait d’abord cru qu’elle cherchait simplement à se réchauffer, mais en serrant contre lui son corps tiède, il avait compris son erreur. Ses membres raidis et son sil
Fin janvier, Gaëlle adressa une invitation à Pierre pour la reprise d’une comédie musicale futuriste qu’elle avait précédemment aidé à monter. Le jeune homme n’hésita pas une seconde à poser trois journées de congé pour la rejoindre. Malgré le couac de la semaine de Noël, il faisait entièrement confiance à Sonia pour s’assurer de la bonne marche de leurs projets en cours. Il ne s’absentait que trois jours, et la jolie rousse se montrait une assistante toujours aussi assidue et efficace. Elle n’était jamais revenue sur sa rencontre avec Gaëlle et la désillusion qui s’en était suivie. Leurs rapports se concentraient dorénavant sur le travail, et Pierre considérait que l’incident était clos. Il préférait maintenant s’abstenir de tous rapprochements autres que ceux liés au travail. Il ne pouvait néanmoins ignorer les regards parfois un peu appuyés de son assistante. Il lui parlait donc à doses hom
Contrairement à ce qu’espérait Pierre, Sonia n’avait pas renoncé au désir de se rapprocher de lui. Et plus le jeune homme prenait ses distances, plus ce désir l’obsédait. Elle n’avait pas l’habitude qu’on la dédaigne, et encore moins de se voir coiffée au poteau par une femme surgie de nulle part. Elle était persuadé que son charme naturel et ses qualités étaient des atouts de séduction suffisants pour qu'on la remarque, et elle prenait rarement la peine de faire le premier pas lorsque quelqu’un lui plaisait. Cela renforçait son impression de posséder un pouvoir particulier. Elle aimait cette idée, et elle en jouait. Mais apparemment, elle avait surévalué cette tactique avec Pierre. Elle s’en mordait d’autant plus les doigts qu’elle ressentait véritablement quelque cho