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CHAPITRE 6

St Gaudens 2014

Le ministère de la Justice avait eu une lubie de communication. Chaque établissement scolaire devait avoir une présentation des métiers de la police par des policiers. Le commissaire Pichery avait envoyé le seul qui n’avait pas encore le moyen de protester. Tout nouveau chef de groupe, mais sans réelle équipe, celui dont il ne savait pas trop quoi faire. Son caillou dans sa chaussure, tout frais émoulu : Le capitaine Damien Sergent.

Damien venait de finir son exposé devant trois classes de jeunes de terminale. L’auditoire n’était pas le plus concentré qu’il soit. Le flic trouvait tout de même les grands ados assez réceptifs, mais dès que la sonnerie annonça la fin des cours, l’amphi se vida et les élèves partirent... une vraie volée de moineaux. Tous, sauf un. Un seul vint le voir, un jeune beur qu’il avait déjà repéré dans l’assistance.

Depuis son arrivée, le capitaine essayait de constituer un groupe de police judiciaire. On l’avait parachuté à Saint-Gaudens, proche de la frontière espagnole, à mi-chemin entre l’océan et la mer Méditerranée. Il n’osait pas encore se prononcer : était-ce une punition ou une réelle opportunité ? Ce qui était certain, en revanche, c’est que les moyens n’y étaient pas. Il avait une bonne idée de ce qu’il fallait pour bien bosser : un adjoint solide avec de la bouteille, un procédurier, il fallait aussi un bon élément en informatique.

Damien recherchait un informaticien, il avait trouvé Yannis... Le jeune beur qu’il avait rencontré ce jour-là était en quête d’avenir. Il n’avait rien du geek tel qu’on se l’imagine. Non, Yannis était beau, pas athlétique, mais bien bâti tout de même. Son corps trahissait un certain goût pour l’activité sportive. 

Ils avaient discuté à bâtons rompus pendant une demi-heure après la conférence. Damien lui avait donné sa carte, Yannis avait promis de le rappeler.

Et il ne l’avait pas fait. Du moins, pas tout de suite. 

Six mois après leur première rencontre au lycée, le policier reçut un coup de fil. C’était un peu avant les épreuves du bac :

– Allo, capitaine, c’est Yannis Amraoui, vous me remettez ?

– Lycée Bagatelle, bien sûr, ça fait un moment. Je suis content de t’entendre, comment vas-tu ?

– Bien, bien… il semblait absent, puis, quelques instants plus tard : en fait pas trop, j’ai fait une connerie…

Damien, avait alors craint le pire, mais au départ, ce n’était qu’une bêtise de jeunesse. Pour aider sa petite sœur à améliorer son bulletin de notes, il avait trouvé une faille, piraté le réseau du collège, modifié le bulletin trimestriel, et était ressorti, ni vu ni connu. Comme si de rien n’était, sans laisser de traces.

La sœurette était revenue avec un carnet de notes inespéré, elle avait ainsi évité la correction promise de longue date par leur beau-père. Celui-là, c’était une vraie peau de vache ! Il avait la main lourde et le vin mauvais. À la base, il n’y avait pas de mal à vouloir protéger sa sœur. Les problèmes avaient commencé quand la jeune Layla s’était vantée des compétences de son aîné auprès de Nat, sa meilleure amie. Un soir, une bande de tristes voyous était tombée sur le paletot du petit génie... Menaces, couteau sous la gorge, et j’en passe. Yannis dut refaire le coup de l’introduction dans le réseau scolaire, mais pour des motifs beaucoup moins chevaleresques : racket, extorsion et autre !

Les vauriens, par l’intermédiaire du jeune Amraoui, avaient eu accès aux informations confidentielles des familles… On n’imagine pas tout ce que l’on peut apprendre sur une fiche de renseignement scolaire.

Les pressions sur le geek devinrent quotidiennes. Petit à petit, il commença même à s’y habituer. Cela faisait quatre mois et demi que le hacker faisait face, essayant d’offrir le minimum de données sensibles. Sentant leur fournisseur d’informations moins réceptif, moins influençable et potentiellement moins efficace, ils passèrent à un stade supérieur. Débutèrent alors les menaces de viol sur Layla... Yannis comprit dès lors que la situation lui échappait et qu’il ne pourrait plus s’en sortir seul.

Il eut sa meilleure idée de l’année en appelant Damien Sergent. Il était incapable de dire pourquoi il avait décidé de lui faire confiance, l’important c’est qu’il le fit. Yannis expliqua tout par le menu, n’omettant aucun détail, n’essayant même pas de minimiser son action. Il resta factuel, son premier rapport de flic en quelque sorte.

-Qu’est-ce que je vais pouvoir faire pour m’en sortir capitaine ? Je vais aller en prison, n’est-ce pas ?

Cette dernière phrase avait interpellé le policier. La résignation et le désespoir dans le ton avaient le lustre de la sincérité.

– Ne t’inquiète pas trop, je vais essayer de te sortir de là avec le minimum de casse. Explique-moi comment ils procèdent.

– Je sors des infos. Au début, j’en montre le moins possible, je leur dis que c’est difficile et très risqué. C’est du flan, je peux tout voir. J’ai un accès sans limites aux fichiers et aux vidéos surveillances. Heureusement ils ne savent pas tout ! J’ai craqué le coffre-fort numérique de l’école, j’ai récupéré tous les mots de passe du LSU.

– Le LSU ?

– Oui, le Livret scolaire unique, le dossier informatique partagé entre l’école et les parents. Il y a une archive « soi-disant sécurisée », dans laquelle tous les mots de passe sont stockés. Je me suis vite rendu compte que les parents utilisent souvent le même mot de passe, pour leur accès bahut et pour leur compte mail à la maison.

-Vrai ?

– Vous ne pouvez pas imaginer, au moins un sur deux…

– Et que font-ils avec ?

– Ben, au début, ça commence soft. Ils vont voir la cible, lui disent qu’ils connaissent son domicile, où travaillent le père, la mère, les écoles des frères, des sœurs, etc. Après, je dois entrer sur le réseau de la famille, en général c’est facile. Avec le dossier scolaire, j’ai déjà le mail, les coordonnées téléphoniques, les adresses, les dates de naissance. La plupart du temps, j’ai le mot de passe. Sinon, j’use d’un peu plus de temps, mais j’arrive à entrer. Une fois dans la place, j’ai accès aux photos, j’ai des infos, parfois c’est assez trash. Ensuite commencent les menaces. Tu me files cent euros ou je viens cambrioler. Tu m’en refiles cinquante ou je m’occupe de ta sœur. Encore cent, sinon j’envoie la photo de ta mère à poil à tous ses collègues de la pharmacie. Si la cible rechigne à payer, ils expliquent : Le fameux message aux collègues, avec la mère nue, sera signé par lui et envoyé depuis sa boîte mail. Souvent, je transmets un mail depuis sa boîte pour prouver qu’on peut le faire. Ils donnent toujours, tout y passe, les économies, le vol dans le sac à main, ils vont même taxer la mamie.

– Les vidéos surveillances, ils savent que tu y as accès ?

– Pas tout à fait, je leur ai fait croire que je pouvais les désactiver, donc ils me donnent le numéro de la cam que je dois couper le temps de faire leur affaire. Comme ils sont un peu cons, ils pensent que c’est un système ancien, en vision directe, sans enregistrement, juste pour le vigile. 

– Et bien sûr, ce n’est pas le cas…

– Non, c’est un archivage glissant sur toutes les caméras. Tout est stocké sur un disque dur dédié. En cas de soucis, les vigiles peuvent remonter jusqu’à six jours en arrière, sauf quand je désactive... mais je ne les arrête jamais, en fait. Je n’enregistre juste plus pour le lycée, mais pour moi.

– Il y a le son ?

– Je vois où vous voulez en venir, capitaine, j’y ai déjà pensé. J’ai pu l’activer sur certaines cams, mais elles ne l’ont pas toutes, il n’y a pas de logique, mais eux ne le savent pas !

– Et pourquoi n’es-tu pas allé voir les flics plus tôt ?

– Ben, casser un réseau scolaire pour tirer des infos, je sais où ça peut me mener. Je pensais pouvoir gérer seul, mais là, ça va trop loin. Les dégâts pour les autres vont être trop graves, je n’assume plus du tout. Vous savez, les histoires de bien et de mal... de juste et tout le reste... ça me bouffe, ça m’empêche de vivre. Il y a même des jours où je pense me faire sauter le caisson. Je ne vois plus de solution pour sortir de ce bordel. Aidez-moi... s’il vous plait.

La dernière phrase serra le cœur du flic. Il y avait une telle sincérité chez ce gamin, un tel désarroi dans le propos ! Ce gosse méritait une seconde chance. De plus, avec un tel talent, il valait mieux le ramener dans le droit chemin plutôt que le laisser du côté obscur. Il était à la croisée de deux routes : soit il s’en sortait, et cette expérience serait une leçon pour toute une vie, soit il en payait le prix fort : la prison le briserait, il serait repéré par des gangs et alors…

– Je pense, Yannis, que je peux t’aider si tu me fais confiance ! Je te promets de mouiller la chemise pour toi. Je ne peux pas m’engager davantage. Je suis désolé, les faits sont très graves.

– Merci capitaine, je n’en demande pas plus. 

Et Yannis lui fit une confiance aveugle.

Damien avait tendu une souricière. D’abord, il avait récupéré les films où l’on voyait le pirate informatique se faire malmener pour donner des informations. Ça avait servi à convaincre sa hiérarchie du fait que le petit geek était de bonne foi et coopératif.

Les voyous avaient été pris la main dans le sac, en « action » et tous superbement filmés, avec sons et couleurs, grâce aux caméras vidéos du lycée. Les preuves étaient accablantes, et pour des délits majeurs : extorsion, attouchements, violence avec arme, etc.

Après une âpre discussion avec le capitaine, le proviseur avait renoncé à toute plainte contre Yannis. Le deal était simple : « OK, je n’enfonce pas Amraoui, mais il consolide la sécurité informatique de l’école ». Un bon arrangement valait toujours mieux qu’un mauvais procès. Il avait surtout évité de mettre le scandale sur la place publique. Le chef d’établissement avait évidemment compris l’intérêt qu’il avait à ce que la passoire qui faisait office de réseau informatique ne fasse pas les gros titres.

Le procureur avait négocié avec les avocats des escrocs. L’abandon du délit lié au piratage informatique pour Yannis contre l’abandon d’une certaine partie des charges pour leurs clients.

Comme par enchantement, le prénom Yannis et le nom Amraoui disparurent complètement de toute la procédure. En 2016, le petit protégé du capitaine intégra l’ENSAPN4 98 chemin du commandant le Goff à Toulouse. Il venait de réussir haut la main le concours d’entrée... avec la meilleure moyenne nationale en informatique.

Sitôt promu gardien de la paix, et contre l’avis du commissaire Pichery, il avait rejoint le groupe du capitaine Sergent. Il est de coutume, pour un agent de la paix, de faire ses armes en commissariat avant d’intégrer un groupe de police judiciaire, mais Damien était maître de ses recrutements. Frédo, son second, aurait aimé quelqu’un de plus capé, mais le chef devait avoir ses raisons. S’il savait le Frédo, la logique des chiffres est implacable ! Pichery avait dit à la sous-préfète qu’il montait un groupe PJ et il l’avait fait, hélas, les budgets étaient bloqués. Elle devait bien rire à présent, à l’idée de voir ce petit groupe vivoter, avec un taux d’élucidations bien en dessous de la moyenne... Elle en profitait pour remplir son dossier contre Pichery ! On ne sait jamais… Les outils de pression contre un divisionnaire pouvaient toujours servir.

Faire vivre un groupe d’enquêteurs à trois, dont un procédurier qui reste au clapier en permanence, est une vraie gageure, d’où l’idée de Damien. On lui refusait le recrutement d’un gradé, OK, on lui refusait un agent confirmé... encore OK ! Un débutant, personne n’avait osé le lui contester. Il en souriait encore.

On voulait qu’il se casse les dents pour pouvoir le lui cracher à la gueule... très bien, ils allaient bien voir ! Il savait où il allait avec le petit, eux ne le connaissaient pas, lui, oui !

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