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Chapitre 1

Son écharpe en laine remontée sur son nez, Octave longe la Seine d’un pas vif. Dans le froid mordant du mois d’avril, l’aube s’étire lentement au-dessus de la capitale, faisant miroiter ses rayons de lumière colorés à la surface des eaux sombres du fleuve.

La ville s’éveille et la brume matinale se dissout avec paresse au gré des minutes écoulées. Octave a été prévenu aux aurores que sa présence était requise au plus tôt. Un coursier avait tambouriné à sa porte et, les paupières encore lourdes de sommeil, il avait parcouru la missive de son supérieur. Sa lecture avait eu tôt fait de le réveiller : un meurtre s’était déroulé durant la nuit, une prostituée. En temps normal, Octave aurait été surpris que la mort d’une catin interpelle ainsi son chef, dénué d’empathie et de pitié. Mais l’ouverture de l’Exposition universelle approchait à grands pas. Clotaire de Belleville, qui dirigeait d’une main de fer la Sûreté générale au sein des locaux de la préfecture de police, avait l’espoir fou d’éradiquer les violences urbaines avant, et pendant cette période faste.

Ce rôle lui était dévolu, et la criminalité devait fondre comme neige au soleil s’il voulait quelque éloge dans les colonnes des journaux. Un pari loin d’être gagné, car la cohabitation entre les humains et les espèces surnaturelles était sans cesse jalonnée de heurts et d’obstacles.

Octave repense à ces cinq dernières années. Le monde avait été bouleversé. Des créatures, qu’on croyait n’appartenir qu’aux légendes, s’étaient révélées au grand jour, avec le souhait d’intégrer la société humaine. Selon leur degré de violence et de perversité, elles avaient été catégorisées, d’une part les Féeriques, de l’autre les Maléfiques. Paris avait vu sa population tripler avec la venue en masse de ces êtres. Le président Loubet et les Parisiens avaient toléré cette migration, avec le secret espoir d’imposer la Ville Lumière comme « Capitale des peuples » dans le monde entier.

Le jeune homme se souvient des détracteurs qui avaient manifesté, craignant que les Maléfiques ne sèment le chaos dans leur quartier. Des affaires criminelles étaient restées inexpliquées, mais le pire avait été évité. Des professions avaient été attribuées aux Maléfiques, à qui l’on avait offert les faveurs de la nuit. Ils évoluent depuis dans les tavernes, les bordels, les usines et dans les forêts. Les espèces chasseresses régulent la propagation des nuisibles tandis que les plus fourbes d’entre elles se chargent de brasser l’argent qui coule à flots dans les bars d’opium et autres lieux de débauche.

À l’inverse, les Féeriques évoluent dans les milieux artistiques, liés au spectacle ou rattachés aux domaines culturels. Ils régalent la société parisienne de leurs chants magiques et de leurs couleurs chatoyantes.

Certaines activités avaient éclos le long des rues, des diseuses de bonne aventure, mais aussi des herboristes, sorcières douées de magie blanche. Elles s’étaient associées aux médecins traditionnels, pour un partage des savoirs et des pratiques. Paris était ainsi devenu une référence dans l’art de soigner les maux.

Dans l’ombre, des sorcières pratiquant la magie noire s’étaient également installées, monnayant de funestes sortilèges entraînant mort et folie.

Chacun sait que ces pratiques existent malgré l’éthique déontologique prônée par le gouvernement. Beaucoup ont conscience que pour réguler un nombre d’habitants toujours croissant, des sacrifices demeurent nécessaires.

Cette répartition des tâches satisfait les bonnes gens, songe Octave.

L’esprit embrumé par toutes ces problématiques, il poursuit son chemin, redoutant les foudres de Clotaire et le cadavre qu’il va découvrir. Pour que cet imbécile ait pris la peine de lui envoyer un coursier, l’état de la dépouille devait être particulièrement malplaisant. Il longe le quai de Montebello le cœur lourd, ne jette pas même un regard à Notre-Dame, qui se dresse fièrement sur sa droite.

Il bifurque au niveau du petit pont, une jolie voûte en arc de cercle surplombant la Seine, pour rejoindre la rue de la Cité qui le mène enfin à la préfecture de police, là où se trouve son bureau d’auxiliaire.

Lorsqu’il entre dans les locaux, son cœur s’emballe. Il ignore de quelle manière il sera reçu, mais contre toute attente, Clotaire est absent.

— Hé Octave ! Le chef a dit que tu devais le rejoindre rapidement derrière le Moulin Rouge. Paraît qu’une catin s’est fait mettre en pièces. J’espère que t’as le ventre vide, parce qu’apparemment, c’est pas beau à voir…

Son collègue repart l’air désolé, haussant les épaules. Après tout, c’est un fait divers comme beaucoup d’autres, surtout près du Moulin Rouge. Ce cabaret est réputé pour sa fumerie d’opium, la plus importante de la capitale. Octave n’en a jamais consommé, il trouve que la Fée brune, comme ils l’appellent, rend les humains fous et désinhibés. Rien d’extraordinaire à ce qu’une racoleuse fasse une mauvaise rencontre durant la nuit. Octave prend un carnet qu’il glisse dans la poche de son manteau et ressort aussitôt. Il hèle un fiacre pour se rendre jusqu’au dix-huitième arrondissement, ensuite il n’aura qu’à suivre les badauds qui joueront des coudes pour jouir du spectacle. Il est convaincu que les commérages sont une façon d’attirer l’attention et d’être écouté. Cette curiosité malsaine n’est que le résultat d’un gouvernement négligent, plus enthousiasmé par les créatures surnaturelles que par ses propres citoyens.

Il peine à s’extraire de la foule, mais parvient à rejoindre le cercle que forment ses confrères autour de la scène de crime.

Comme un chien enragé, Clotaire de Belleville semble prêt à le saisir à la gorge. C’est un homme courtaud et bedonnant, le visage rougeaud constamment déformé par la colère. Il darde sur Octave ses petits yeux noirs, sa moustache hirsute tremble, signe précurseur d’une vague de mépris et d’insultes, hurlée à grand renfort de gestes amples et nerveux.

— Bon sang, c’est pas trop tôt ! vocifère-t-il afin que tout le monde l’entende. Pendant que vous étiez bien au chaud dans votre lit douillet, d’autres s’activaient à sécuriser cet endroit ! Allez donc voir cette bougresse impossible à identifier !

Clotaire s’éloigne de son pas lourd et Octave respire de nouveau. Son supérieur le hait depuis qu’il a pris ses fonctions dans ce service. Ce n’est qu’un auxiliaire, mais un élément prometteur. Grand et élancé, il possède une nonchalance qui insupporte Clotaire, c’est un garçon réfléchi et intelligent, doté d’un sens de la déduction que beaucoup lui envient. Par ailleurs, ses yeux vairons lui confèrent cette étrangeté dont raffolent les Parisiennes.

Clotaire a conscience de l’avenir prometteur qui attend Octave s’il poursuit dans cette voie, et cela le met hors de lui.

Le jeune homme braque son regard vers ce qui semble être la victime. Ses collègues reculent, le teint verdâtre et la nausée au bord des lèvres. Ce sont pourtant des gaillards, des hommes d’action qui font habituellement peu de cas de leurs découvertes. Ils l’observent avec compassion, et l’appréhension le gagne. Enfin, il comprend leur malaise. Au fond de l’impasse, entre deux poubelles, gît un amas de chair en bouillie. On devine qu’il s’agit d’un corps humain, car ses quatre membres reposent intacts à côté des restes en charpie. La chose qui a commis cette infamie a dévoré l’intérieur de l’abdomen et déchiré la peau avec une violence inouïe. Bras et jambes ont été sectionnés dans sa folie meurtrière. Octave presse un mouchoir contre ses narines, tente de maîtriser sa respiration et de juguler la colère qui monte en lui. Aucune créature ne mérite un sort pareil.

Durant un instant, le malaise le gagne, il sent un regard braqué sur lui. Sans qu’il puisse s’expliquer pourquoi, un filet de sueur coule le long de sa colonne vertébrale. Il se retourne vivement, scrute la foule et les alentours pour y trouver la personne, la chose, qui l’épie ainsi. En retrait, il aperçoit Clotaire en pleine discussion avec deux agents. Une femme se tient debout près d’eux et le fixe de ses grands yeux ténébreux. Elle est magnifique, une beauté orientale à faire tourner la tête des dieux. Mais Octave reste de marbre, à la fois gêné et indifférent à ses charmes. En revanche, fidèle à lui-même, Clotaire la dévore du regard. Son attitude lubrique évidente met mal à l’aise ses coéquipiers, mais la femme, elle, ne lui accorde pas un battement de cils et accroche ses prunelles à celles d’Octave. Le jeune homme chancelle un court instant puis cligne des yeux, perturbé. Lorsqu’il reporte son attention sur elle, elle s’apprête à monter dans un fiacre à la suite de Clotaire.

L’agitation soudaine de la foule le ramène à son enquête, il avise un photographe qui s’approche à grands pas, un Brownie à la main. Commercialisé chez leurs voisins américains depuis le mois de février, ce petit appareil photographique y est vendu pour la modique somme d’un dollar et commence à faire fureur pour ses prises de vue instantanées, surtout auprès des journalistes. Octave détaille le visage de cet homme sans âge, qui n’exprime nulle frayeur face au macchabée. L’auxiliaire comprend qu’il doit être habitué à pire et guide le travail pour obtenir un maximum de clichés, immortalisant les détails, même les plus anodins, dans la pellicule.

De légères exclamations brisent le silence pesant, respecté par une population choquée et contrite. Octave avise une petite femme replète qui tente de se frayer un chemin parmi les curieux. Elle reçoit l’autorisation de le rejoindre près du cadavre et se poste près de lui, un pli soucieux en travers le front. Elle lui arrive à la taille, possède une épaisse chevelure châtain, clairsemée par de fins cheveux blancs, retenue en un élégant chignon. Une paire de bésicles lui agrandit ses yeux, globuleux derrière les verres. Elle semble sympathique et pourtant, Octave sent qu’il va devoir mesurer ses propos en sa compagnie.

— Que puis-je faire pour vous ? la questionne-t-il, d’une voix douce.

— Je suis chargée de transporter ce qu’il reste de cette pauvre fille jusqu’à la morgue. Le docteur de Tulipier attend pour l’autopsier.

Octave remarque qu’à la mention du médecin, elle frémit. Il se demande comment se comporte ce dernier pour effrayer ainsi les petites gens comme elle.

— Si rapidement ?

La femme arque un sourcil, l’air moqueur.

— Vous préférez qu’elle reste plus longtemps ici à se décomposer ? Cela fait déjà plusieurs heures et voyez comme la rue empeste la mort.

Le jeune homme comprend l’idiotie de sa réplique et d’un signe de tête, l’invite à s’approcher. Il se demande de quelle manière elle va transporter la prostituée et comment le médecin parviendra à reconstituer le puzzle de son corps en charpie. Lorsqu’elle s’avance, prête à emporter la malheureuse, il remarque alors une paire d’ailes dans son dos. Elles sont fines comme la soie et leurs motifs forment des entrelacs étonnants. Elles sont aussi grandes qu’une main adulte et battent si vite qu’il peine à suivre leur mouvement des yeux.

— Excusez-moi, êtes-vous une fée ?

— Quelle perspicacité ! Le nargue-t-elle avec un sourire. Oui, on nous a confié la tâche, à moi et d’autres consœurs, de déplacer rapidement les corps mutilés aux abords de l’Exposition universelle. Moins tape-à-l’œil, voyez-vous…

Elle lui tourne de nouveau le dos et agite avec grâce son poignet dans les airs. Une baguette apparaît, ouvragée avec soin. Elle est épaisse au niveau de la paume, fuselée à son extrémité. Octave y devine dans les nervures naturelles du bois, un dessin complexe dont il ignore la signification. La baguette en main et sous le regard interloqué des habitants, elle prononce une formule à voix basse, un murmure qui se mêle au chant du vent :

— Corpucon Morguetran… Corpucon Morguetran… Corpucon Morguetran…

Elle abaisse sa baguette et décrit une vague dans le vide qui rappelle les dessins d’enfants. Son geste est léger et précis. À plusieurs reprises, elle réalise ce tracé, psalmodiant avec toujours plus de vigueur la formule qui permet de jeter son sort.

Au-dessus du cadavre, un petit animal apparaît, composé de filaments lumineux. La forme ovale et filandreuse possède de grands yeux qui semblent vous percer à jour rien qu’en se posant sur vous. Elle est hypnotique, inquiétante bien qu’inoffensive. De son corps jaillissent huit tentacules qui délimitent la catin. Ses restes s’illuminent, recouverts d’un millier de petites particules, étincelantes comme la lune. Les tentacules font léviter l’amas de chair jusqu’aux mains de la fée. Elle place ses paumes dessous, les doigts écartés et continue de réciter ses incantations devenues inaudibles pour une oreille humaine. Octave assiste, surpris, à la disparition progressive – mais totale – du corps. La stupeur gagne la foule et des dizaines de voix entremêlées s’élèvent pour n’en former plus qu’une.

Si les créatures surnaturelles étaient parvenues à se faire une place dans la capitale, le gouvernement avait réglementé l’utilisation de leur magie dans les lieux publics. Leur intégration n’est que partielle, pense Octave à regret. Le président Loubet ne tolère pas encore la démocratisation de leurs pouvoirs et ne remarque pas leur consternation.

— Je suis persuadé qu’à l’avenir vous serez libres de jouir pleinement des dons qui sont les vôtres, murmure l’auxiliaire à la fée.

— Merci beaucoup, j’espère que vous avez raison. Vous savez, lorsqu’elle est bien utilisée, la magie peut être à l’origine de très belles choses.

Les yeux de la fée se voilent l’espace d’un instant, assaillie par des souvenirs soudain alourdis par le poids de sa tristesse. Elle se reprend rapidement, pimpante et gaie, comme si de rien n’était.

— Je m’appelle Mélisaine. Peut-être aurons-nous l’occasion de nous revoir bientôt.

— J’espère que non !

Un sourire triste éclaire le visage du jeune homme. Il la regarde s’éloigner, emportant avec elle sa sympathie et sa douce quiétude. Il observe la foule qui se déplace mollement vers le boulevard de Clichy et se fond parmi elle. Là, il monte dans un fiacre et annonce la direction de la morgue au cocher afin d’y poursuivre son enquête. La mort de cette femme n’est pas surprenante, ce qui l’est, c’est la façon dont elle a été donnée. Cette sauvagerie, il le pressent, n’est pas du fait d’un humain. Aucun fou ne l’est assez pour commettre un crime si atroce. Il a ressenti l’inquiétude de la fée. Un Maléfique est probablement à l’origine de cette boucherie, mais pourquoi avoir laissé le corps comme ça, à la vue de tous ? De nombreuses questions le taraudent, malheureusement, aucune réponse ne s’impose à lui.

Confortablement assis sur la banquette en cuir de la voiture tirée par deux chevaux, il observe Paris défiler à travers les petites voilettes rouges accrochées aux fenêtres. Les enseignes luxueuses, les beaux appartements le long des boulevards, mais aussi, au loin, les fumées des usines qui recouvrent la pauvreté des bas-fonds de la ville. La morgue siège un peu plus loin, mais il tape deux coups contre la vitre.

— Laissez-moi ici s’il vous plaît, je vais continuer à pied.

— Comme vous voulez.

Le fiacre stationne en bordure du trottoir, dans l’alignement de Notre-Dame. Octave aime réfléchir dans l’édifice, l’unique endroit dans tout Paris où il parvient à trouver la paix intérieure. Il traverse la place à grandes enjambées, déjà bondée malgré l’heure matinale. Elle est devenue, au gré des avancées technologiques, la piste la plus convoitée pour embarquer à bord d’un dirigeable. Un seul engin est à terre : le Big Orno. Construit deux années auparavant avec l’aide des scientifiques du collège de Razbork, c’est le plus chic, et réputé indestructible. Il ressemble à s’y méprendre aux petits gastéropodes dont se délectent les habitants du bord de mer. Lorsqu’il est au sol, le dirigeable possède quatre pieds métalliques surmontés d’une immense coquille couleur rouille enroulée sur elle-même de façon régulière.

Des motifs y sont gravés avec minutie, une fresque marine représentant les espèces aquatiques des plus innocentes, aux plus dangereuses. Au sommet, là où la coque de l’appareil se termine en pointe, la pieuvre domine. Décidément, pense Octave, cet animal est présent en toutes circonstances : avec la fée Mélisaine, avec les scientifiques... Ses tentacules inspirent au jeune homme la performance, la rapidité et la polyvalence. Ils se vantent de faire avancer le progrès et le monde, au détriment de l’humilité, se dit Octave en grimaçant. Il entend les machines à vapeur qui ronronnent dans le ventre de l’appareil, comme une réponse à ses réflexions, émettant une fumée épaisse qui s’échappe par ses quatre pieds.

Les nobles aiment être vus ici, même si la majorité n’est pas en mesure de financer un vol de plaisance au-dessus de Paris. Ils aiment faire croire que l’argent ne leur manque pas. Les dames se pavanent, transforment le parvis de Notre-Dame en un tableau éclatant de nuances pastel et de motifs floraux. Certaines femmes tiennent de leur main gantée une ombrelle en dentelle dont le manche en bois ou en ivoire miroite grâce aux rayons du soleil. D’autres arborent d’immenses chapeaux, tous aussi ridicules les uns que les autres, pense-t-il. Ils ressemblent à des paniers garnis en équilibre sur des visages de porcelaine. Plus en retrait, les hommes, fiers comme des coqs, veillent et parlent de leurs juteuses affaires, d’argent et de pouvoir.

Octave secoue la tête et s’engouffre dans la cathédrale par la Porte de la Vierge, un portail glorifiant la montée dans les cieux de Marie, mère de Jésus-Christ et Reine du Ciel.

Dans la fraîcheur de l’édifice peu fréquenté à cette heure, il allume un cierge et prie. Il ne croit ni au Bien ni au Mal malgré la dévotion de ses parents. Octave croit en chaque espèce, croit en la bonté et la tolérance. Advienne que pourra lorsqu’ils se retrouveront tous devant leur Créateur. Il ne s’attarde pas, remonte un peu plus son écharpe pour se protéger des dernières brises de l’hiver.

La morgue se trouve derrière l’édifice. C’est un long bâtiment blanc qui attire chaque jour plusieurs milliers de visiteurs prêts à assouvir leur curiosité morbide en dévisageant les morts : les noyés, les suicidés, les assassinés qui sont exposés là, derrière des vitres, à la vue malsaine de tous. Ceux dont on ignore l’identité, dont on espère qu’ils seront réclamés. Des corps livides et abîmés dont se repaissent les ouvriers, hommes et femmes, rattrapés par l’ennui ; les gamins des rues et les meurtriers eux-mêmes, fiers de voir leurs victimes ainsi exposées. Octave pénètre dans le hall couvert où reposent les morts placés sous vitres. Il jette un coup d’œil circulaire aux badauds présents, tâchant de détecter un comportement suspect, mais rien n’attire son attention. Les gens font ce qu’ils font toujours : ils présument et commèrent. Seuls les humains se réjouissent de ce spectacle, désormais mentionné dans les brochures de tourisme. Les Féeriques et les Maléfiques ont davantage de respect et de pudeur pour leurs disparus.

Il n’a pas le temps de s’annoncer qu’un individu vient à sa rencontre. Il est grand et très mince, ses cheveux, blancs, retenus en queue-de-cheval, lui tombent jusqu’aux reins. Jamais il n’avait vu un homme coiffé de la sorte, les nobles n’apprécient pas les cheveux longs, qu’ils jugent dignes seulement des femmes. Octave frémit lorsqu’il croise le regard de ce mystérieux médecin, qui semble sonder son âme.

— Vous êtes Octave Cinib, si je ne m’abuse ? Je suis Anastase de Tulipier, le légiste de ce tombeau.

Sa voix est chaude et cristalline. Il se dégage de cet homme plus de noblesse que chez tous les nobles de la capitale réunis. Son sourire avenant incite à la confiance, bien qu’une aura particulière l’enveloppe. S’il n’avait pas eu l’air si humain, Octave aurait parié qu’il était l’un de ces buveurs qu’il n’avait encore jamais rencontrés.

— En effet, réussit-il à articuler d’une voix chevrotante.

— Parfait. Monsieur de Belleville m’a informé de votre arrivée imminente il y a de cela près d’une heure.

Il le dévisage d’un air entendu, Octave est vraiment en retard. Il cherche désespérément une excuse, mais le médecin ne lui en laissa pas l’occasion.

— En ces heures sombres, nous avons tous besoin de prier.

— Mais comment savez-vous que…

— Je l’ignorais, rétorque-t-il, son sourire toujours suspendu à la commissure de ses lèvres. Mais j’imagine que la découverte de ce corps ce matin vous a chamboulé. Qui ne le serait pas ?

— En effet… Avez-vous du nouveau ? Questionne l’auxiliaire, pressé d’échapper au regard scrutateur du médecin.

— Suivez-moi, je vous en prie.

D’un geste ample, il invite Octave à s’avancer vers une porte scellée au fond de la pièce. Un sort magique en protège l’entrée. Anastase y pose ses deux paumes, et le jeune homme observe ses mains, longues et fines, et ses mouvements empreints de grâce. La porte émet un bourdonnement, comme si un système à vapeur était dissimulé à l’intérieur de celle-ci. Un léger déclic retentit puis elle s’ouvre sur une profonde obscurité. Par politesse, Anastase laisse son hôte descendre l’escalier de fer en premier, une construction en spirale dont on ne voit pas l’extrémité.

— Faites attention, c’est sombre ici. J’apprécie l’obscurité, moi qui travaille sous une lumière électrique chaque jour. Elle a tendance à m’abîmer les yeux.

— Je ne pensais pas que vos salles d’examens se trouvaient dans les profondeurs du bâtiment…

— La fraîcheur aide à la conservation des corps, plus nous nous enfonçons, plus la chaleur se dissipe. N’ayez crainte.

— Je n’ai pas peur, réplique Octave plus durement qu’il ne l’aurait voulu.

Il n’apprécie pas d’être considéré comme un enfant à cause de son âge. Il poursuit sa descente en silence, et ne peut réprimer la sourde angoisse que lui inspirent cet homme étrange et cet endroit lugubre. Savoir que Clotaire l’a envoyé ici ne le rassure pas non plus. Son supérieur teste forcément ses compétences, mais attribuer pareille enquête à un novice n’est pas prudent, pense Octave. Il craint un instant que ce médecin ne soit missionné pour l’éliminer. Ses angoisses s’apaisent lorsque la lumière l’accueille en bas des marches.

— Mon laboratoire se trouve par ici, suivez-moi, je vous en prie.

Anastase prend la tête et Octave tente de reprendre contenance. La pièce dans laquelle ils entrent est d’un blanc aveuglant, éclairée par des projecteurs disposés aux quatre coins.

— Je n’ai jamais vu de diffuseurs de lumière aussi impressionnants !

— L’électricité fait des merveilles, mon cher. Bientôt, nous nous demanderons comment nous avons pu nous en passer. Venez, approchez.

Le corps de la femme repose au centre d’une grande table métallique. Elle n’est en rien comparable avec l’horrible amas d’os et de chair qu’Octave a vu quelques heures plus tôt.

— Vous avez réalisé un travail d’orfèvre ! s’exclame Octave, fasciné.

— Je connais l’anatomie humaine sur le bout des doigts ! Ce n’est pas difficile, pour moi, de repositionner chaque élément à la place que Dieu lui a donnée, une petite aide magique a ensuite été la bienvenue pour un aspect… moins brouillon, si vous voyez ce que je veux dire…

— Je vois, oui… J’ai remarqué ce matin qu’il n’y avait pas de sang, ni sur le sol ni à l’intérieur de son corps. Avez-vous une explication ?

Anastase fronce légèrement les sourcils, hésitant à livrer ses informations.

— J’imagine qu’il a été transporté, lâche-t-il enfin. Jeté par terre comme les détritus… Cela expliquerait en partie l’absence de sang sur les pavés.

— Et à l’intérieur du corps ? Même si la créature l’a dévoré, il devrait y avoir des traces sur les membres déchiquetés, sur les organes ou les os...

— Quelles sont vos suppositions, Monsieur Cinib ?

— Je pense qu’il n’y avait pas qu’un seul meurtrier. Ne serait-ce que pour transporter le corps comme vous le suggérez. Je pense aussi qu’un buveur est peut-être à l’œuvre, ici.

— Sa gorge a été déchiquetée, je n’ai aucun élément en ce sens à vous affirmer. De nombreuses espèces peuvent vouloir récolter du sang. Les humains, pour leurs expériences toujours plus démentes, les Maléfiques dont les buveurs, mais aussi les sorcières noires et bien d’autres… Cela fait un panel de suspects assez large. Sans oublier les dégénérés sous le joug d’une consommation excessive d’opium, qui peuvent aussi s’avérer être des Féeriques…

— Pourquoi avoir réduit cette malheureuse en bouillie ?

— Il ne faut pas nécessairement croire en une association de malfaiteurs, ici, Monsieur Cinib. Peut-être qu’un animal vagabond a découvert le corps avant vous. La faim concerne aussi les bêtes, vous savez. Certaines espèces s’introduisent dans la ville, car nos poubelles et nos trottoirs débordent de déchets. Même si c’est extrêmement rare, certaines races de chauves-souris peuvent sucer le sang des humains...

— Autrement dit, une multitude de pistes à explorer m’attend, soupire Octave.

— N’en négligez surtout aucune, ne faites pas l’erreur de condamner d’office les Maléfiques comme beaucoup le font.

— Je ne les accuse pas plus que d’autres, je vous assure, s’excuse maladroitement Octave qui en vérité, n’éprouve aucune animosité envers les créatures surnaturelles.

— Après examen, ce que je peux tout de même affirmer, c’est que le meurtrier a prélevé le pancréas et les organes adjacents. J’ai relevé des traces d’incisions nettes, réalisées avec un objet métallique. Probablement un scalpel ou une paire de ciseaux.

— Le pancréas ? Mais enfin, qui diable aurait besoin de cet organe ? La majorité de la population ignore même à quoi il sert…

— Trouver le mobile est votre travail, pas le mien. Je constate simplement. Celui ou celle qui a opéré l’a fait avec une grande dextérité. Ce n’est pas un organe facile à atteindre. Ce que je peux vous conseiller, c’est d’orienter vos recherches vers les professions en lien avec l’anatomie. Les médecins, les scientifiques et même les bouchers.

— Et écarter l’idée du meurtrier surnaturel ?

— Comme je vous l’ai dit, il ne faut négliger aucune piste.

Octave prend congé du légiste après avoir consigné toutes les informations dans son carnet. Il est soulagé de quitter cet endroit sinistre. Malgré la propreté de la salle d’examen, la pièce reste imprégnée d’une épouvantable odeur de mort. Le corps de la prostituée a commencé sa décomposition après avoir passé une partie de la nuit à pourrir dehors. Il n’arrive pas à se débarrasser de cette odeur, un parfum de viande avariée et d’excréments qui lui emplit les narines, qui imprègne désormais ses cheveux et ses vêtements.

L’air frais le revigore et il constate que les touristes sont toujours plus nombreux à dévisager les cadavres. Il presse l’allure pour gagner la préfecture et faire part de ces nouveaux éléments à Clotaire.

En quittant l’établissement, tête baissée et les méninges tournant comme des rouages à plein régime, il heurte maladroitement une femme. Il relève alors la tête, prêt à se fondre en excuses, mais le regard que darde sur lui l’inconnue le contraint à garder les lèvres closes. Elle ressemble à une gitane, possède une peau dorée, des cheveux noirs comme l’ébène qui lui arrivent à mi-cuisses, et des yeux sombres, glaçants. Il se dégage d’elle une force puissante qui le raidit sur les marches. Lorsqu’elle détourne la tête et poursuit son chemin jusqu’à l’intérieur de l’établissement, Octave sent l’étau se desserrer autour de son cœur. Il reprend son souffle et s’éloigne rapidement, l’esprit agité, assailli par le doute.

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