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Symbiose
Symbiose
Penulis: Camille Salomon

L'Auteure + Prologue

Penulis: Camille Salomon
last update Terakhir Diperbarui: 2021-06-29 15:20:56

Née en Bretagne, Camille Salomon est autrice de romans jeunesse, de romans de l’imaginaire, de nouvelles et de contes. C’est sur les falaises, au son des vagues qui s’écrasent contre les rochers qu’elle puise son inspiration. Fille du vent en proie aux monstres dissimulés dans les méandres de son esprit, elle voue son admiration sans bornes aux contrées fantasques, aux récits oniriques et horrifiques. Camille est également correctrice et se délecte des univers proposés par les autres auteurs, qu’elle prend plaisir à sublimer.

« Ce sont là les secrets de la ville. Certains seront un jour dévoilés, d’autres jamais. Mais la ville garde toujours son visage impassible. Elle ne se soucie pas plus des œuvres du démon que de celles de Dieu ou de l’homme. La ville s’y connaît en ténèbres et les ténèbres lui suffisent. »

Salem, Stephen King

Au cœur de la Ville Lumière, dans la pénombre d’une rue privée d’éclairage, une silhouette se meut, silencieuse, d’un pas lent et assuré. Dissimulée par la mélasse sale et nauséabonde des bas quartiers, ses contours sont flous, presque irréels. Elle a le port altier, un haut-de-forme et une cape noire qui dévoile à peine son corps long et gracile. Elle avance la tête basse, cachant aux yeux du monde les traits parfaits de son visage d’albâtre. Les gueux qui croisent son chemin au détour des venelles, détournent le regard, pressant l’allure pour rejoindre les boulevards rassurants de la capitale, ses quartiers frivoles et l’éclat vif des lampes à arc.

À ses côtés, une créature malingre se déplace d’un pas chaloupé : un monstre aux côtes saillantes et aux pattes démesurément longues. Ses griffes recourbées laissent des sillons sur les pavés asymétriques qui tapissent les artères de la capitale. Son poil ras et rêche est d’un gris profond que viennent nuancer les reflets argentés de la lune, haute dans le ciel. Ce qui terrifie les traîne-misère ivres et crasseux qui déambulent dans le quartier, ce sont sa gueule triangulaire et ses yeux déments, la sclérotique constellée de nervures rouge sang. Sa mâchoire est une invitation à la mort, un trou noir et béant qui rappelle l’antre des Enfers. Pourvue de crocs aussi affûtés que la meilleure lame du barbier, la créature peine à retenir la bave qui mousse à l’ourlet de ses babines retroussées.

— Cesse de baver de la sorte, c’est répugnant. Si tu pouvais au moins faire montre d’élégance. Regarde-moi ! N’imposé-je donc pas le respect ?

Un grognement sourd lui répond, un son guttural remonté des entrailles de la Bête.

— Bien, après tout, je ne sais pas ce que j’espérais. Nos familles sont vraiment aux antipodes l’une de l’autre.

La silhouette ralentit, aux aguets. Une odeur lui a empli les narines, a excité ses sens. L’arôme sucré de l’hémoglobine, d’un cœur qui palpite dans une maigre poitrine.

— Elle est là.

Sa voix, jusqu’alors douce et bienveillante, est soudain métallique. La chasse a débuté, la proie est bientôt acculée.

La prostituée fredonne et titube lorsqu’elle pénètre dans la ruelle, prenant appui contre les parois du mur pour soutenir son corps amaigri. Son chant est mélancolique, son air perdu dans un ailleurs qu’elle seule connaît, un lieu tenu secret sous la lourdeur de ses paupières mi-closes. Sa pâleur fait rayonner son visage dans l’obscurité. Elle a les cheveux sales et emmêlés, l’haleine avinée et des fripes déchirées et crottées. Pourtant, lorsqu’il la voit, il lui trouve une beauté singulière. Sa candeur semble faire d’elle une bonne personne.

Anglaise, pense-t-il en se rapprochant d’elle avec discrétion. Sa voix résonne de plus en plus distinctement à mesure que l’espace entre eux s’amenuise, alors il entend sa complainte, claire et puissante, qui s’élève dans la nuit.

“ Only a violet I plucked when but a boy,

And oft’ times when I’m sad at heart, this flow’r has given me joy ”

Ses doigts serrent un peu plus fort la poignée cuivrée de la mallette en cuir qu’il transporte chaque nuit. La vile créature s’écarte, émet des râles profonds avant de disparaître dans la brumaille, les yeux de plus en plus fous.

— Bonsoir Milady.

La voix suave de l’homme fait se retourner la candide éméchée. Surprise d’être abordée par un gentleman si séduisant, elle oublie ses peurs, sa tristesse et sa colère. Elle pense aux billets qu’elle va empocher si elle le satisfait, à la chambre qu’elle pourra payer pour dormir un peu.

— Bonsoir m’sieur. Qu’est-c’que fait un beau gars comme vous par ici ?

Sa voix tremble, elle est frigorifiée dans les tissus humides, mélange de bière et d’urine, qui composent sa tenue. Elle sait son français incertain et se maudit de s’être mise si misérable alors qu’elle pouvait encore trouver quelques clients. Avec maladresse, elle tente de coiffer les boucles blondes encrassées qui recouvrent ses épaules, de lisser du plat de sa main les volants de sa jupe tachés à cause de son dernier client.

L’homme la regarde avec pitié et se demande quel genre de femme elle deviendrait s’il la transformait. Il voit sur elle les cicatrices que lui ont laissées la misère et la solitude, songe à ces boutons de fleurs fanés, cueillis avant même d’avoir éclos.

Dans l’ombre, la créature s’agite. Elle redoute. Craint que l’homme ne remplisse pas son devoir.

— Coutez, y’a un cabot qui rôde. J’lai entendu, pas vous ? Ces sales bêtes mordent et donnent la rage.

— Ne craignez rien, vous ne risquez rien avec moi.

Il lui sourit et lui tend un bras qu’elle attrape avec plaisir. Elle se sent en sécurité, il perçoit les battements plus lents et réguliers de son cœur apaisé. Un tempo qui lui agite les papilles.

Elle ne prête pas attention à sa température corporelle excessivement basse. Elle a si froid, elle aussi… Un léger frisson, dont elle ne s’étonne pas, lui parcourt l’échine. Le printemps peine à succéder à la rudesse de l’hiver passé.

Il pourrait la convaincre, planter son regard azurin dans les siens, et s’amuser avec les faiblesses de son esprit malade, lui intimer des ordres qu’elle exécuterait sans réfléchir, sans même en avoir conscience. Mais il ne le fait pas. Son charme suffit souvent à amadouer ses proies, à condition de bien les choisir.

La prostituée babille, chantonne et badine au bras de son compagnon. Passionnée, elle le suit sans soupçonner ses funestes desseins.

Lui, sourit à ses blagues, prend plaisir à l’écouter bavasser. Il s’est toujours senti proche des humains, parce qu’ils lui permettent de se rappeler une époque lointaine où lui-même en était un.

Il la guide dans une impasse, dans l’arrière-cour d’un atelier à l’abandon où il pourra étancher sa soif. Il a conscience qu’il devrait éprouver des remords, mais ses objectifs vont bien au-delà de tout ça. Il ne peut pas reculer, car la créature veille, cachée dans les ombres. Il entend son pas nerveux derrière lui, il perçoit la rage qui l’anime, son souffle saccadé à mesure que le temps passe. Elle est pressée d’en finir. Il prend un malin plaisir à retarder la mort de la malheureuse, une revanche personnelle sur l’autorité que la Bête exerce quotidiennement sur lui.

— C’calme ici, murmure-t-elle, ç’fait du bien à la tête.

— Souffres-tu beaucoup ? lui demande-t-il, sincèrement intéressé.

Elle l’observe d’un regard torve, les prunelles noyées dans la piquette consommée avec déraison durant toute sa vie. L’éclat d’un espoir perdu illumine pourtant son visage. L’homme se dit qu’elle n’a peut-être jamais fait l’objet d’un véritable intérêt.

— Je peux te soulager, continue-t-il, une main diaphane glissant le long de sa chevelure abîmée. Je ne te ferais pas mal.

— Z’êtes bizarre comme gars, réussit-elle à articuler, assaillie par un flot d’émotions trop grand à gérer pour elle. J’crois que j’vous aime bien.

Un sourire mélancolique adoucit ses traits, elle attire l’homme au plus près d’elle, s’adosse contre la paroi graveleuse d’un mur. Elle ne l’embrasse pas, elle n’embrasse jamais, mais rejette sa tête en arrière, lui offrant sa nuque sans défiance.

Il y enfouit son visage et perçoit les barrières de la jeune femme tomber une à une, elle n’affiche plus aucune résistance. Il pourrait achever son travail là, comme ça, sans respect pour la victime, mais il n’en fait rien.

La prostituée porte sur elle l’odeur de Paris, la peur et la faim, la pollution et le crin de cheval. Il aime cette explosion de senteurs. C’est une femme de la rue, une humaine dans ce qu’elle a de vrai. Il n’aime pas celles qui usent en abondance de fragrances trop sucrées, trop fleuries, qui altèrent le goût de la peau lorsqu’il s’en délecte. Il comprend qu’elle cherche à soulever ses jupes, mais l’en empêche avec douceur, prenant ses mains dans les siennes. Elle sourit, pour une fois qu’elle tombe sur un client qui ne la brutalise pas. Un sursaut de clairvoyance fait battre son cœur plus vite, elle a peur. Il s’éloigne lentement et la regarde avec chaleur, il sait ce qu’elle pense, elle a peur de cette douceur soudaine, qui ne fait pas partie de son quotidien. Il se rapproche de nouveau et fredonne à son oreille les paroles qu’elle chantait un peu plus tôt.

“ Only a violet I plucked when but a boy,

And oft’ times when I’m sad at heart, this flow’r has given me joy ”

Quand ses lèvres effleurent sa nuque, elle se donne pleinement à lui, lui ouvre la petite parcelle de son âme dont il a besoin pour accomplir son acte.

Il plante ses crocs d’un blanc luisant dans la jugulaire frémissante et aspire le liquide carmin de la prostituée avec avidité. Anesthésiée, la jeune femme voit s’évanouir le peu de lucidité qu’il lui reste. D’abord s’envolent la peur, les craintes du présent et de l’avenir. Ensuite s’envolent les déceptions, les actes manqués qui auraient pu la sauver, ceux qu’elle a toujours regrettés. Et puis sa vie. Elle pourrait se débattre, mais l’homme choisit ses proies avec soin, offrant la mort à celles qui, du fond de leur cœur, la désirent ardemment.

À mesure que son sang quitte son corps, la femme s’affaisse dans les bras de son meurtrier. Du bout des lèvres, elle le remercie, soulagée de quitter ce monde qui n’était pas fait pour elle. Lorsqu’elle n’est plus qu’un pantin désarticulé entre ses mains, l’homme l’allonge sur le sol. Il déshabille son corps décharné, avise sa maigreur et les traces d’une existence qui ne l’a pas épargnée. Les incisions seront nettes et propres, sans aucune goutte de sang pour perturber sa dissection. D’un mouvement leste, il récupère sa mallette et l’ouvre mécaniquement. À l’intérieur se trouvent couteaux, scalpels et ciseaux, outils nécessaires pour extraire ce qu’il est venu chercher. Près de lui, la Bête trépigne, il ne peut s’empêcher de grimacer. Lorsqu’il aura terminé, la créature plongera à son tour son nez dans les entrailles encore tièdes de la défunte pour dévorer les organes et la chair dont il n’a pas besoin. Il aimerait que le corps de cette pauvresse ne soit pas profané plus qu’il ne le fait lui-même. Mais il n’a pas son mot à dire. La Bête est seule maîtresse de ses décisions.

Il prend soin d’enfiler des gants en latex souple et retire un scalpel de son étui avant de procéder à une incision mento-pubienne. À l’aide d’une paire de ciseaux, il sectionne les pans de la paroi abdominale et récline les lambeaux de chair du haut vers le bas afin de ne pas abîmer les organes. Par chance, sa nature lui offre un odorat sensible, et malgré les activités libertines de la jeune Anglaise et ses abus répétés de substances toxiques, il sait que son corps est encore sain. Il aurait été incapable de boire un sang malade et n’aurait pu se résoudre à récupérer des attributs déficients pour ses expériences. Avec précision, il extrait le gros intestin, l’intestin grêle et les viscères.

Derrière lui, la créature jappe de plaisir. L’homme devine en elle les rafales de violence et la folie causée par l’odeur du sang frais. De ses longs doigts graciles, il explore l’abdomen et remonte à hauteur de la première et de la deuxième vertèbre. À l’aide de son scalpel, il sectionne l’intégralité du pancréas qui mesure une vingtaine de centimètres, et prélève les autres organes adjacents – la vésicule biliaire et le canal hépatique – pour ne pas risquer de saccager ce butin tant désiré.

De l’intérieur de son manteau, il extirpe une boîte longue et fine, réfrigérée grâce au contact prolongé avec sa peau glaciale. Il y place l’amas de chair visqueux, se redresse et tourne les talons, laissant la jeune éventrée à disposition de la Bête enragée.

Tandis qu’il s’éloigne, il entend le corps se déchirer. Il entend les os se briser. Le monstre grogne et s’excite contre ce corps disloqué. Il n’ose pas se retourner, il ne veut pas être témoin de ce spectacle répugnant. Il se trouve lâche lorsque le monstre est à ses côtés. Malgré la délicatesse de ses mises à mort, il se demande pourtant lequel des deux est le véritable monstre.

La nuit se dissipe lentement et bientôt la foule rappliquera, hurlant sa peur et sa colère. Il doute que quelqu’un se soucie réellement de la disparition de la prostituée. Mais alors que l’Exposition universelle approche, chaque acte criminel devient condamnable. Durant les mois à venir, il devra peut-être se montrer plus discret et ne pas laisser la Bête se repaître de ses victimes à même le trottoir. D’autant que l’absence de sang risque d’attirer l’attention sur ses congénères. Il doit éviter de mettre en danger les Maléfiques et regagner sa tanière au plus vite.

L’aube se lève et déverse sur les pavés gris et humides sa palette de rose et d’orange.

Au loin, un cri épouvanté résonne jusqu’aux tréfonds de la capitale.

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