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CHAPITRE 3

RENCONTRE

Mercredi 08 août 2018

 

 

Mercredi 08 août 2018 – 12h17

 

La première rencontre avec un document historique est un moment de vérité. La prise de contact ressemble à l’intérêt accordé à une inconnue : une effervescence d’avant échange. Le rendez-vous fortuit se révèle chargé d’une promesse galante, ou débouchera sur une déception. Par expérience, je suis vite fixé sur le fait d’une archive ouverte ou fermée au dialogue. L’analyse s’apparente au supposé d’une enquête de police. La qualité du premier relevé conditionne les perspectives ultérieures. Du contact initial, dépend le succès ou l’échec de l’investigation. Il convient d’être attentif au moindre détail, sans préjuger de la physionomie, ni procéder à la moindre exploration hâtive. L’interprétation n’est pas la préoccupation de la découverte ! Le document peut se contredire, se démentir. Le pire ? Une source fausse ! Le travail d’un historien est un jeu de patience qui repose sur une analyse critique, objective et scientifique du justificatif incriminé. Le premier contact avec le papier endormi est une confrontation liée au réveil de son intimité. Et qui cherche à interpréter le visage d’une personne à son levé, se trompe !

 

L’autopsie débute par le recensement des pièces. Avant d’investiguer la boite, je l’inspecte, à la recherche de la moindre mention susceptible de fournir une indication. Sur la cote à l’odeur de vieux carton sur étagère, une main inconnue a mentionné au moyen d’un gros feutre noir indélébile : « Divers. » Au-delà du mot sibyllin, aux lettres rondes, il faudra que je cherche à identifier l’auteur : les feutres ne datent pas de Mathusalem ! Peut-être ai-je connu cette personne ? Peut-être est-elle en vie ?! J’ouvre le rabat, et puise des entrailles un vieux journal. Je suis tenté d’en parcourir les pages jaunies. Je me retiens : l’inventaire d’abord… l’examen, après ! Journal posé sur la table, je me concentre sur trois liasses de cahiers, liées par des ficelles en paille tressée. Ces dernières menacent de rompre. Le desséché des tresses dépose sur mes doigts une poussière jaunâtre. Je considère un instant la poussière issue du temps, et m’en débarrasse en frottant les paumes des mains. J’achève l’inventaire au bout d’un bon quart d’heure.

 

En résumé, me font face dans leur silence respectif : une feuille de chou datée du mercredi 14 janvier 1914, intitulée La Dernière heure. Dix-huit vieux cahiers aux couvertures couleurs lie de vin, beige et bleu-turquoise, sur lesquels sont écrits dans une encre plutôt conservée, noire ou violette, selon les cahiers : « Livres de comptes des métairies. » Les mentions, sont suivies d’une dizaine de noms. Les deux premières métairies listées, sont Bordes et Boulbène. Ces noms ne me sont pas étrangers. Je les ai déjà entendus évoquer par le passé. Mon regard se pose ensuite sur un journal dénommé : « Mon journal. » J’en identifie l’auteure, le nom est renseigné : Jeanne de Boisin, ma grand-mère paternelle. Je reconnais son écriture énergique, tempérée par le fané du bleu de l’encre. Le simple fait de parcourir les quelques mots – son journal intime – m’émeut. La plume me renvoie à l’enfance… L’époque où elle remettait à ses petits-enfants, à Noël, une carte accompagnée de phrases d’encouragement. Je me souviens d’un caractère trempé. Je me remémore le jour de son enterrement : un jour de novembre 1979. Ce jour-là, il y avait foule. Ma grand-mère était aimée et respectée dans le pays. J’étais à la porte de l’adolescence : j’avais perçu que la page d’une génération issue d’un autre temps se tournait. À l’instant où je pose le cahier, je constate qu’une partie manque. Il n’y a plus de couverture de verso, et du cahier aminci, pendouillent les fils du brochage. Ils attestent qu’une main, volontaire ou non, en a détaché une partie. Je reprends le cahier et l’inspecte : le besoin d’évaluer le préjudice du sacrilège. Par curiosité, je consulte ce qui fait office de dernière page à ce journal, version amaigrie ou expurgée. Je découvre une date : « mardi 15 juillet 1941, » suivie d’un commentaire à l’intérêt relatif : « La moisson des blés s’est achevée aujourd’hui vers cinq heures du soir. » Déçu, je conclus :

– Ce journal va livrer maigre !

À ce premier cahier, qui court de 1928 à 1941, à défaut de mieux pour la date de fin, s’ajoute un second cahier. Plus ancien, il débute en 1912 et s’achève en 1927. J’ai donc affaire à une chronologie élargie. Ensuite, je dépose deux lettres, sans m’attarder dessus : je les lirai plus tard. Pour clôturer l’ensemble hétéroclite, il y a la fameuse photo. Je l’extrais de la poche du bermuda, où elle est malmenée. Au lieu de la joindre au reste, je la glisse avec plus d’égard dans la poche de ma chemisette. Avant de la faire disparaître, je prends connaissance de la mention rédigée au verso. Une main à l’écriture patte de mouche a ajouté un prénom dans une encre noire qui vire au violet foncé : « Franz. » Une date : « 23 juillet 1942. » Le tout, sommaire, se complète d’une croix dessinée à main levée. Après lecture, me voilà avancé à rien ! L’indication ressemble à une épitaphe :

– Décidément, que fait cette photo ici ?!

Elle me renvoie à des tests psychotechniques. Une série à partir de laquelle le sujet doit détecter la présence d’un intrus supposé dans une suite logique. Au milieu des moutons blancs, la photo me déclare être le mouton noir du troupeau ! Dans ma tête, les questions se bousculent à foison : après le quoi, le pourquoi, suivi du comment. À l’interrogation du quand, j’ai un début de réponse précaire… Il y a aussi le qui fatidique. Qui est donc le personnage Qui n’a pas sa place dans la galerie des souvenirs familiaux ? Pourtant, le flair me signifie que la photo de l’inconnu a toute sa raison d’y être. Au moins, pour la question du où, j’ai un semblant de réponse : sans affirmation…

 

Plongé dans les pensées, je me frotte les yeux. Ils sont éblouis par une lumière vive qui se réverbère sur le plastique immaculé de la table de jardin. J’ouvre un parasol situé à proximité, tandis qu’une légère brise s’invite dans un bruissement de froissé. La curiosité du souffle soulève la première page du journal d’informations locales. Je réponds à la sollicitation :

– Fort bien Zéphyr ! C’est toi qui viens de décider par où le festival d’été débutera !

Je parcours en diagonal les quelques pages craquantes. J’y cherche ce qui justifierait la présence du canard dans la boite d’archives. Je le découvre à l’avant dernière page : un fait divers dont je relis déjà la partie significative : « … À la métairie de Save-Haute, propriété de Monsieur Léon de Boisin, petit-neveu du baron, l’on nous rapporte la mort violente d’Abel Espiau, métayer de son état. L’homme a été assassiné voici deux jours par arme blanche. Ce crime odieux… » Un meurtre ! Il y a donc eu un meurtre dans l’une des anciennes métairies du Conssé ! Ma surprise est couverte par une voix qui clame :

– À table !

Je sais que l’étiquette m’interdit de faire attendre tante Clémentine. Frustré, je remise les papiers, et me dirige vers la table du déjeuner.

 

Me voilà de retour dans le temps familial, l’esprit ailleurs. Le repas s’égrène, assorti de ma complète indifférence. Un silence se fait. J’en profite pour demander à la tante qui trône, comme d’habitude, au milieu de l’assemblée :

– Tante Clém, vous avez connu l’époque des métairies ?

La pause silence se prolonge : ma question est hors-sujet dans le tout-venant des conversations d’usage. Ne laissant rien transparaître, la tante Clém, se tamponne la commissure des lèvres avec sa serviette. Je perçois, à ses yeux mi-clos, qu’elle prépare une réponse :

– Oui… Un peu… À leur toute fin. Pourquoi cette question, qui je suis certaine, n’intéresse pas grand monde autour de la table ?

Je n’ai pas le temps de me justifier. Laurence me coupe l’herbe sous les pieds, et déclare, détachée :

– Oncle Éric doit faire allusion au dossier qu’il a trouvé ce matin au grenier…

– La garce !

 

Le rien de conversation tombe au fond des assiettes. Les regards convergent vers le bout de table que j’occupe. Au même instant, je remarque une tante Clém, raide. C’est son fils François, troisième par le rang des naissances, mais aîné circonstanciel, qui réagit :

– Tu sais que tu n’as pas le droit de te servir ! En plus, sans prévenir !

Je réplique du tac au tac :

– Je n’ai pas pris ce droit. Il m’est tombé sur les épaules !

Échauffé par le soleil, le rosé de saison, mon insolence, François fulmine :

– C’est inadmissible !

Une sourde tension se répand. Je la ressens… Tante Clém me dévisage d’un œil circonspect. François, obtus de tempérament, poursuit un réquisitoire moralisateur. Ce que je redoutais se produit : l’incident anecdotique se transforme en une affaire d’État. Il m’est notifié sans égard que je ne suis pas membre du clan. Je suis juste une pièce rapportée insignifiante et en transit. C’est par ces marques-là que s’affirment les castes sociales et les hiérarchies. Je découvrirai dans quelques mois, que les deux notions emportent avec elles le compte à rebours des contestations ! La maîtresse des lieux prend la main et tempère les ardeurs. À table, il y a des innocents… Selon le code de bonne conduite de tante Clém, il est inconvenant que des désaccords d’adultes s’expriment en présence d’enfants. Ton conciliant, elle annonce :

– François, il ne sert à rien de s’énerver. Je suis certaine qu’Éric va tout expliquer.

 

Après une telle déclaration, mon bout de table devient un épicentre d’attention. Avant de devoir me « mettre à table, » les mères libèrent les petits : ils ne se font guère prier. Nous voilà réduit à six adultes. Autour de moi, il n’y a plus que le vide des chaises… François me presse sans me regarder, affairé à faire rouler une boulette de mie de pain de sa confection :

– Alors ?!

Les autres me scrutent, dans l’attente des justifications. Pour eux, ce sont des justifications que j’ai à fournir, non des explications. J’entends ma voix livrer sur ton clinique, les circonstances de la découverte. Si j’évoque les documents trouvés, je passe sous silence la partie manquante du journal intime de Jeanne, et j’occulte la référence au meurtre. Au cours de l’exposé, je ne cesse d’observer d’un œil, la tante. La matriarche reste impassible. De l’autre œil, je tiens François en respect. Plus je déroule, plus il se rembrunit. Un rang d’oignons de boulettes de pain, couleur grisâtre, confirme son agacement. Je me prépare au feu roulant de questions : « La farandole des desserts, crème reproche ! » Je crois savoir comment déjouer la déferlante : la photo ! Au terme du compte-rendu, je m’empresse d’extraire le joker de la poche. Je le pose sur la nappe, embouteillée de miettes de pain, et déclare d’un ton badin :

– Fait surprenant, il y a aussi cette photographie… Qui, parmi vous, est capable de me communiquer le nom de l’individu qui sourit dessus ?!

Lancée à l’attention de tous, la question vise en réalité la tante Clém. Je serais surpris que François soit capable de répondre. On ne peut cumuler le goût de la mécanique, sa passion, et aimer l’archive historique : son désintérêt !

Le stratagème se révèle payant. À la place du bruyant des interrogations, je récolte une stupeur silencieuse. Après avoir ôté ma main qui masquait la photo, je ne cesse d’observer Clémentine : chère tante Clém... À l’instant où elle découvre le visage, je lis une incrédulité affichée sur ses traits. Je l’entends souffler avec une candeur d’enfant :

– Ça alors… !

Quant à François, il s’est emparé de l’image, et la pointe. Avec sa finesse habituelle, il me défie :

– C’est toi l’historien ! À toi de nous répondre !

Je réplique sèchement :

– Ce que j’en sais ?! Il se prénomme Franz. C’est écrit au verso de la photo !

François retourne aussi sec le cliché, pendant que j’assure le commentaire :

– Selon moi, cet homme est mort le 23 juillet 1942. C’est ce que laisse sous-entendre la croix dessinée à côté de la date.

La photo passe de main en main. Arrivée au niveau de Laurence, la maman jette un aller-retour dédaigneux sur le papier mat aux bordures blanches dentelées. J’acte le fait :

– Les souvenirs n’intéressent pas Laurence !

La photo arrive enfin, à son véritable destinataire : tante Clém. Je la découvre faire connaissance avec les traits de l’homme, figé pour la postérité. Il pose de trois quart, avec un léger sourire. C’était l’usage dans les années quarante pour les portraits posés. Je la vois retourner l’image. Elle parcourt, ce qu’elle a déjà entendu à voix haute. J’achève l’exposé des faits :

– Sur le plan historique, je puis certifier que c’est un officier de la Wehrmacht. En d’autres termes, il s’agit de la photo d’un soldat allemand prise durant la Seconde Guerre mondiale. Je ne comprends pas la présence d’un tel souvenir, ici, au Conssé. La date mentionnée confirme que le cliché a été pris avant l’occupation de la Zone dite libre. Cette fraction du pays a été envahie en novembre 1942, Le Conssé, avec. Une date postérieure aurait apporté une cohérence. Par exemple, un cliché pris après le mois de novembre 1942, oublié lors du départ précipité des allemands en 1944. Dans notre cas, la date mentionnée est bien antérieure. Je m’interroge donc sur la présence de cette photo, dans les archives d’une famille française du Sud-Ouest : le portrait d’un ennemi mort en juillet 1942, avant l’invasion de la Zone sud. Rien ne légitime cette image-là, dans cette maison-ci. Pourtant, elle est bien là, et il doit y avoir une justification ! Je ne sais pour vous, mais pour moi, un épisode m’échappe, d’autant que la date est rédigée en français…

Je me suis délibérément adressé à tante Clém. La vieille dame relève la tête, le regard perdu dans le vague. Elle se reprend. Tout en se levant à l’aide de sa canne, elle me lance :

– J’ignore ce que cette photo fabrique ici, mon cher Éric ! Je vous propose que vous me présentiez en tête à tête le reste de vos trouvailles. Pour l’instant, je consigne l’image !

François proteste. Le regard inflexible de sa mère confirme :

– En tête à tête !

Je ne fais aucun commentaire. J’ai juste relevé que la tante Clém s’est interrogée sur les raisons de la présence de la photo, non sur l’individu qui y figure.

 

 

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