MasukSÉLIALa victoire a un goût de cendres. Pendant trois jours, le palais semble retenir son souffle. Les courbettes sont plus profondes, les sourires plus figés. On me nomme maintenant « la Dame Blanche », « l’Élue ». Mais sous les titres flatteurs, je sens le même venin, simplement mieux dissimulé. J’ai gagné ma légitimité sur l’estrade des prêtres, mais je suis plus que jamais un symbole à abattre.Lucian, lui, est transformé. Mon triomphe est le sien, et il en use avec une avidité nouvelle. Je ne suis plus son secret honteux, sa passion coupable. Je suis son trophée, la preuve vivante que sa volonté peut plier même les lois divines. Ses visites dans mes appartements reprennent, empreintes d’une possessivité triomphante. Il me touche comme s’il marquait son territoire, et son désir a la saveur âcre de la revanche.— Tu vois ? me murmure-t-il cette nuit, ses mains parcourant ma peau comme pour s’assurer que je suis bien réelle, bien sienne. Je t’ai sauvée. Rien ne peut plus nous touche
SÉLIALe jour J arrive. La Salle des Couronnes n’a jamais paru si vaste, si froide. Les vitraux colorés jettent des lueurs d’un rouge sang, d’un bleu profond d’outre-tombe. Les bancs sont remplis non pas de courtisans curieux, mais d’hommes et de femmes en robes sacerdotales, visages sévères, regards réprobateurs. L’air est épais d’encens et de haine.Au centre, sur une estrade, trône Malakias. Grand, austère, le visage creusé par le fanatisme. Ses yeux, noirs et perçants, me transpercent dès que j’entre. À ses côtés, les autres grands prêtres, dont Morwenna, une femme au visage ridé comme une vieille pomme, les lèvres pincées.Lucian est assis sur son trône, légèrement en retrait. Il est l’arbitre, le roi, pas le défenseur. Son visage est un masque de granite impénétrable. Seuls ses yeux, quand ils croisent les miens un bref instant, trahissent une lueur d’encouragement fébrile.Je suis vêtue de blanc. Une simple tunique de lin, sans ornement. La couleur de l’innocence. Ou du linceul
Selia Il se penche en avant, son front touchant le mien. Son souffle est chaud, précipité.—Je te ai tirée des ténèbres de ton temps pour t’avoir ici, avec moi. Je te ai mise sur cette scène. Je t’ai placée dans cette position. Je assume cet acte. Jusqu’au bout.— Mais comment ? Ils sont partout !Un sourire tordu, épuisé, retrousses ses lèvres.—En jouant un jeu plus dangereux encore. En les devançant.Il se redresse, une étincelle de son ancien feu rallumant son regard.—Malakias convoque un Conclave. Une assemblée des grands prêtres de tout le royaume. Dans trois jours. Il veut un jugement des dieux. Une ordalie.Le sang se glace dans mes veines. Une ordalie. Une épreuve divine. Souvent par le feu, parfois par l’eau ou le poison. Une condamnation à mort déguisée en bénédiction.—Non… Lucian, non…— Si, dit-il, son regard maintenant accroché au mien avec une intensité folle. Il l’aura, son jugement des dieux. Mais ce ne sera pas lui qui en définira les termes. Ce sera moi.Je le dé
SÉLIAUne semaine s’écoule. Une semaine à vivre dans la gueule du loup, apprenant son anatomie par cœur. Corvus est un fantôme qui apparaît et disparaît, ses leçons un poison que je dois boire pour développer des anticorps. Je connais désormais les noms des hommes qui veulent ma mort, leurs maîtresses, leurs dettes, les maladies honteuses qu’ils cachent. Ce savoir est une armure lourde et nauséabonde.Lucian est absent. Vraiment absent. Pas une visite, pas un mot. Le palais murmure qu’il est en guerre, pas contre les tribus du Nord, mais contre son propre Conseil qui exige ma tête pour apaiser les dieux et les rebelles. Ma chambre, malgré ses luxes, est une cellule. Je suis l’atout stratégique, le joyau sous cloche, la sorcière dont on se demande si on doit la brûler ou l’utiliser.Ce soir, la leçon de Corvus a été particulièrement brutale. Il m’a montré des croquis, réalisés par ses espions, de bûchers. Pas des bûchers d’époque. Des bûchers récents. Des dissidents, des « hérétiques »
SÉLIAL'aube naissante teinte le ciel de cendres et de roses mortes. Je suis assise près de la fenêtre, une coupe de vin intacte entre mes mains. Mon corps porte encore l'empreinte de Lucian – des marques violacées sur les hanches, la sensation fantôme de ses doigts enfoncés dans ma chair. Mais l'ivresse de la nuit s'est dissipée, laissant place à une lucidité coupante.La vraie bataille commence.Ses mots résonnent dans le silence. Il a raison. Le coup de théâtre de la danse, l'édit royal... tout cela n'est qu'un prélude. J'ai gagné ma liberté de mouvement, mais je me suis mise au centre de la cible. Les femmes comme Calandra et Lyria attaquent par jalousie, par cupidité. Leurs coups sont personnels, prévisibles. Ce qui va venir maintenant sera plus froid, plus méthodique. Une extermination politique.La porte de mes appartements s'ouvre sans qu'on ait frappé. Ce n'est pas Lucian. C'est un homme que je n'ai jamais vu. Il est grand, vêtu de noir des pieds à la tête, sans ornement. Son
SÉLIALe retour dans mes appartements est un cortège silencieux. Lucian marche à mes côtés, sa main toujours serrée autour de la mienne comme un carcan de chair et d’os. La tension qui émane de lui est presque palpable, un mélange de triomphe sauvage et de quelque chose de plus sombre, de plus vorace. Les gardes que nous croisons s’écartent, baissant les yeux non par respect, mais par crainte instinctive. L’air même que nous respirons semble chargé d’ozone, annonciateur d’un orage.La lourde porte de chêne se referme derrière nous, isolant le monde. Le craquement de la serrure est le son le plus définitif que j’aie jamais entendu.Il se retourne alors.Et le masque du roi, si parfaitement composé dans la salle du trône, se fissure, se désagrège, laissant place à l’homme dévoré. Son regard n’est plus celui du souverain qui couronne un artiste. C’est celui du fauve qui a flairé le sang.— Personne, commence-t-il, la voix rauque, basse, striée d’un tremblement qu’il ne cherche plus à cac