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CHAPITRE I + FRAGMENT 2

24 octobre 2019

Isobel s’éveilla en sursaut. À bout de souffle comme après un marathon interminable, elle se redressa vivement. Ses draps étaient trempés, ses longs cheveux châtains collaient à son front et à ses joues ruisselantes de sueur. Dans l’ombre dense de sa petite chambre, elle tâtonna pour trouver la bouteille d’eau posée sur sa table de chevet. Elle avait fait un cauchemar. Depuis aussi loin qu’elle pouvait s’en souvenir, ils faisaient partie de ses nuits ; alors elle s’y était habituée. Elle savait dompter la terreur qu’ils provoquaient. Après avoir bu, elle ne tremblait presque plus. Lâcher prise sur les images atroces était devenu facile, son subconscient les dissolvait aussi vite qu’il les avait créées. Malgré tout, ses rêves étaient toujours aussi éprouvants, car ils n’étaient pas ordinaires.

Cette nuit, elle savait qu’elle ne retrouverait pas le sommeil. Elle était distraite par l’entêtante mélodie de la pluie automnale sur ses carreaux. Un rayon de lune trouvait un chemin à travers les nuages pour déposer sa robe laiteuse dans la pièce encombrée. Sur les murs, il y avait des photos de voyage, des cartes postales, des dessins qui dataient de son adolescence, des affiches d’ONG de défense de l’environnement, quelques posters de musiques et des citations philosophiques gribouillées sur des morceaux de papier. Elle n’avait pas d’armoire, juste un grand portant sur lequel étaient suspendus ses vêtements, ses sacs, ses chapeaux. Ceux qui n’étaient pas dans des paniers de tissu en tout cas. Quant à son bureau, il croulait sous les crayons, les liasses de feuilles, les souvenirs, son ordinateur portable et les livres qui ne tenaient plus sur ses étagères DIY.

Plutôt que de tourner dans son lit, Isobel prit une inspiration et se leva. Elle n’était pas grande. Un petit mètre soixante qu’elle ne rehaussait jamais de talons ou de semelles compensées. Sa silhouette était gracile, ses membres frêles et le plus banal de ses gestes se colorait d’une impression de délicatesse. Elle avait un visage doux, ovale, miroir de ses émotions. Ses sourires étaient rares mais teintés d’une indicible malice, creusant des fossettes lui conférant un air d’éternelle enfant. Ses traits n’étaient pas spécialement fins, elle n’aimait pas son nez, ni ses lèvres trop minces, mais sa peau était d’une blancheur diaphane, dénuée d’impuretés et toujours naturelle. Elle utilisait des crèmes à base de plantes, des huiles essentielles, jamais de maquillage industriel. Son apparence était un paradoxe : un visage pétri d’expressions alors que pourtant, nul ne pourrait prétendre savoir ce qu’elle ressentait intimement. Les secrets de son âme étaient préservés par ses yeux impressionnants : deux billes sombres, étincelantes d’intelligence, mystérieuses et impénétrables.

Peut-être qu’un roman et une tasse de rooibos l’aideraient à replonger pour quelques heures. À cette période de l’année, quand on habitait au milieu des Highlands, c’était autant un remède contre l’insomnie qu’un plaisir coupable. Ici, la nuit semblait toujours être en train de murmurer des mots énigmatiques qui se comprenaient avec les sens, et il n’y avait pas de meilleur endroit pour les entendre que sous une couette, armée d’une boisson chaude. Dans la cuisine, les ombres s’animèrent fugacement, images rémanentes de son cauchemar qui s’évanouirent aussi vite qu’elles étaient apparues. Isobel fit sa préparation en mode automatique, non sans sentir son derme se hérisser de chair de poule. Le temps que le sachet rempli d’herbes orangées infuse dans l’eau chaude, elle s’assit à moitié sur la table. Les paupières closes, elle revisita ses songes les plus captivants, les plus intrigants, comme on se promènerait dans une bibliothèque. Les images étaient nettes, fluides et se recréaient selon son bon vouloir. Elle aimait faire ça, surtout après un cauchemar. Une bonne façon d’encourager le lâcher-prise sur les flashs stroboscopiques et horrifiques qui la hantaient par instants.

Depuis toute petite, elle était dotée d’une faculté particulière. Pour elle, les songes n’étaient pas que des fictions inconscientes. Ils étaient autant de dimensions parallèles, alternatives, personnelles, fabriquées au moment d’entrer dans le sommeil paradoxal et détruites en une fraction de seconde au réveil. La plupart des gens étaient des démiurges involontaires, ils n’avaient pas de maîtrise sur ce phénomène. Isobel, elle, savait se déplacer dans ces réalités éphémères. Les influencer, les modifier, même en faire surgir de fugaces aperçus dans le monde de « l’éveil » – c’était ainsi qu’elle nommait la dimension permanente, celles que l’on partageait quand on ne dormait pas. En contrepartie, ses propres rêves étaient d’une authenticité tranchante. Ils naissaient du même inconscient que ses dons, alors même si elle en avait le contrôle, ils étaient comme l’eau : indomptables, inaliénables ; la surface se déformait mais reprenait toujours son apparence initiale.

Le petit tintement du minuteur lui apprit que sa boisson était prête. Elle s’en empara pour retourner s’isoler dans sa chambre où s’entêtait un parfum apaisant de lavande. Son livre du moment était l’histoire d’un homme qui avait le pouvoir de donner vie aux personnages d’un roman rien qu’en les lisant. Le genre de fantasy qu’elle appréciait. Moins d’une heure après, elle sentit ses paupières s’alourdir et ne chercha pas à lutter contre le train du sommeil. Cette fois, il l’entraîna vers d’incroyables contrées fantastiques, à base de cascades d’eau translucide qui montaient vers le ciel, d’arcs ou de ponts super-futuristes et de personnages hauts en couleur.

*

Chaque matin se ressemblait. À vingt ans, Isobel travaillait dans une petite librairie de son village. Elle avait toujours eu du mal à se projeter dans la vie, alors les études lui étaient apparues comme une voie sans issue. Cette situation convenait parfaitement à son âme de solitaire. Les livres avaient ce paradoxe d’être silencieux mais d’avoir mille histoires à conter. Bonnes ou moins bonnes, réelles ou fictionnelles, heureuses ou tristes, épurées ou complexes. Ils étaient comme ces univers qu’elle avait déjà visités – qu’elle pouvait visiter à chaque seconde. Sa journée commençait généralement par une tasse de thé chez le vieil Arnold, avant même que l’aurore ne montre le bout de son nez. Depuis sa table favorite, elle voyait les premiers clients arriver et l’activité fleurir, sirotant distraitement une infusion à la bergamote. Elle devait se fermer, sans quoi, elle percevait des bribes des songes de chaque personne qui entrait, comme des incursions non désirées dans leurs pensées intimes. Les gens ne se rendaient pas compte qu’ils transportaient toujours avec eux les échos de leurs mondes disloqués au réveil. Des tourbillons de poussière évanescents que seuls les êtres doués des mêmes pouvoirs qu’Isobel pouvaient distinguer. Combien étaient-ils ? Elle ne le savait pas. Sans doute très peu, car elle n’en avait jamais rencontré et personne n’en parlait ; ni dans les médias traditionnels, ni sur internet. Tant mieux. La discrétion était très certainement préférable : la jeune femme elle-même trouvait ses facultés effrayantes. Chez Arnold, on ne l’ennuyait jamais. On la connaissait, on respectait sa bulle. Certaines discussions tournaient autour d’elle, des mystères que devait cacher ce frêle bout de femme ; mais elle était appréciée. Dans un village à la population si vieillissante, elle était un souffle de fraîcheur.

Quand elle ne finissait pas trop tard, comme ce jour-là, aucune saison ne l’empêchait de se rendre au loch Shin. Sa surface était un miroir lisse qui reflétait le manteau gris des nuages. Il était à peine passé cinq heures de l’après-midi mais le soleil frôlait déjà l’horizon, impatient de courir vers d’autres destinations du globe en laissant l’Écosse dans le noir. Isobel aimait être ici, sur les rives de l’eau froide, à sentir le vent picoter sa chair. À chaque rafale, elle avait la sensation de s’alléger, ses myriades de pensées emportées par la brise, son cerveau soudainement aéré. À cause de ses pouvoirs, elle avait constamment l’impression d’avoir la tête remplie d’images, de flashs, d’émotions, de saveurs. Comme si elle vivait simultanément sur plusieurs plans et que son acuité sensorielle en était décuplée. Lorsqu’il ne pleuvait pas, elle s’allongeait dans l’herbe et laissait son esprit divaguer par-delà les formes verdoyantes des hautes terres. Elle se vidait, s’enfermait dans un cocon où rien ne pouvait l’atteindre.

Depuis toujours, elle aspirait à la quiétude des vastes étendues silencieuses plutôt qu’aux grands rassemblements de Glasgow. Ses nerfs naturellement à fleur de peau rendaient toute relation sociale difficile et éprouvante. Ses amis étaient rares ; une évidence qui lui convenait. En cela, elle était tout le contraire de sa jumelle. Celle-ci était pétillante, hyperactive, le contact facile. Moyra avait fui les Highlands dès que possible pour ses études de commerce et une vie à la capitale, tandis que sa sœur restait isolée dans son petit village de quelques milliers d’habitants. Cette dernière vivait dans la maisonnette de son enfance, désertée par sa mère, partie travailler sur Édimbourg depuis un an. Isobel n’avait alors que peu de nouvelles de son cercle familial très restreint. Toutes les trois se réunissaient au moins pour Noël et, autant que possible, pour leurs anniversaires respectifs. Autrement, elles échangeaient peu. La Rêveuse ne leur avait jamais parlé de ses dons. D’abord parce qu’elle pensait qu’elles ne la croiraient pas, mais surtout parce que c’était son jardin secret.

Cela faisait maintenant plusieurs longues minutes qu’elle longeait le loch sous une averse fine, emmitouflée dans un imperméable noir qui luisait à la lumière mourante du crépuscule. Il faisait pratiquement nuit, il était l’heure de rentrer. Estimant qu’il était temps de se reconnecter au monde, Isobel sortit son smartphone obsolète de sa poche et s’aperçut qu’elle avait reçu un message. C’était Finngall. La personne qui lui écrivait le plus régulièrement, en dépit de l’ambivalence de leur relation.

17:48

Tu veux parler ce soir ?

Elle s’immobilisa brièvement pour réfléchir. Quelques gouttelettes de pluie se posèrent paresseusement sur son écran, elle les essuya distraitement puis se mit à pianoter.

Pas ce soir, je suis fatiguée.

Surtout, elle avait envie d’être seule.

Un cauchemar ?

Une petite moue ourla ses lèvres fines. C’était parfois stupéfiant de constater comme il la connaissait. Elle n’était pas certaine d’être si attentive avec lui. Ils étaient proches sans l’être, Isobel avait l’impression de ne se souvenir d’aucun des détails de la personnalité de son ami. Ils se fréquentaient pourtant depuis environ cinq ans désormais.

Ouais.

Les images de son mauvais rêve étaient toujours là, dans une des petites boîtes de son esprit, au milieu de sa collection. Cette fois, ça avait été une immense catastrophe. Des flammes, partout, qui s’étendaient aussi loin qu’elle pouvait le voir. Au cœur de la fournaise dont elle pouvait sentir la chaleur brûlante, elle suffoquait à cause de la fumée. Pourtant, elle était indemne, tandis que des hurlements déchirants retentissaient en se mêlant au crépitement du brasier. Lorsqu’elle essayait de trouver son chemin dans ce chaos, elle croisait des corps en feu, la chair carbonisée, les traits méconnaissables. Certains étaient déjà inertes, étalés sur le sol, d’autres cherchaient en vain une issue hors des ruines enflammées. Isobel avait appris à se détacher de ces visions, aussi horribles soient-elles. Ce n’était que des songes hyperréalistes, créés par un inconscient surnaturel. Elle préférait raconter à Finngall les bons rêves ; ceux qu’ils pouvaient passer des heures à essayer d’interpréter.

Demain, peut-être.

Suite à ce message, elle rangea son téléphone.

Elle devinait qu’il insisterait en demandant si elle était sûre d’aller bien, elle lui garantirait plus tard que tout était ok. Pour l’instant, elle allait sûrement rentrer s’envelopper dans une épaisse couverture et savourer un thé chaud. Ce genre de programme ne la décevait jamais.

*

Le ciel rouge ressemblait à une aquarelle. Nuancé, sans nuages, il bavait harmonieusement sur l’horizon découpé d’un liseré sanguin. Une gigantesque pyramide inversée le transperçait, émergeant d’un trou noir d’où jaillissaient des nuées d’oiseaux aux ailes démesurées. Sur l’immense étendue du désert soufflait un vent surnaturel qui soulevait des colonnes de sables. Les mains dressées en bandoulière, Isobel n’eut qu’à le désirer pour que l’instant suivant, son nez soit surmonté d’une paire de lunettes protectrices jaune fluo. Dans le même temps, un turban gris se matérialisa, cousu à même son visage par une aiguille invisible. La jeune femme se mit à avancer, fascinée par le monument à l’envers pendu au firmament. De petites secousses fracturèrent le sol devant elle et des plaques se décrochèrent pour s’élever les unes après les autres. Elles s’échelonnèrent afin de constituer un escalier qui serpentait jusqu’à une ouverture dans la masse uniforme de la pyramide.

Le trajet fut à la fois infiniment court et infiniment long. Sur le dernier palier avant sa destination, elle jeta un regard en arrière et eut l’impression que le monde s’était retourné. Le désert était désormais le ciel, doré, ses tourbillons de sables semblables à des pluies de spores ; la merveille égyptienne était à l’endroit, dominant Isobel de toute sa taille. Sa masse imposante s’enfonçait dans un gouffre sombre dont il était impossible de voir le fond, mais ce n’était pas un problème. Les particules rouges et floues de ce qui était maintenant le sol se muèrent en un pont qui permit à la Rêveuse de passer de son escalier improvisé au grand porche du bâtiment. La jeune femme n’hésita pas une seconde avant de s’enfoncer dans les ténèbres épaisses de la pyramide. D’abord, elle ne distingua qu’un minuscule point lumineux. Celui-ci se mit à se déplacer en ondulant, virevoltant, décrivant des pirouettes autour de l’intruse qui leva une main en forme de perchoir. Elle se posa alors sur son index et Isobel put constater qu’il s’agissait d’une luciole particulièrement brillante. D’un geste, elle l’invita à reprendre son envol et l’insecte fila vers le plafond. Plutôt que de se heurter à un bloc de pierre, il révélait sur son passage une incroyable colonne de plantes colorées et luminescentes. Certaines étaient longues, rouge coquelicot et dansaient au rythme d’une brise imperceptible, d’autres ouvraient leurs corolles flamboyantes mauve et fuchsia dans une ronde synchronisée, d’autres encore avaient de larges pétales solaires épanouis autour d’un œil de pistils. Entre chaque cercle concentrique peuplé de végétaux oniriques, des bataillons de stalactites luisantes d’intenses nuances de bleu. Une gerbe étoilée dégringola du ciel de la grotte, un essaim de lucioles qui tourbillonnait avec grâce. Jaillissant des trompettes strombolis couleur lazuli, des nuages de papillons azurés se joignirent à la chorégraphie. Le spectacle était magnifique. Isobel ferma les yeux et se laissa porter par la musicalité de l’instant. Les papillonnements par milliers et les vibrations émanant des fleurs chatoyantes composaient une symphonie unique, invertébrée, planante. Son corps ondoyait avec légèreté, ses bras levés décrivaient de gracieuses vagues qui se croisaient et se décroisaient, ses jambes fines suivaient les courbes dessinées par son bassin.

D’autres apparitions se joignirent au ballet improvisé : des familles bondissantes de lapins tout en rayonnements blancs, des phénix dispersant une pluie de plumes d’or, des bancs de poissons multicolores qui filèrent sous les pieds de la jeune femme. Candide et libre, elle s’abandonna une éternité à cette danse spontanée. Lorsqu’elle reposa les talons au sol, toute sa vision s’estompa. Son parcours n’était pas fini pour autant. Par sa simple volonté, elle découpa une ouverture dans le vide et s’y engouffra. De l’autre côté l’attendait le point culminant du Ben Nevis. Le mont trônait sur les Highlands, et si elle n’avait encore jamais eu l’occasion d’y aller éveillée, elle y revenait régulièrement dans ses explorations oniriques. De là, elle avait une vue imprenable sur le relief vallonné des hautes terres. Le vert menthe de l’herbe, le bleu sombre des lochs, le blanc pur de la neige, le rose vif des chardons, tous les contrastes étaient saisissants. Elle pouvait sentir l’air frais de l’altitude sans craindre de tomber, elle pouvait contempler le spectacle du soleil surfant sur les flancs de montagnes, sans penser au moment où elle devrait redescendre. C’était son plaisir égoïste, son coin secret pour se ressourcer. Un endroit que personne ne pourrait jamais lui voler. Ici, pas de fantaisie, seulement une observation méditative. Sa création commença alors à s’étioler. Le phénomène commença à l’horizon, délité progressivement, rogné par cercles concentriques autour de la Rêveuse. Elle savait ce que ça signifiait, ça ne lui faisait pas peur. Jusqu’au bout, elle savourait ce qu’elle pouvait de ce décor idyllique et quand les ténèbres l’eurent rejointe, elle ferma les paupières.

Lorsqu’elle les rouvrit, la mélodie simpliste de son réveil tournait pour la troisième fois. Groggy de sommeil, Isobel soupira et tendit un bras hors du cocon chaleureux de son édredon pour mettre fin à cette indispensable torture quotidienne. Il était 7 h 10. Elle ne travaillait que bien plus tard mais aimait prendre son temps le matin. Principalement parce qu’il lui fallait s’accorder un moment pour digérer ses songes lorsqu’ils s’avéraient particulièrement marquants. Parfois, elle consignait quelques réflexions à leur sujet dans un carnet ; des impressions, des commentaires, des pensées morcelées. Fut un temps, elle faisait même des croquis. Avec l’approche des jours froids, il lui était de plus en plus difficile de s’extirper de ses draps accueillants. Elle perdit encore de précieuses minutes à grignoter quelques miettes de paix semi-consciente pour oublier l’inévitable.

Il était 7 h 31 quand elle repoussa enfin sa couette afin d’aller finir d’émerger sous l’eau chaude. Après sa douche, elle enfila un jean taille haute, y coinça un tee-shirt arborant le motif délavé d’un groupe rock puis se vêtit d’un pull à côte anglaise. Isobel enclencha ensuite sa bouilloire et peigna ses cheveux châtains, assez longs pour tomber entre ses omoplates, en attendant que l’eau de son thé soit prête. Son manège matinal était parfaitement réglé, à peu de choses identique d’un jour à l’autre. On lui avait maintes fois suggéré de recueillir un chat, source intarissable de compagnie et de rebondissements, mais elle aimait sa solitude. Le silence qui régnait sur les aurores de campagne valait toutes les présences au monde. Tant que les températures n’étaient pas polaires, elle sortait prendre son petit-déjeuner dans le minuscule jardin à l’arrière du pavillon. Depuis le départ de sa mère, les plantes étaient mortes ou à l’agonie – elle était une bien piètre jardinière ; mais dans les Highlands, même les friches et les mauvaises herbes avaient du charme. Elle n’avait pas de voisin direct ou de vis-à-vis ; seule passait par là une route d’asphalte qui la connectait au cœur du village en sinuant. Pour ses trajets, Isobel avait une petite voiture germanique presque aussi âgée qu’elle. Elle n’avait plus la vigueur de ses belles années mais n’avait que très rarement failli jusque-là.

Le magasin où elle travaillait était étroit, tout en profondeur. Ça sentait bon le papier et l’encre. Les livres étaient serrés les uns contre les autres sur des étagères noires à la découpe vintage. L’absence de grand distributeur dans le secteur devait être la seule raison pour laquelle « Nathan’s book » n’avait pas encore fait faillite. Son patron, Nathan O’Beth, s’appliquait sur la sélection des ouvrages à disposer en rayon. En ce moment, les étalages mis en évidence se partageaient entre un essai politique sur ce que serait la Grande-Bretagne post-Brexit et une trilogie dystopique sur un avenir catastrophique. Isobel ne gérait pas l’administratif : elle se contentait de conseiller, d’écouter, d’encaisser, voire d’emballer quand un achat se révélait être un cadeau. Les tâches simples d’une vendeuse ne lui demandaient pas énormément d’investissement émotionnel et elle était devenue imbattable au jeu du sourire de façade. Deux conditions essentielles pour qu’une hypersensible comme elle puisse sereinement aborder les relations humaines. Ce n’était pourtant pas pour ses expressions mutines de femme-enfant qu’elle était appréciée par les habitués, mais pour la justesse de son goût : elle avait lu une énorme partie des écrits entreposés dans la librairie et savait formuler des critiques avisées. Lorsqu’une personne âgée se prenait pour elle d’une affection bienveillante et lui suggérait de ne pas gâcher son intellect dans une petite bourgade écossaise, Isobel rétorquait volontiers que les grandes villes du monde en avaient déjà cent comme elle, mais que Shintown n’en avait qu’une. Généralement, cela faisait rire et lui épargnait d’approfondir les raisons pour lesquelles elle restait dans la région.

Ce matin-là, c’était elle qui ouvrait la boutique. Après son passage chez le vieil Arnold pour une seconde boisson chaude – la théine était sa drogue –, la jeune femme levait le rideau de fer pour accéder à son lieu de travail. C’était une de ces journées ordinaires où le temps ne semblait pas presser de s’égrener. Son responsable était arrivé une heure après elle, sa barbe grisonnante parfaitement taillée, son nez surmonté de petites lunettes rondes et sa petite bedaine tendue sous son gilet. C’était un homme au regard intelligent, à l’air jovial indéfectible et au comportement paternel. En deux ans qu’il la connaissait, il n’avait jamais eu un geste déplacé ou un mot au-dessus de l’autre. Il faisait partie de ces rares personnes qui ne lui faisaient pas ressentir les relations sociales comme une épreuve. En début d’après-midi, Isobel terminait de ranger une collection d’encyclopédies tout au fond de la librairie quand une petite présence l’incita à baisser ses yeux noirs. Un garçonnet blond se tenait assis à même le sol. Tétine en bouche, il avait l’air un peu fatigué et n’animait que machinalement la peluche mâchouillée qu’il tenait dans une main. Il s’ennuyait visiblement tandis que sa mère, à l’avant de la boutique, était en pleine discussion avec Nathan sur la tournure d’un roman autobiographique.

La jeune femme fit un pas, ce qui attira involontairement l’attention de l’enfant. Elle n’était pas plus à l’aise avec eux qu’avec les adultes mais leur candeur l’attendrissait souvent. S’assurant que l’attention des deux bavards ne converge pas dans sa direction, elle fit apparaître au creux de ses paumes un duo de papillons aux ailes bleus. Ils s’envolèrent avec grâce, frôlèrent le nez du petit garçon ébahi. Il tendit les doigts pour les saisir et l’illusion s’évanouit. Ça le fit rire ; une hilarité pure et contagieuse. Isobel apposa toutefois son index à ses lèvres, pour lui signifier de ne rien répéter. C’était leur secret. Sentant alors l’accord tacite tissé entre tous les deux, elle consentit à poursuivre le jeu des projections. Un lapin blanc de lumière bondit timidement vers le gamin, puis des lucioles lui tournèrent autour en clignotant. Des tiges de somptueux tournesols poussaient entre deux rangées de livres, des orchidées fleurissaient sur les étagères, des gerberas bourgeonnèrent par dizaines. L’enfant était si émerveillé qu’il en laissa tomber sa tétine, heureusement retenue par une chaînette de plastique épinglée à son manteau. Il se mit debout, esquivant maladroitement les animaux virtuels quand ils étaient trop près mais cherchant à les saisir dans ses petites mains potelées. Chaque échec était ponctué d’un nouvel éclat de rire et quand il croyait réussir, il voyait avec étonnement sa prise lui échapper.

— Eliott ?

Isobel cligna des paupières, le mirage s’évanouit d’un coup, sous le regard déçu du blondinet. Sa mère avait visiblement terminé sa conversation et tenait deux livres neufs dans les bras. Elle activa le pas en voyant son fils en compagnie de la libraire qui le gardait à l’œil. Chacun de ses coups de talon claquait sur le parquet, ses boucles d’oreilles cliquetaient au milieu de ses boucles peroxydées.

— Eliott, n’embête pas la jeune fille ! Je suis désolée, ajouta-t-elle à la concernée en prenant le garçon par la main.

— C’est rien, assura-t-elle. Il ne m’a pas dérangée.

Ses fossettes creusées par un sourire sincère, la Rêveuse suivit des yeux son petit spectateur qui se dandinait aux côtés de sa maman. Il se retourna pour la voir, les prunelles pleines d’interrogations. Elle replaça avec complicité son index contre ses lèvres, puis il quitta la boutique dans un tintement de clochette.

— T’as un truc avec les enfants, toi ? commenta distraitement Nathan qui n’avait rien raté de leur dernier échange.

— Comment ça ?

— Chaque fois, j’ai l’impression que tu les fascines, fit-il remarquer.

— Ah… j’ai pas fait attention. Ça doit leur faire bizarre de voir des gens de moins de quarante-cinq ans dans ce village, taquina-t-elle.

— Attention, jeune fille ! grommela son responsable.

Elle rit avec malice, non sans masser légèrement ses tempes. Un léger mal de crâne venait de faire surface. La journée reprit ensuite son fil habituel. Le flux était toujours un peu plus constant dans l’après-midi, mais ils n’étaient jamais débordés. Ce soir-là, Isobel quittait le magasin avant la fermeture. Elle termina l’inventaire des nouveaux ouvrages mis en rayon et récupéra son sac à bandoulière dans l’arrière-boutique. Il était passé 17 h 30, alors sa promenade le long du loch n’aurait pas plus que quelques minutes de jour. La bruine tombait encore, recouvrant Shintown d’un voile humide, mais ça ne la découragerait pas. Elle rentra garer sa voiture puis partit à pied pour son plaisir quasi-quotidien. La fraîcheur de la nuit tombante ne l’empêchait pas de respirer à pleins poumons les odeurs de vase et d’herbe sauvage. Ce spectacle ne la lassait jamais. Il lui donnait l’impression d’être seule au monde – et ce n’était pas désagréable. Elle s’immobilisa soudainement. En portant son regard sombre vers l’autre côté de la rive, Isobel distingua la silhouette floue d’une autre personne. Elle devina une femme aux interminables cheveux de jais, habillée d’un long manteau gris assombri par le manque de clarté. Elles étaient trop loin pour qu’un véritable contact se fasse, mais instinctivement, la Rêveuse lui adressa l’esquisse d’un sourire que l’autre ne verrait jamais. Elle ressentit un élan d’empathie pour cette inconnue qui appréciait de son côté l’ambiance méditative des rives du miroir d’eau, puis s’en détourna distraitement.

FRAGMENT 2

Golspie highschool, Highlands, 16 février 2014

Le vacarme d’un bruissement d’ailes la tira soudainement du sommeil. Isobel se redressa brutalement sur sa chaise, provoquant quelques rires dans les rangs de ses camarades de classe. Parmi ceux-ci, elle reconnut sa jumelle qui pouffait avec les autres. Le professeur d’histoire, Monsieur Bain, avait interrompu son élocution sur la position de l’Écosse pendant la Grande Guerre pour la fixer à travers les verres arrondis de ses lunettes. L’adolescente avait les yeux cernés et le teint blafard, rançon de longues nuits passées à affronter d’horribles cauchemars ou à explorer des univers oniriques jusqu’à l’épuisement. La jeune fille se redressa lentement, retenant à grand-peine une envie de bâiller à s’en décrocher la mâchoire. Dans son dos, Jamie imita un bruyant ronflement avant de se réfugier dans sa manche pour étouffer tant bien que mal son ricanement moqueur.

— Inutile d’en rajouter, Monsieur Campbell, réprimanda froidement l’enseignant.

— Hey, c’est pas moi ! se défendit-il en feignant un air offusqué.

— Non, c’est pas lui, renchérit Scott, son voisin et meilleur ami.

Ils écopèrent d’un regard noir mais l’attention du professeur se portait déjà sur sa cible principale. Cette dernière avait distraitement tourné la tête vers la grande fenêtre à sa gauche. Elle contemplait le ciel hivernal blanchi par les lourds nuages chargés de flocons. À l’âge où la puberté exaltait chacune de ses intenses perceptions émotionnelles, l’immense étendue du firmament silencieux était son unique complice.

— Mademoiselle Glenn, ça ne vous suffit pas de vous endormir en classe, vous continuez de rêver sous mon nez ?

— Non, je… pardon, bafouilla-t-elle piteusement. Je suis juste… fatiguée.

— Avez-vous déjà songé à dormir la nuit et dans votre lit, plutôt qu’ici ?

— Elle doit être occupée à faire autre chose dans son lit, lança Scott dans un murmure parfaitement audible.

— S’il vous plaît, stop !

L’enseignant eut beau monter le ton, une hilarité grasse s’était tout de même répandue comme une traînée de poudre. Cette fois, Moyra ne participa pas mais du coin de l’œil, sa jumelle s’aperçut qu’elle s’appliquait à regarder ailleurs. Puisqu’elle n’aurait aucun soutien – ni aucune compassion de la part du professeur moustachu qui la dévisageait avec sévérité – Isobel prit une grande inspiration.

— J’ai des insomn…

— Hé, qu’est-ce qui se passe ?!

— Pas maintenant, Mademoiselle Dunn, coupa le cinquantenaire sans se retourner.

— Pour de vrai Monsieur, regardez ! Dehors !

Tous les yeux se tournèrent vers les vitres. Au cœur des épais nimbostratus d’une blancheur aveuglante, un mouvement tourbillonnant grossissait. Des corbeaux d’une taille impressionnante volaient frénétiquement en poussant des croassements furieux. La colonne noire crevait les nuages, piqua en spirale et remonta soudainement en direction de la salle de classe. Le cœur de la Rêveuse s’emballa, sa respiration se bloqua dans sa poitrine : le phénomène était tout droit tiré de la scène onirique qui l’avait réveillée quelques secondes auparavant.

Une exclamation collective retentit, Isobel poussa carrément un cri et tomba de sa chaise. Aussitôt, l’illusion disparut. Ce fut comme si elle n’avait jamais eu lieu : plus un son, plus une plume. Il y eut un instant de flottement, puis les regards convergèrent sur l’adolescente prostrée sur le carrelage glacé. Le souffle court, elle grelottait en essayant de se relever. Prise d’une violente migraine et de vertiges, elle s’immobilisa paumes et genoux au sol. Sa cascade de longs cheveux bruns masquait son visage blême, mais pas les gouttes de sang qui s’écrasèrent sur les carreaux écrus.

— Je crois qu’elle fait un malaise, Monsieur, commenta Scott non sans une pointe d’amusement.

— Mademoiselle Glenn ? fit le professeur qui ne s’était pas encore remis.

— C’est bon, je m’en occupe, déclara Moyra en levant les yeux au ciel.

Elle fit racler sa chaise au sol en se levant et traversa la classe pour rejoindre sa sœur. Celle-ci accepta l’aide pour se remettre sur pied puis s’appuya fébrilement sur sa table pour ne pas défaillir à nouveau. Cherchant à reprendre contenance, en dépit du filet écarlate qui coulait maintenant sur son menton, Isobel assura :

— Ça va. C’est juste… ça m’a surprise, je me suis cognée.

Sa figure laiteuse et ses orbes fiévreux tendaient à démonter son mensonge, mais elle s’obstina en se redressant complètement et en se dégageant de l’étreinte de sa sœur.

— Je peux aller me rincer aux toilettes ?

— O… oui, bien sûr. Vous êtes sûre ?

— Oui.

James Bain digérait encore l’étonnante vision et fut, en réalité, honteusement soulagé de ne pas avoir à conduire une élève à l’infirmerie. Cette dernière s’empressa de quitter les lieux, mains sous le visage, soucieuse de ne pas répandre une piste rouge sur son passage. Troublée par le mal de tête, elle remonta le long couloir à grandes enjambées incertaines et poussa brusquement la porte des sanitaires. Elle se jeta sur les robinets et fit couler l’eau froide pour s’y laver les mains. Hypnotisée par le tourbillon rosé qui disparaissait dans le siphon, l’adolescente ressassait ce qui venait de se passer. Ses pouvoirs lui avaient échappé. À cause de la fatigue ou de l’inattention ? Elle ne saurait dire. Bien qu’elle soit désormais familiarisée avec ses dons, elle peinait encore à cloisonner hermétiquement les rêves et la veille – l’éphémère et le permanent. C’était comme… rentrer chez soi en plein hiver et oublier de refermer la porte. Un courant d’air froid s’engouffrait dans le foyer et la température chutait sensiblement. Elle en tremblait encore.

— Euh… salut ?

Elle sursauta et leva les yeux sur le miroir taché qui lui faisait face. D’abord, la jeune fille vit son visage ensanglanté, ses yeux noirs troublés et sa bouille enfantine marquée sporadiquement des désastres de la puberté. Comme pour la narguer, son poncho couleur miel était frappé d’un large attrape-rêves en fil argenté. Son regard dévia alors légèrement sur sa droite pour constater qu’elle n’était pas seule.

— Salut ? Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu.

— Bah… tu… tu es chez les garçons en fait.

Isobel se figea, la bouche ouverte mais à court d’arguments. Effectivement, elle prit seulement conscience des urinoirs jaunis sur les murs saturés de grossièretés, de tags et de stickers.

— Désolée, marmonna-t-elle en arrachant plusieurs grosses feuilles d’essuie-main d’un distributeur pour les plaquer sur son nez.

— C’est… c’est rien.

L’autre n’avait pas l’air plus à l’aise qu’elle. Il la dominait d’au moins deux têtes, maigre et asséché par une croissance soudaine. Les incisives trop proéminentes, les yeux bleus légèrement globuleux, le menton fuyant et le visage traumatisé par l’acné, il n’était clairement pas gâté par cette époque délicate de la vie. La moitié de ses cheveux d’un blond indécis était humide, plaquée sur son crâne.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda la jeune fille en fronçant les sourcils.

— Euh… rien, rien…

— Tu as les tifs mouillés, souleva-t-elle innocemment.

— C’est rien, juste… quelqu’un a trouvé drôle de m’écraser un œuf sur le crâne ce matin, confia-t-il en feignant piteusement le détachement.

— Oh… c’est pas cool, jugea Isobel avec sincérité. C’était qui ?

Il haussa les épaules mais ne répondit pas. L’adolescente ne chercha pas à insister ; ses méninges enflammées ne lui permettaient de toute façon pas de fendre la carapace d’une réserve légitime. Repliant un peu mieux le papier blanc qui lui permettait de compresser sa narine, afin de dégager son visage, elle osa une autre question :

— Tu t’appelles comment ?

L’autre lui jeta un regard ahuri, comme si elle venait de prononcer quelque chose d’absolument invraisemblable ou de profondément vexant.

— Quoi ?!

— On est dans la même classe, maugréa-t-il.

— Oh…, souffla-t-elle avec une moue navrée. Pardon, c’est pas… enfin… je suis un peu…

— C’est bon t’en fais pas, coupa le jeune garçon avec résignation. Je m’appelle Finngall.

— OK, Finngall ! rattrapa la Rêveuse avec un enthousiasme surjoué. Moi c’est…

— Isobel, je sais.

Une ébauche de sourire fendit son visage ivoirin. Cette fois, il était sincère. C’était le début de leur histoire.

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