Share

28 FEVRIER 2019

Solveig

C’est quand j’ai créé un personnage pour écrire – me planquer derrière – que ma vie s’est à nouveau mise à déraper. Un choix qui peut paraître anodin, une goutte d’eau qui déséquilibre tout un système.

J’ai fait entrer L dans la partie, un personnage pas si éloigné de moi, qui tire ses traits de mes failles, de mes travers, de mes peurs. Cet alias n’est pas mon opposé, juste un avatar qui me permet de me lâcher sans conséquence. Si je me suis cachée, c’est à cause du contenu de mon livre. Je voulais écrire un truc trash. Un de ces livres qu’on ouvre et qui ne laissent pas indifférent. Et c’est devenu un best-seller. La vie est étonnante. Cette histoire m’a surtout servi d’exutoire.

À vingt-sept ans, seuls deux hommes, deux amours ont vraiment compté. Jérémy, Jérémy Varens, celui qui a inspiré mon roman et Erwann, l’homme qui m’a ramassé à la petite cuillère et offert l’idée d’un avenir doux auprès de lui.

Ce qui était au départ un passe-temps est devenu le roman le plus vendu de l’année. J’essaie de concilier ma vie de femme, celle d’amie, mon travail, L. J’ai abandonné celle de petite amie bien sous tous rapports, cette casquette ne me convenait plus. Quand on décide de se reprendre en main, les choses changent en nous. On ne maîtrise pas bien ce qu’il se passe alors qu’en définitive, nous sommes responsables. Toute décision entraîne des conséquences. J’ai pu en anticiper certaines, d’autres moins. D’abord, je me suis dit que j’allais gérer. Ensuite, j’ai souffert, et pas qu’un peu. Ça prend à l’intérieur, ça retourne tout, ça arrache le cœur.

J’ai quitté l’homme que je croyais aimer et avec qui j’imaginais avoir des tas d’enfants jouant devant notre maison, et c’est moi qui ai pleuré comme une loque durant des heures. Pourtant, il faut bien que j’avance.

Ce soir, je sors. J’ai enfilé une paire de talons et me donne un genre qui n’a jamais été le mien. Pour preuve, je manque de m’étaler lamentablement en butant sur un maudit caillou – qui n’a rien à faire là ! En six ans, on a le temps de se relâcher. De poser les talons au placard et privilégier la paire de chaussures confortables. Je crains la chute à tout moment. Ce serait dommage, tous ces efforts de préparation, coiffure, maquillage, habillage, réduits à néant par une paire de talons. Les gravillons et autres pièges minent mon trajet. J’ai hâte d’arriver. Je dois retrouver des amis. Rien de bien original, mais voilà, c’est ma première sortie de nouvelle célibataire.

Une pluie fine commence à tomber et me pousse à presser le pas pour rejoindre le St Patrick. Je m’immobilise un instant, devant l’enseigne lumineuse. Je n’ai pas vu la route ni le temps passer. Dedans, il y a mes amis. Je les vois de l’extérieur. J’extirpe de ma pochette un paquet de cigarettes, puis une clope et actionne la roulette de mon briquet. La flamme danse.

Mon cœur se serre un peu. Je n’avais pas compris les conséquences de l’écriture sur ma vie. Bien sûr, je n’ai pas quitté Erwann à cause de mon livre, mais ça n’empêche. J’ai renoué avec ma passion, avec moi-même. Et ça a bien fonctionné, en tout cas mieux que ce que je pensais. J’ai été éditée, publiée et je suis partie. Loin de nous, d’un semblant de moi que j’avais modelé toutes ces années. Je l’ai blessé, je nous ai fait mal, mais il le fallait.

Mes amis ne savent pas pour L, l’écriture, Erwann non plus. J’ai gardé ça pour moi, comme un jardin dans lequel personne ne pourrait pénétrer. Il m’a vu être de plus en plus collée à mon ordinateur quand il n’était pas en déplacement – parce que c’est comme ça que ça a commencé. Il n’était pas là et moi j’avais besoin de m’occuper, puis de me retrouver.

Me tourner vers moi-même m’a entraînée sur un chemin trop éloigné de lui, de notre couple. J’ai mis du temps à comprendre. J’ai été en colère, contre lui, contre moi. Maintenant, j’avance.

Le temps de fumer, je peux écouter l’interview que j’ai donné sur France Rose à l’animateur de l’émission littéraire, Marc Page. Je visse mes écouteurs dans mes oreilles et lance le podcast :

« L, je vous appelle L puisque nous ne connaissons pas votre prénom. Vous êtes l’auteure de L’homme du bar. Alors avant d’échanger autour de votre livre, parlons de vous. N’hésitez pas à rectifier si je me trompe. Vous êtes d’un âge indéterminé, vous êtes une femme. Ça, on le sait. Et, en fait, on ne sait rien d’autre. Vous ne donnez des interviews que par téléphone ou par écrit. Alors, dites-nous, L, pourquoi autant de secrets ?

— J’ai choisi un pseudo, ce n’est pas extraordinaire, mais ça présente de nombreux avantages. J’écris comme je le souhaite et m’affranchis du regard de mes proches. Surtout quand j’écris des situations qui pourraient s’avérer gênantes.

— Vous parlez des scènes osées de votre livre ?

— Oui entre autres, donc j’imagine que vous comprenez la gêne.

— Oui, mais je me ferai quand même un plaisir d’en lire une tout à l’heure.

— Tiens donc… vous faire plaisir.

— C’est bien pour cette raison qu’elles sont rédigées, non ? Susciter le désir chez vos lecteurs…

— Ah non, je suis purement égoïste et j’écris pour me faire plaisir à moi.

— L, êtes-vous timide dans la vraie vie ? »

Je m’entends pouffer.

« Je parle ouvertement de tout, mais quand on écrit, on se met à nu. Alors je suis nue, mais derrière un rideau.

— Il fallait envisager une carrière de danseuse au Crazy Horse !

— Je ne danse qu’en privé, cher Marc. »

C’est à son tour de rire. Je suis à l’aise dans mon petit numéro.

« On vous a beaucoup critiqué parce que par moment trop érotique, à d’autres, trop sanglante. Vous avez une écriture qui a le mérite de se reconnaître parmi d’autres. Ça vous fait quoi ?

— On en revient au pseudonyme, les jugements et les critiques glissent plus facilement. Ils sont destinés à mon alter ego. Je les prends avec plus de distance comme je viens de te le dire Marc. Je peux te tutoyer ?

— Oui, oui, d’ailleurs, ça fait votre marque de fabrique cette impertinence et cet humour provocateur, légèrement dragueur…

— Je ne sais pas si c’est ma signature, mais c’est vraiment plaisant de pouvoir me lâcher durant les interviews, d’être transgressive, d’incarner un personnage qui n’est pas moi. Ou qui l’est plus que je ne pourrais l’être autrement.

— On marque une courte pause et on vous retrouve dans quelques minutes. Merci d’être avec nous, L. »

C’est étrange et un peu désagréable de m’entendre. Je ne reconnais ni ma voix ni mon comportement. J’en ai trop fait, je crois.

J’écrase ma clope et m’engouffre dans le St Patrick pour retrouver ma vie, la vraie. Je pousse la porte et repère mes amis, pourtant je décide de me diriger vers le comptoir, un peu tremblante. Heureusement, les bouteilles exposées me donnent matière à réfléchir, me distraient.

Baptiste

Être son propre patron a ses avantages. Je me suis octroyé une journée de congé pour rejoindre une jeune femme rencontrée il y a de cela quelques jours lors d’une soirée. J’enfile mon caleçon à la va-vite, car je suis en retard.

— Tu pars déjà ?

— Je suis attendu.

— Mais on peut remettre ça, si tu veux !

— Écoute, Leslie.

— Lydie.

— Oui, Lydie, je dois y aller, donc... Non.

La jolie brune – entièrement nue sous les draps – se redresse afin de me faire profiter de son majeur pointé vers le plafond, puis se réinstalle.

— Charmant.

Je manque de tomber en enfilant mon jean et me rattrape in extremis à la commode en bois qui trône à gauche de la porte de la chambre.

— Fallait te trouver une princesse.

— Passe une bonne soirée.

— C’est ça, casse-toi !

Je crois que nous ne nous reverrons plus. Et ce, sans aucun effort de ma part. En traversant l’appartement, je remarque une baguette posée sur le plan de travail de la cuisine. J’en prends un bout avec l’espoir qu’il me remplisse un peu le ventre. Je n’ai rien mangé depuis ce matin. La râleuse qui se trouve dans la pièce d’à côté et moi-même avons passé un moment très intéressant et physique. J’ai faim.

Pour redescendre dans la rue, plutôt qu’emprunter les escaliers, je prends l’ascenseur. Cela me laisse une petite minute pour réajuster ma chemise et aplatir quelques cheveux. Solveig ne me ratera pas si j’arrive trop débraillé.

Je ne m’en suis pas mal sorti aujourd’hui, car Leslydie n’habite pas loin du bar où nous devons nous retrouver.

Dans la rue, un vent froid me glace le visage. Le cœur de ville grouille de monde. Il pulse et renvoie les gens dans les artères qui se dirigent vers la banlieue. Dans leur vie rangée, avec femme, enfants, pelouse tondue, break familial. La totale. On se croirait en plein jour, nous sommes samedi soir.

Oh, je sais. L’image que je renvoie là de suite n’est pas glorieuse. Ce n’est pas moi. « On est toujours le con de quelqu’un », je ne sais même pas qui a eu l’idée lumineuse d’écrire cette phrase, mais je trouve cela plutôt vrai. Je ne vends du rêve à personne. Je ne promets pas la lune à une fille avec qui j’ai envie de passer la soirée, pourtant je suis celui qu’elles pourront, pour certaines, élire comme leur con. Ça a ses avantages. Surtout un que l’on appelle liberté.

J’avoue que je commence à aspirer à autre chose. Je me suis bien changé les idées depuis Elise et cela n’est pas pour me déplaire. Par moments, le soir, je me retrouve chez moi, seul. Et là où j’ai pu y voir pendant un certain temps une chance, je ne commence à y voir que de la solitude. Il y a un côté pathétique à cela.

Je ne partage ma vie avec personne, mais j’ai de la compagnie. Notamment, une meilleure amie : Solveig. Caractère pourri, un brin alcoolique, blonde, tout pour plaire. Elle traverse une passe étrange du genre approche de la trentaine, remise en question de toute sa vie, séparation. Quand j’ai eu besoin qu’on me soutienne, elle a été là, je crois bien que c’est mon tour. Je presse le pas à l’idée d’être en retard.

Devant le St Patrick, je prends tout de même le temps de souffler, d’évacuer l’impression d’être encore là où j’étais il y a quelques minutes. De digérer ma récente rupture.

Camille

— Et alors ? demandé-je à Pierre.

— Rien, comme d’habitude c’est elle qui fout la merde. C’est tout.

— Vouloir être heureuse c’est « foutre sa merde » ?

— Solveig a toujours fonctionné autour de son nombril d’autant que je m’en souvienne.

Comme toi, pensé-je. Je me tais pourtant. Encore.

Ce n’est pas l’envie qui me manque. Ça me brûle la langue. Et si je le remettais à sa place une bonne fois pour toutes ? Une bonne engueulade n’a jamais tué personne.

Mais non. D’abord je fuis les disputes autant que faire se peut, puis ça n’en vaut pas la peine. J’aime la paix, la tranquillité, les choses simples. À peu près tout l’inverse de Pierre. Je ne suis pas bien sûre de savoir qui de lui ou moi a tant changé. Ou peut-être un peu nous deux.

Il y a un jeune couple installé à quelques tables de nous. Je dis jeune couple parce qu’ils semblent proches, comme au début d’une relation, quand on n’a pas encore découvert tous les défauts de l’autre. Que Monsieur ne vous a pas balancé que vous avez pris des fesses, ou que votre soutien-gorge vous boudine. Quand il n’est pas revenu avec du rouge à lèvres sur son col de chemise, une fois, deux fois, dix fois.

Loin de moi l’envie de faire des généralités, seulement Pierre et moi, nous en sommes là. Et nous n’avons pas encore d’enfants. Heureusement ceci dit. Seulement je dois l’avouer, ça me travaille. Je voudrais une famille, mais ce n’est pas que cela. J’ai toujours entendu parler de cette histoire d’horloge interne pour la nana trentenaire. Je trouvais ça drôle, même un peu ridicule, j’ai toujours plus réfléchi les choses que je ne les ai vécues, alors ça ne pouvait pas exister. Pour moi, horloge interne et Yéti, même combat. Pourtant là, je dois dire que ce n’est probablement pas une légende.

Le bilan de ma situation actuelle n’est pas très glorieux, je l’admets, et mon envie d’ailleurs prend de l’ampleur. Si je le pouvais, je ne serais pas là. Au fond de moi, je veux juste prendre mes jambes à mon cou, reste que je suis ici pour soutenir mon amie.

Je suis forgée pour prendre sur moi, serrer les dents. Vrai décalage entre ma vie professionnelle et ma vie personnelle. Dans mon métier, je ne lâche rien, me donne les moyens.

Pourtant, ces derniers temps, je me sens de plus en plus agacée, irritable. En moi, le tonnerre gronde. Je me retiens d’exploser. J’avoue que je me fais même un peu peur. Un cap a été passé et l’espoir d’une autre vie est venu me percuter de plein fouet.

Nos amis arrivent les uns après les autres. Je regarde passer Solveig. Elle au moins, elle a pris sa vie en main. J’ai toujours aimé sa force de caractère. Peut-être même que je la lui envie. Je voudrais lui ressembler. Oui c’est cela. Pas lui ressembler traits pour traits, pas avoir le même maquillage, le même nez, les mêmes yeux. Je voudrais avoir le courage de trancher. Que ma vie soit plus simple. Trop de complexité nuit à mon estomac.

Tandis que la musique se fait plus forte, j’entame une discussion des plus banales avec Baptiste qui ne paraît pas tout à fait présent. Ceci dit, lui et moi n’avons jamais de conversations existentielles. Je dirais que les seuls terrains sur lesquels nous nous entendons sont nos amis et la politique – contrairement à la bonne moitié de la population. Probablement par ma faute, car son comportement avec les filles m’insupporte. C’est mon côté féministe – le seul ? Finalement, j’irais bien danser. Histoire d’arrêter de m’astiquer le cerveau, de tout remettre en question. Je jette un œil à Pierre et me mets à danser, dans ma tête.

Solveig

— Mets-m’en un troisième, s’il te plaît.

Le shot glisse sur le bar vers moi.

— Tu es sûr que ce n’est pas dilué à l’eau ?

Le barman fronce les sourcils et nous nous toisons une poignée de secondes. Je lui souris, moqueuse. Puis je réalise que son humour a dû se perdre au même endroit que sa bouteille de Tequila non coupée. Il est temps de retrouver mes amis. Je bois mon verre et pars rejoindre la tablée. Ils ne sont pas encore tous arrivés et ça m’arrange pas mal. En fait, j’angoisse un peu.

Avant, lorsque nous nous voyions, j’étais avec Erwann. Toujours. Et là, je suis seule. Et même si je suis d’excellente compagnie à moi-même, je ne sais pas trop ce que cette soirée va donner.

Heureusement, j’aime être ici. Le bar est décoré dans un style vintage, il y a des livres anciens exposés et l’accueil est agréable. D’habitude. Et le plus important pour moi, la musique. Du rock, du blues, et l’été, des concerts à l’extérieur.

Je m’avance un peu. Pierre et Camille sont assis l’un à côté de l’autre, devant une table qui laisse assez de place pour que nous puissions tous nous y installer.

Pierre dans son inexorable costume, les bras croisés, affiche son petit air supérieur. Certes, il n’a pas besoin de bouger pour en imposer, mais il m’agace sans même avoir ouvert la bouche. Il me suffit de le voir.

Camille est à sa gauche. Camille, dont la blondeur et les taches de rousseur riment avec candeur, l’habit ne fait pas le moine, quand elle a un coup dans le nez, cela devient intéressant. Elle lâche les brides. À mon humble avis, elle devrait boire plus souvent.

Ils se sont rencontrés au lycée, Pierre et Camille. Elle a des cornes qui touchent le plafond et le sait, mais préfère fermer les yeux. Elle a beau être une de mes meilleures amies, je ne m’entendrai jamais avec son mec.

— Oh, c’est pas vrai ! Tu as réussi à trouver le bar toute seule ? se moque Pierre.

Je lui fais un doigt d’honneur, accompagné d’un sourire surjoué. Même lui n’arrivera pas à gâcher cette soirée. Nous n’en sommes pas à notre premier accrochage. L’apothéose a été la semaine où nous sommes partis en vacances ensemble, la tablée de ce soir. Nous n’avions cessé, Pierre et moi, de nous prendre la tête. Les insultes fusaient, paraît même que nous avions failli en venir aux mains.

Je ne m’en souviens pas. C’était il y a trop longtemps et je devais encore avoir un coup dans le nez. C’est Baptiste qui me l’a raconté. Un de mes meilleurs amis. Baptiste est célibataire, il se plaint de ne pas trouver la femme de sa vie, mais il change de nana comme de chemise. Voire plus souvent de nana que de chemise.

Il est grand, musclé, mignon, alors ça marche plutôt pas mal pour lui. En parlant du loup, il approche.

— Désolé du retard.

— Tu n’as aucune excuse !

— Si, ravissante, mais vulgaire.

Il me regarde avec un sourire taquin.

— Ah ! Pourtant je n’étais pas avec toi.

— Tant mieux, je n’avais pas envie de te voir.

— Tu parles ! Je te manquais tellement que te voilà enfin.

— Ne rêve pas, approuve-t-il en posant un baiser sur ma joue.

— On en attend plus que deux, soupire Camille.

— Je vais me chercher un verre pour patienter, alors ! me défilé-je en déposant mon sac sur une chaise libre.

Le barman me reconnaît de suite et je me demande si je ne le vois pas soupirer.

— Tequila ?

— Non, monsieur. Un daïquiri citron, s’il vous plaît.

Il revient avec mon verre puis entreprend le nettoyage de son plan de travail. En le regardant briquer, je me remémore cette scène que j’ai écrite dans L’homme du bar et que Marc Page a lue après la pub. Je l’ai pensée ici même. Le souvenir de Jérémy, de nos frasques passionnées, parfois douloureuses, de cet homme qui a marqué ma vie au fer rouge, m’a permis de l’écrire.

Baptiste se dirige vers moi.

— Je croyais que tu passais la soirée avec nous !

— Bof, ça ne me tente pas plus que ça.

— Ramène tes fesses.

— Je te manque déjà ?

Si L et Solveig ont en commun un caractère trempé, et que je ne force pas le trait de l’humour en entrant dans mon personnage, je suis quelqu’un qui aime avoir ses moments de solitude.

Je ne suis pas toujours fourrée avec mes amis, qui peuvent d’ailleurs me le reprocher régulièrement. Il est plus facile pour moi de tenir un peu de distance avec les gens. Certaines conséquences de mon enfance chaotique…

Quand je consulte les articles sur L, je ris. On s’imagine une femme que je ne suis pas. Je suis quelqu’un de simple. Si l’on m’avait vue gamine, je passais mon temps dans ma chambre, enfermée avec un livre à la main. D’abord parce que c’était plus aisé pour moi que de regarder et vivre la réalité, mais aussi parce que je n’avais besoin de rien d’autre pour être bien.

— Je n’ai surtout personne à taquiner !

Baptiste et moi nous envoyons toujours des piques, mais c’est parce que nous nous aimons, vraiment.

Pas d’amour.

Je le soupçonne d’ailleurs d’être encore amoureux d’Elise. Mon amie a rompu pour aller avec Simon il y a trois ans maintenant. Baptiste ne s’en est jamais vraiment remis.

Je suis le regard de mon ami. Ils sont là tous les deux. À l’entrée du bar.

— Je crois que je vais aller m’asseoir.

— Je te suis.

Je fais signe à nos deux amis.

Simon, le petit brun aux cheveux en batailles, m’emboîte le pas. Il plane, loin dans le ciel au-dessus des nuages. C’est ce côté artiste un peu décalé, qui a plu à Elise.

Elise, ses mini robes, ses cheveux blonds avec une mèche rose et ses surnoms à vomir. Le pauvre Simon est tantôt un lapin, un chat, un nounours d’amour.

Quand je les vois, j’ai la chanson d’Anaïs qui me revient en tête.

« Ça dégouline d’amour, c’est beau, mais c’est insupportable… »

— Salut mes loulous !

— Oh, pitié ! maugréé-je.

— Allez va, ne grogne pas. Je suis sûre que tu es trop heureuse d’enfin bouger tes petites fesses hors de ta tanière de nouvelle célibataire, me taquine El’.

Il en fallait une qui mette les pieds dans le plat. Je souris. Ce ne pouvait être qu’elle.

— Elise !

— Camille ?

— C’est bon ! Je ne suis pas en sucre et tout va bien, rassuré-je mon amie.

Les discussions s’enchaînent et peu à peu, je me retire des conversations.

Je suis là, avec mes amis, à les regarder. Rien ne bouge. Moi je veux du mouvement dans ma vie. Je n’ai pas tout quitté pour que rien ne change.

Ils parlent entre eux et je n’écoute que d’une oreille distraite. En même temps, Pierre est en train de se vanter de sa dernière affaire, Camille est ratatinée sur sa chaise, Elise tripote Simon et Baptiste évite soigneusement de regarder en cherchant sa prochaine proie dans la salle.

— Je vais déménager.

Ils me regardent tous avec des yeux ronds.

Ah ! J’ai dû parler à haute voix.

— Quoi ? s’étonne Camille en se redressant soudainement.

— Eh bien, je n’ai pas du tout envie de rester dans cet appartement, c’était un appartement de couple, enfin, on y a vécu quatre ans.

— Mais tu veux juste changer d’appart’ ou...? m’interroge Baptiste.

— Je ne sais pas.

— Et le boulot ? questionne Pierre les sourcils froncés.

— Je peux être aide-soignante partout en France, je pense.

— Alors, ne te gêne pas pour moi.

À voir la tête de mes amis – c’est à dire pas la mine réjouie de Pierre –, je crois que j’ai cassé l’ambiance.

— Je n’ai pas pris de décision, il faut juste que je fasse quelque chose.

— Que tu fasses quelque chose ? répète Cam.

— Oui. Je n’ai pas envie de rester plantée là à attendre et croupir. Je ne sais pas, j’ai besoin de changements.

Je le sens tout au fond de moi, comme s’il fallait que j’aille plus loin, que je poursuive ce que j’ai commencé. Il n’y a rien d’original à cela. Petite crise à l’approche de la trentaine ? Peut-être. Pourtant, c’est urgent, oppressant. J’ai envie de mettre à la poubelle le passé. Je sais bien que c’est impossible, le mien est trop lourd, trop chargé. Vouloir larguer un aussi gros pavé n’est pas dans mes cordes, alors je m’attelle au reste.

J’avale mon verre, un peu trop vite. Quelle idée !?

Je ris aux blagues de Baptiste, même les mauvaises.

Je me laisse happer par le son d’une guitare. Les yeux clos je profite des notes oubliant que je ne suis pas seule. Alchemy, Philip Sayce. J’ai envie de pleurer, de rire, de danser. Je voudrais être libre.

— Je vais me chercher un verre, lance Simon, quelqu’un veut autre chose ?

Sa voix me ramène à la réalité.

— Je viens avec toi, dis-je en me levant.

Je m’installe sur un tabouret en attendant le serveur.

— Je te comprends quand tu dis ne pas vouloir t’enfermer dans ton quotidien, me rassure Simon.

— Merci.

— Ils sont enfermés dans leur routine et ne voient pas l’intérêt que ça change.

— J’en ai besoin, maintenant, de changement. Je vais étouffer.

— Je pense qu’Elise et moi fonctionnons bien en couple parce que nous ne nous coinçons pas dans quelque chose de préétabli.

— C’est à dire ?

— Tu sais très bien ce que je veux dire.

J’acquiesce. J’ai déjà vu Simon s’éclipser d’une soirée avec une demoiselle. Je l’avais observé, étonnée, mais Elise m’avait glissé à l’oreille : « Ce soir, c’est son tour de s’amuser ».

— Je pense que nous serions malheureux tous les deux si nous devions nous brider. Mais quoi qu’il arrive, nous sommes là l’un pour l’autre. Enfin, je crois.

— J’ai envie d’être heureuse par moi-même.

— Je n’ai pas non plus dit que c’était comme ça que tout le monde devait fonctionner. Mais pour savoir ce que l’on veut, il faut faire des essais.

— Tu as sûrement raison.

Nos verres nous sont servis.

— À la tienne !

Je lève le mien en réponse. Simon me frotte l’épaule.

— J’y retourne.

— Je vais arriver.

Il a tout compris, il m’a compris. Je veux fuir la routine, expérimenter la vie, l’autre, les autres. Je ne vois pas comment faire des choix sans même avoir l’idée de ce qui se présente à moi. J’ai besoin de savoir.

La soirée est bonne, les rires fusent, quoique je trouve que Camille est étrange.

Baptiste, lui, me raconte sa pré-soirée, sans les détails – heureusement pour mes chastes oreilles.

Je prends plaisir à être entourée d’eux. Par moments, je pense à Erwann. Est-ce qu’il va bien ? C’est dur et étrange d’en arriver à nous partager les amis. C’est un peu comme une garde alternée, un week-end sur deux. Dans ce cas, je peux peut-être lui laisser la garde complète de Pierre.

À la fin de la soirée, je décide de rentrer à pied, maudissant mes chaussures à chaque pas. Je frissonne. Ce vent de fin d’hiver me permet tout de même de retrouver un peu de lucidité après tout cet alcool ingéré. J’en profite pour relancer le podcast.

L’animateur me lit puis reprend ses questions :

« L, quand on vous lit, on se pose tous la même question. Est-ce un peu de votre vie que vous nous avez livré dans « L’homme du bar » ?

— Marc, est-ce vendu comme un roman ou une autobiographie ? »

Je rigole toute seule dans les rues. Je n’avouerai jamais que je pensais à un homme en particulier en écrivant ces lignes.

Je suis cachée derrière un pseudo, mais il est hors de question que je parle de ma vie privée. Elle m’appartient.

En entendant le reste de la lecture, j’ai un peu honte, mais après tout, L assume pour Solveig.

Elise

Un jour, tu te réveilles, te retrouves face à toi même, et tu te demandes à quel moment tu as merdé. C’est cette sensation qui a fait que j’ai quitté Baptiste.

Aujourd’hui, Simon me regarde comme je regardais mon ex quand je suis partie. Du coup je compense. Déjà que je suis une nana plutôt excessive, ce soir, je suis au sommet de mon art. Je ris aux éclats, parle fort, fais le spectacle, me dandine comme une pintade prête à se faire décapiter.

Non, vraiment, il faut voir, me voir. Je crois que si j’étais spectatrice, je me collerais des claques. Grand bien me fasse, surtout pour mes joues, je n’ai pas cette capacité.

Je quitte la scène – mes amis – Simon sur mes talons, comme si je traînais un ballon de baudruche que le vent chercherait à me faire lâcher. Je continue de jacasser pour remplir le vide qu’il jette entre nous.

C’est bientôt fini. Je le sens au fond de moi et je ferme les yeux très fort en croisant les doigts pour que je me plante. Il n’en a pas parlé, je ne sais même pas s’il en est conscient. Pourtant je le perçois et j’ai peur.

À regarder les autres, il me semble qu’ils ont tous un but dans la vie, quelque chose vers quoi tendre, pour ma part je navigue à vue. Je ne sais pas où je vais. Enfin si, vers la fin, comme nous tous.

Simon est un passionné, il vit pour son art, il respire à travers lui. Bien sûr c’est puéril de se comparer à qui que ce soit, seulement moi... qu’ai-je ? De la culpabilité, un boulot qui ne me satisfait pas, un compagnon qui s’en va.

J’ai des amis, oui ça au moins, j’en ai. Pour ce qui est de ma famille, elle est tout ce qu’il y a de plus banale. Un papa, une maman, un frère. Nous nous parlons, une fois tous les six mois, la communication n’a jamais été notre fort. Nous vérifions que nous sommes en vie. Autant dire que la représentation de la famille heureuse qui se câline, s’encourage et se supporte a vite été rayée de mon champ d’imagination.

Petite je regardais les autres filles avec une certaine curiosité et un grand questionnement sur ce qui pouvait les faire frétiller de joie à l’idée de passer le week-end en famille. Elles avaient toujours des super sorties à raconter. Je les écoutais ébahies, puis ai dû me forger une personnalité afin que l’on s’intéresse à moi. Le reste était trop vide. J’ai appris à faire dans le remarquable. On s’en fiche du fond, tant que ça brille. À l’intérieur, il me semble n’être qu’une coquille vide.

Je donne le change. On n’y voit que du feu, enfin depuis le temps, Simon a bien dû réaliser, et je peux supposer que nous n’en sommes pas à nous tenir à un mètre l’un de l’autre pour rien.

— Tu restes avec moi en rentrant ?

— Je préférerais aller peindre. J’aime peindre la nuit, tu sais bien.

— Je sais bien, confirmé-je, blessée.

J’hésite sur le comportement à adopter, je ne peux plus faire comme si de rien n’était. Hurler ? Pleurer ? Le supplier ?

J’envoie un : « Bien sûr la peinture est plus importante que nous. » Auquel il ne répond même pas.

Related chapter

Latest chapter

DMCA.com Protection Status