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Chapitre 4

Chapitre 4

Augusto est intarissable sur la vie dans ce lycée. Grâce à ses récits d’anecdotes et ses explications, Gustave se sent rapidement à l’aise et il en profite pour détailler son camarade, qui le dépasse d’une tête et paraît un peu engoncé sous son sweat. D’un abord sympathique, il a dix-sept ans lui aussi, et il est rassurant d’être accueilli par quelqu’un comme lui.

À la suite de cet examen minutieux, Gustave se demande en retour comment son nouveau camarade le perçoit : s’il devait lui-même se qualifier, il se situerait dans la catégorie des « ni » : ni beau ni moche. Son visage est ovale et sans trop d’acné, mais il est assez pâle. Il n’est ni grand ni petit, un mètre soixante-quinze, une taille passe-partout ! Il n’est ni maigre ni gros, disons assez fluet. Il n’a pas trop de muscles, il faut dire que le sport n’est pas l’une de ses passions. Quant à sa couleur de cheveux, il n’est ni brun ni blond, plutôt châtain foncé, avec des boucles indomptables accentuant son côté juvénile. Il arrête là l’état des lieux et se concentre sur les paroles d’Augusto, qui lui parle de leur chambre.

– Il doit y avoir un autre mec avec nous, mais il n’est pas encore arrivé, dit-il. Il me tarde que notre trio soit au complet ! rajoute-t-il avec entrain.

Gustave est étonné à l’idée de faire déjà partie d’un groupe, qui n’est pas même formé, qui plus est. Cela le rassure et l’inquiète en même temps, tant c’est rapide. Tout en marchant, Augusto lui explique sommairement les différents bâtiments :

– Celui-là, avec la belle façade, c’est le lycée. Enfin, ce qui fait office de lycée. Salle de cours, bibliothèque, bureaux du directeur et d’Isabel, salle des profs et des surveillants... dans l’aile sud se trouvent leurs appartements.

– Tu veux dire qu’ils vivent sur place ?

– Oui, on est une grande famille ici, tout le monde dort dans l’institut !

C’est la première fois que Gustave doit considérer les enseignants comme membres de sa famille. Il en est un tant soit peu surpris.

– Ici, reprend Augusto, sur la droite près du grand chêne, il y a les ateliers.

– Les ateliers ? On va faire du travail manuel ? demande Gustave, de plus en plus étonné.

– Euh... En quelque sorte oui, reprend le garçon, gêné. Viens, je vais te montrer la suite ! Regarde ce parc : il est beau, hein ? En plus, il y a plein d’endroits chouettes pour se relaxer. Et tout au fond, il y a le gymnase !

Ils se dirigent enfin vers le bâtiment qui comprend les chambres et la cantine.

Le jeune homme trouve que l’espace est grand, mais il est finalement assez facile de se repérer. Il résume : la bâtisse la plus longue, sur la droite, est pour les cours, avec les ateliers en sous-sol. La partie centrale est la plus spacieuse. Elle inclut l’internat, les salles de vie commune, le réfectoire. L’aile de gauche est réservée pour les logements du personnel. Le gymnase est le plus éloigné, on le voit à peine depuis l’allée principale.

Gustave contemple les façades en stuc, les colonnes qui ornent les portes et les gargouilles sur le haut de l’édifice. Un peu tape à l’œil, mais l’ensemble fait son effet, pense-t-il.

Tout en discutant, les deux garçons entrent dans l’internat et montent dans les étages supérieurs de la grande bâtisse. Gustave admire le décor qui s’offre à lui : les couloirs sont garnis de tapis moelleux, de meubles anciens qui donnent une ambiance chaleureuse aux lieux. Il se détend rapidement et se dit que son séjour dans ces lieux pourrait s’avérer plaisant, tout compte fait. Au milieu du corridor, ils tournent à droite.

Augusto ouvre maintenant la porte de leur dortoir. Gustave est agréablement surpris : dans l’avion, il s’imaginait l’internat comme une cellule de prison : des lits superposés ornés d’une vieille couverture, un bureau délabré et une armoire, peut-être aussi des w.c. à même la chambre.

Or, ces lieux n’ont rien à voir avec ses projections. Son regard balaie la salle : les plafonds sont hauts et le style rococo des murs sophistiqués contraste avec un ameublement moderne. La pièce est grande, et les emplacements sont clairement définis : chacun a son espace : un lit recouvert d’une jolie couette colorée, un bureau équipé, un panneau entier de placards, type dressings, et il y a même... une bibliothèque garnie ! Gustave est soulagé, il n’a pas eu le temps de faire le plein de livres avant de partir : il ne sera pas à court de lectures.

Le jeune homme dépose sa valise sur le couchage qu’Augusto lui désigne comme le sien et regarde par la fenêtre : il a une vue magnifique sur le parc et sur son chêne centenaire au tronc majestueux.

Augusto est déjà assis sur son lit, en attente de sa réaction. Sur sa table de nuit, une statue, reproduction miniature du penseur, est mise en valeur. Gustave lui demande :

– Auguste Rodin ? Tu aimes ce sculpteur ?

– Oui, répond son camarade d’une voix enjouée. Ma mère est sculptrice et a toujours admiré l’artiste. Elle m’a appelé Augusto en son honneur ! déclame-t-il fièrement. Et elle m’a offert cette reproduction quelques jours avant que je ne vienne ici, conclut-il d’un ton nostalgique.

Gustave hoche la tête, tant pour approuver que pour remercier Augusto d’avoir partagé ainsi son histoire. Il se sent déjà bien dans cette chambre, et commence à apprécier son collègue. Rasséréné, il s’approche de l’étagère contenant les romans : il ne connaît pas tous les titres de ces livres, mais il reconnaît d’abord la bible... ce n’est pas forcément à celui-là qu’il pensait en termes de détente...

Son regard s’arrête sur un ouvrage qu’il n’aurait jamais cru voir dans une bibliothèque : le titre lui saute aux yeux et entraîne indubitablement l’horreur. Il le relit, mais pas d’erreur : il s’agit bien de « Mein Kampf ».

– Mais ce bouquin est interdit ! dit-il à voix haute. Il n’est plus publié !

Ses yeux continuent à balayer les rayonnages : « la vie et l’œuvre de Pinochet » 2, « Mussolini, ce génie » 3, « la phalange et la gloire » 4, « l’OAS, ou les interrogatoires sous toutes leurs formes » 5.

Gustave se recule d’un pas, choqué. Il a du mal à y croire ! Qu’est-ce que ces abominations font dans une chambre d’étudiants ? Il a la nausée rien qu’en y pensant. Déjà, Augusto rétorque :

– Ah, c’est bien si tu aimes lire, car c’est les bouquins qu’il faut étudier pour les cours ! Moi je suis dyslexique, alors c’est compliqué pour moi...

Gustave reste sans voix, soufflé tant par cette douche froide que par la réaction inappropriée de son collègue. Il a l’impression d’être dans un mauvais rêve, ou bien victime d’une caméra cachée. Tout mais pas ça ! Il est mal à l’aise et n’ose regarder Augusto dans les yeux, alors que son camarade, toujours aussi volubile, semble trouver la situation normale.

Il n’a pas le temps de reprendre ses esprits que déjà Augusto le presse :

– Dépêche-toi, c’est l’heure du repas. Il ne faut pas être en retard !

Les deux garçons descendent les escaliers pour atteindre le rez-de-chaussée. Gustave reste silencieux. Il a l’impression de sentir des rouages en plein mouvements dans son cerveau, afin de décoder et comprendre sa situation : mais qu’est-ce qu’il fait là ? Qu’est-ce qu’on attend de lui ? Qui sont les autres élèves de cet institut ? Augusto continue son verbiage comme si de rien n’était, ne percevant pas le trouble de son camarade.

Les garçons arrivent dans un petit hall où se trouve la porte du réfectoire. La moquette rouge grenat est mise en valeur par la couleur crème des murs. Sur le côté, un modeste autel garni de fleurs rend hommage à une photographie agrandie représentant une jeune femme. Pris en noir et blanc, le cliché se veut une pause naturelle d’une trentenaire très chic. Gustave s’approche et reste interloqué : il reconnaît la personne sur la photo : c’est la même femme que celle du cadre qui trône dans son salon, sur la cheminée. Le portrait qui pour lui a toujours été celui de sa mère... Il reste interdit, alors qu’Augusto s’agenouille et fait le signe de croix.

Gustave ne comprend pas. Sa mère est tant connue que cela ? Pourquoi son camarade montre-t-il une telle déférence à son égard ? Va-t-il enfin avoir des explications sur ce qu’elle est, ce qu’elle a vécu ? Il sent son cœur s’emballer à cette idée et, d’une voix étranglée, il interroge son nouvel ami :

– Dis-moi Augusto... qui est-ce?

– C’est notre mère à tous, répond Augusto d’un ton déférent.

Décontenancé par cette repartie, l’adolescent ne sait pas ce qu’il peut répliquer. Il demande d’une voix blanche :

– Aux quarante-six élèves ? 

– Oui, Evita Perón 6, notre mère symbolique, affirme Augusto, pénétré par cette révélation.

Gustave se sent mal : il a l’impression que l’univers s’effondre autour de lui. Evita Perón ? La femme du dictateur ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ! Il ne sait plus à quoi se fier : si cette belle jeune femme n’est pas sa mère, comme il l’a cru pendant des années, qui est sa vraie mère ? Pourquoi son père le lui a-t-il caché ? En y réfléchissant, il se rend compte que son père ne lui a pas vraiment menti, puisqu’il n’a jamais énoncé clairement qui était la dame sur le portrait : c’est lui qui a déduit cette explication en l’observant en cachette. Dans leur univers de non-dits, combien de quiproquos sont encore de mise ? Dans son désarroi, l’adolescent se sent vaciller. Il sent que la question essentielle, qu’il doit maintenant se poser est : qui suis-je? Il a envie de crier, de hurler devant autant d’incertitudes et de frustration. Ses jambes se dérobent et il s’assoit fébrile ; Augusto se méprend sur son geste et lui dit :

– Tu peux te recueillir toi aussi. Mais pas trop longtemps parce qu’après, on n’aura plus de rab à la cantine… 

Gustave se passe la main sur le visage, dans un mouvement exprimant à la fois son épuisement et l’ampleur du doute qui l’assaille. Son éducation lui a appris à tout garder en lui, mais il a la sensation qu’il va déborder sous le flux de ces émotions contradictoires, comme un vase trop plein. Il se lève, ouvre la porte des toilettes stratégiquement placées en face du réfectoire, se tourne vers son camarade et articule difficilement :

– Attends-moi cinq minutes, j’arrive. 

Le jeune homme se positionne face au lavabo et se cramponne pour ne pas basculer. Puis il passe ses paumes sous le robinet, s’asperge longuement le visage. Il a l’impression d’avoir pris deux ans en a peine deux heures. Que va-t-il encore découvrir, dans cet institut, qui va remettre en cause des pans entiers de sa vie ? Sera-t-il assez fort pour le supporter ? Peut-il s’en ouvrir à Augusto, qu’il connaît à peine ? Ne va-t-il pas se moquer de lui, en informer les autres, quitte à ce que Gustave soit la risée du pensionnat ? Il se sent perdu et stupide en même temps. Face au miroir, il tente de se motiver pour retrouver ses esprits, et y parvient un tant soit peu.

Gustave sort et esquisse un timide sourire à l’égard d’Augusto, qui, rassuré, lui sourit à son tour. Les deux garçons franchissent enfin la porte située face à eux.

***

Le réfectoire est une grande pièce haute de plafond, accueillante. Des tables rondes sont positionnées de façon à favoriser le passage et une ambiance intimiste, malgré le grand nombre de personnes présentes.

Augusto le conduit vers sa table habituelle et le présente à ses camarades. Heureusement pour le jeune homme, l’anglais est la langue adoptée par tous les élèves, quelle que soit leur nationalité. Il est rasséréné devant leurs sourires et leur accueil, alors qu’ils se décalent instantanément afin qu’il ait une place à leur table.

Heinrich et Gunther se présentent à leur tour : ils sont d’origine allemande et cousins de surcroît. Ils sont là depuis trois semaines, ce qui pose question à Gustave : comment s’inscrit ce cursus pédagogique alors que les élèves arrivent en décalé ? Y a-t-il des classements pour l’entrée, faisait-il alors partie d’une sorte de liste d’attente ? De toute façon, l’attente, c’est l’histoire de sa vie. Il n’est pas souvent choisi, constate-t-il encore une fois, amèrement.

Il fait aussi la connaissance de Carlos, qui semble ici chez lui. Il a un charisme certain et a l’air de faire partie des personnes les plus populaires du lycée. C’est une montagne de muscles, et il sait les faire bouger indépendamment les uns des autres. Il en fait d’ailleurs la démonstration, sous les regards mi-moqueurs mi-envieux des autres adolescents.

Le jeune homme est surpris par l’accueil chaleureux qui lui est fait. Il s’aperçoit par la même occasion que l’école est mixte, ce qui n’est pas pour lui déplaire. Des filles sont présentes, rassemblées autour d’une même table. Il remarque une grande blonde élancée, qui a beaucoup de prestance. Elle semble être la meneuse, LA fille populaire, riant plus fort que les autres et attirant les regards.

Gustave tente de participer un peu à la conversation, mais il ne connaît pas les professeurs et élèves dont ils parlent. De toute façon, il est trop sonné par ses récentes découvertes pour en faire abstraction : perdu dans ses pensées, il réagi de façon distraite aux questions de ses camarades. Depuis son arrivée, ses repères sont mis à mal, et s’il a toujours appris à ne rien montrer en façade, il a l’impression que le vide s’est emparé de lui.

Gustave ne sait pas d’où il vient, qui il est... Son père n’a jamais voulu répondre à ses interrogations sur sa mère, et il s’était construit un véritable scénario à propos de cette image... Quand un être humain n’a pas d’explications, il en imagine pour pallier à la vacance d’informations, il l’a lu quelque part ! Malgré cette explication, il se sent comme Jim Carrey, le héros du film « le Truman show »7, qui s’aperçoit que toute sa vie n’est qu’imposture...

La contrariété lui donne mal au ventre, il se rend compte qu’il ne connaît rien de son histoire familiale, qu’il ne connaît même pas vraiment son père...

 

Le repas passe doucement et les étudiants regagnent leurs chambres. Gustave a des difficultés à s’endormir et il ne se sent pas encore suffisamment en confiance pour s’en remettre à son camarade, qui ne semble pas percevoir son trouble.

Pendant la nuit, son sommeil est agité : dans son rêve, le jeune homme ressent une vague de froid l’envahir et une terreur indéfinie s’empare de lui. Il devine qu’il n’a pas le choix : il doit courir vite, très vite, pour échapper au mal, se mettre à l’abri. Mais à l’abri de qui ?

Ses jambes sont douloureuses et il se rend compte qu’il ne sait toujours pas pourquoi il se précipite. Sans cesser sa course, il risque un coup d’œil derrière lui, vers la source de froid qui annonce le danger. D’un regard en arrière, il capte l’image de son père lancé à ses trousses ; mais dans ce rêve, son géniteur n’a pas son apparence habituelle : cet homme est un ogre. Il a mangé sa mère ! Des bouts de bras non encore digérés sortent de son énorme bouche ! Son costume Armani est maculé de sang et de chair.

L’ogre gagne du terrain et Gustave continue de filer, mais il ne peut effacer de son esprit l’image de cette bouche grande ouverte, les dents encore ensanglantées du sang maternel, prête à l’avaler.

L’adolescent se réveille en nage. Il regarde autour de lui d’un air hagard avant d’arriver à se situer. Assis sur son lit, il s’efforce de calmer sa respiration avant de s’allonger de nouveau. Gustave met plusieurs heures à se rendormir, harassé par ces images terribles car dès qu’il ferme les yeux, il plonge à nouveau dans le même effroi, encore et encore.

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