À Goumbé, le cercle ne chantait plus.Depuis deux jours, les tambours étaient restés muets, les voix suspendues, les récits interrompus. Non par oubli. Mais par révérence.Les enfants, d’abord surpris, avaient cessé leurs jeux sonores. Les anciens, sans se concerter, avaient rangé leurs instruments. Même les calebasses ne tintaient plus comme avant. Une brume douce semblait recouvrir le village, comme un voile protecteur.Et dans ce calme nouveau, quelque chose germait.Zeyra était revenue la première.Elle avait marché trois jours et trois nuits sans dire un mot. Lorsqu’elle franchit la lisière de Goumbé, son visage n’exprimait ni fatigue ni exaltation. Il rayonnait d’une douceur calme, comme si elle portait en elle un secret immense… qu’elle n’avait plus besoin de crier.Elle s’était installée dans la case du sud, celle qu’on n’ouvrait qu’en cas de passage initiatique. Là, elle avait pris un simple bâton de bois, et avait commencé à tracer sur les murs des formes abstraites.Pas des
La pluie tomba sans prévenir.Fine, constante, presque timide. Une pluie rare en cette saison, mais qui ne surprit personne. Elle glissait sur les toits de chaume de Goumbé, s’insinuait entre les pierres du cercle, et glissait le long des bras des enfants silencieux qui, sans courir, levaient le visage pour en recevoir chaque goutte comme une bénédiction.Dans la case de Sama, la flûte était posée.Elle n’y avait pas touché depuis plusieurs jours.Non par oubli, ni par lassitude, mais parce qu’elle n’en ressentait plus le besoin. Le chant, désormais, passait autrement. Par les regards, les gestes, les silences offerts, les rires retenus. Par la simple manière dont elle s’asseyait auprès des anciens, ou dont elle effleurait le sol de ses doigts, comme pour demander la permission d’être là.Ce matin-là, un tambour faillit pourtant briser ce silence sacré.Un tambour seul.Battant loin, dans les terres à l’est.Une frappe irrégulière, heurtée. Mais non agressive.Un appel.Ou plutôt… une
Le retour à Goumbé se fit dans un silence respecté.Les habitants, bien qu’informés du départ des trois femmes, ne posèrent aucune question à leur retour. Ils observèrent, de loin, les visages marqués mais paisibles, les gestes plus mesurés, et le nouveau bâton que portait Sama — un simple bois sculpté par le Veilleur du Non-Dit, sans symbole, sans ornement.Juste une présence.Le soir même, Aïcha demanda que l’on ouvre la clairière du nord, celle que l’on n’utilisait plus depuis les sécheresses.— Là-bas, dit-elle, le sol est encore vierge. Aucun chant n’a encore été joué sur cette terre. Aucun cercle n’y a jamais été dessiné.Zeyra ajouta :— Ce qu’on va y poser ne doit rien rappeler. Il ne faut pas qu’on pense aux anciens cercles.— Ni même aux chants, murmura Sama. Ce lieu doit pouvoir contenir sans absorber. Être une terre d’accueil. Pas une scène.Alors, au lever du jour, ils s’y rendirent tous ensemble.Pas une foule.Juste une poignée de ceux qui avaient été les premiers à ent
Le village de Koubala se dressait à la lisière sud-est des territoires du fleuve. Protégé par des murs de latérite, flanqué de hautes tours d’argile où nichaient les vautours, il avait la réputation d’être solide, organisé, et… fermé.Pas une fermeture de portes. Plutôt celle des regards, des bouches, des souvenirs.Ici, on chantait peu.Les cérémonies étaient brèves, les naissances sobrement célébrées, les deuils expédiés sans lamentation. Il y avait un ordre. Une discipline.Et une peur.Invisible, mais profonde. Comme un tambour qu’on aurait enterré sous la maison.Aïcha avait entendu parler de Koubala à de nombreuses reprises. Elle savait que ce village autrefois rayonnant, traversé par de multiples cercles d’artisans, de conteurs et de devins, avait brusquement tout éteint il y a une génération.Sans heurts apparents.Sans cris.Juste… un grand silence. Propre. Contrôlé.Elle décida d’y aller, seule.Non pour y installer un cercle, ni pour éveiller quoi que ce soit.Juste pour éc
Le vent de l’est s’était levé avant l’aube, portant dans son souffle les odeurs sèches des plaines oubliées. Il charrait des grains de sable, des fragments de feuilles, et un parfum d’argile chauffée. À Goumbé, ce souffle n’annonçait pas de tempête.Il annonçait une visite.Sama se tenait près du cercle inachevé lorsqu’elle vit apparaître les premières silhouettes. Hautes, élancées, enveloppées dans de longues étoffes grises, presque translucides. Leurs pas ne laissaient pas de trace, ou si peu que le vent les effaçait aussitôt.Ils étaient une dizaine.Pas plus.Ils marchaient en silence, en parfaite harmonie, comme une onde.Ils s’arrêtèrent à bonne distance du cercle, sans s’en approcher, sans le regarder directement. Puis l’un d’eux s’avança.C’était une femme âgée, mais droite comme un tronc ancien. Son visage était nu, sans peinture, sans bijou, sans expression figée. Ses yeux brillaient d’une étrange douceur.— Nous venons de nulle part, dit-elle d’une voix calme. Et nous irons
La nuit avait été douce. Le ciel, criblé d’étoiles, semblait respirer lentement au-dessus de Goumbé. Le vent, léger, passait entre les cases, soulevant parfois une feuille, un coin de tissu, ou une pensée errante. Tout dormait. Ou presque.Dans la case de Djenaba, quelque chose commençait.Une douleur profonde.Un cri retenu.Et une lumière chaude dans les yeux.L’enfant venait.Et Djenaba, jeune tisseuse de feu et petite-fille d’un griot oublié, ne luttait pas. Elle accueillait. Entourée de trois femmes du village, elle transpirait, haletait, pleurait parfois, mais ses mains restaient posées sur son ventre avec une tendresse calme. Comme si elle savait que ce qui naissait n’était pas qu’un enfant.Mais une croisée.Il fallut toute la nuit.Et ce n’est qu’au moment exact où le premier rayon du soleil toucha la pierre du cercle inachevé que le cri retentit.Clair.Long.Ni plainte ni victoire.Juste un cri… plein.Sama le sentit avant même que la nouvelle arrive.Elle était déjà debout
Il n’avait pas encore deux ans.Et pourtant, Lamine marchait déjà droit, sans vaciller, les pieds nus comme enracinés dans la terre. Il ne parlait toujours pas. Mais chacun de ses regards semblait être une question.Ou un rappel.Il ne posait pas de questions. Il faisait surgir les réponses.Sama avait l’habitude de venir le voir au matin. Non pour le guider, ni pour lui enseigner. Elle s’asseyait simplement à côté de lui, et le laissait la fixer. Il n’y avait jamais de gêne dans ces échanges muets.Juste une lente désintégration des barrières.Un jour, alors qu’elle traçait un cercle dans la poussière, Lamine l’arrêta d’un doigt.Puis il en dessina un autre. Mais incomplet. Ouvert.Pas par maladresse.Par choix.Sama comprit : il lui rappelait que ce qui est ouvert est vivant. Ce qui se ferme, meurt.Elle ne lui demanda rien. Mais elle ne termina pas son cercle.Et ce soir-là, elle rêva d’un souvenir qu’elle n’avait jamais vécu.Un chant.Dans une langue qu’elle ne connaissait pas.M
Les pluies étaient revenues plus tôt cette saison-là.À Goumbé, les gouttes martelaient les toits de chaume avec une douceur obstinée. Elles lavaient les chemins, les murs, les souvenirs suspendus aux arbres. Elles portaient un parfum d’argile mouillée, de feuilles écrasées, de renaissances à venir.Mais cette pluie-là n’était pas un soulagement pour tout le monde.Car elle arrivait en même temps qu’eux.Un petit groupe d’hommes et de femmes, venus du plateau de Kérouane, traversa la plaine détrempée et arriva au village au lever du jour. Ils portaient des habits sobres, identiques, une teinte brun foncé, et autour de leurs bras, une lanière nouée trois fois.Ils ne saluèrent personne.Leur chef, un homme d’âge mur nommé Siran, demanda immédiatement à parler à "celle qui veille sur le cercle inachevé".Sama, prévenue, sortit sous la pluie. Elle portait un pagne bleu nuit, simple, trempé jusqu’aux chevilles. Son visage était calme.— Que puis-je pour vous ? demanda-t-elle.Siran ne rép
Ils avaient quitté la forêt au petit matin.Le soleil filtrait à travers un ciel de nuages éclatés, comme des morceaux de rêves qui tardaient à s'effacer.Le sol sous leurs pieds était doux.Souple.Recouvert d’une herbe fine et dorée qui semblait chuchoter à chaque pas.Ils marchaient sans urgence.Comme si le temps, désormais, n'était plus une menace.Seulement une respiration.Un battement de cœur.Un rythme doux dans lequel ils s’accordaient sans y penser.Très vite, ils ressentirent une présence.Pas lourde.Pas imposante.Une présence ancienne.Stable.Comme un rocher silencieux dans le courant d'une rivière.Ils avancèrent, attentifs.Et ils le virent.Assis au centre d'une clairière minuscule.Un vieil homme.Tout simplement là.Comme s'il avait toujours été là.Comme s'il avait attendu leur venue depuis toujours.Il était petit.Courbé.Sa peau était sillonnée de rides profondes, comme les strates d’un tronc séculaire.Ses yeux brillaient d’une lumière douce, ni moqueuse, ni
Le chemin de verre s’effaça doucement derrière eux, comme un rêve rendu à la mer.Devant eux, la terre devint plus sombre.Plus riche.Chaque pas soulevait une odeur d’humus, de racines profondes, de souvenirs anciens.Le vent avait changé de voix.Il ne portait plus seulement des chants.Il murmurait.Bas.Continu.Comme un chœur discret, né du sol même.Ils avancèrent, le cœur lent, les yeux grands ouverts.Ils savaient.Ils sentaient.Ils étaient entrés dans la Forêt des Mémoires.Les arbres étaient immenses.Leurs troncs larges comme des murailles.Leurs branches tissées en voûtes naturelles.Chaque feuille semblait porter une lumière intérieure.Un éclat discret.Pas éclatant.Pas aveuglant.Chaleureux.Ils marchaient, fascinés.Les troncs, les branches, les racines semblaient vibrer doucement sous leurs pas.Et sur chaque tronc… des traces.Des empreintes.Des signes.Parfois une main gravée.Parfois un mot.Parfois juste une forme imprécise.Des marques d’âmes passées.Ils comp
La plaine disparut derrière eux dans un dernier frémissement de vent tiède.Leurs pas, désormais, ne cherchaient plus à fuir.Ils avançaient par désir d'être.Par curiosité douce.Par appel intérieur.Le chemin devant eux n’était plus une fuite en avant, ni une quête désespérée.Il était rencontre.Rencontre avec eux-mêmes.Avec ce qu’ils étaient devenus.Et avec ce qu’ils allaient encore devenir.Très vite, ils sentirent le changement.L'air, d'abord, devint plus dense.Plus frais.Le sol sous leurs pieds semblait vibrer légèrement.Et devant eux…Une lueur.Étrange.Irréelle.Un miroitement qui semblait respirer.Ils accélérèrent.Le cœur battant.Et la virent.La mer.Mais pas une mer d’eau.Une mer de verre.Immobile.Cristalline.Étendue à perte de vue.Chaque vague figée en plein mouvement.Chaque crête scintillante sous la lumière douce du ciel.Ils s’approchèrent du rivage.Et s'aperçurent que le verre n'était pas opaque.Qu'en se penchant au-dessus, on pouvait voir à travers.
Le matin fut long à venir.Quand ils ouvrirent les yeux, la grotte étoilée s'était évanouie comme un rêve heureux.Le monde qui les attendait dehors semblait plus vaste.Plus nu.Le vent glissait doucement sur la plaine, soulevant des volutes de poussière pâle.Un vent léger.Presque timide.Ils marchèrent.Droit devant eux.Pas parce qu’ils savaient où ils allaient.Mais parce qu'ils avaient appris à faire confiance à l’appel muet des chemins.Au bout de plusieurs heures, ils sentirent le changement.Pas une frontière.Pas un panneau.Un frisson subtil dans l’air.Une densité nouvelle.Comme si l’espace lui-même leur chuchotait :"Ici, quelque chose vous attend."Devant eux, la plaine s’étendait à perte de vue.Vide.Ou presque.Quand ils plissèrent les yeux, ils virent des formes.Des reflets.Des lignes floues.Et peu à peu, ils comprirent :Des portes.Pas des portes dressées.Pas des portes sculptées.Des portes invisibles.Posées dans l’air.Suspendues.Comme des promesses silen
La nuit tomba plus tôt ce jour-là.Non pas brusquement.Mais comme une caresse.Un drap tiré doucement sur leurs épaules.Ils marchaient depuis des heures déjà, leurs nouveaux trésors serrés dans leurs mains ou nichés contre leur cœur.Et au loin, dans la pénombre, une lumière.Faible.Clignotante.Pas un feu.Pas un village.Quelque chose d’autre.Quelque chose de vivant.Ils échangèrent un regard.Puis accélérèrent le pas.À mesure qu'ils approchaient, la lumière se clarifiait.Elle venait d’une ouverture dans la roche.Une grotte.Large.Béante.Mais douce.Presque accueillante.Comme une bouche ouverte prête à chanter.Devant l’entrée, une stèle de pierre.Simple.Sur laquelle était gravé :> "Chaque souffle que tu offres éclaire une nuit que tu ne vois pas."Ils restèrent un moment devant l’inscription.À la laisser entrer dans leur peau.Dans leur souffle.Puis, sans un mot, ils entrèrent.La grotte était vaste.Froide au premier abord.Mais étrangement réconfortante.Le sol éta
La clairière du tisserand s’évanouit derrière eux comme un rêve dont on garde la chaleur mais dont les détails s’effacent.Leurs pas, légers malgré la fatigue, semblaient désormais habités d’un nouveau rythme.Un rythme intérieur.Non pas dicté par la destination, mais par la justesse du moment.Ils marchaient longtemps.Peut-être des heures.Peut-être des jours.Le temps avait perdu son ancienne forme.Ils étaient devenus autres.Et le monde autour d’eux semblait s’ouvrir en réponse.À l’orée d’une grande plaine, le vent leur apporta quelque chose d’inattendu.Des voix.Des rires.Des appels.Mais pas bruyants.Pas commerciaux.Des voix pleines de douceur, de souvenirs murmurés.— Il y a un marché, souffla Komi, plissant les yeux.— Mais il n’est pas comme les autres, répondit Salimata.Ils avancèrent.Et découvrirent.Une multitude d’étals.Pas de tentes criardes.Pas de cris de vendeurs.Chaque étal était une île de lumière.Et sur chaque table…Pas des objets neufs.Pas des trésor
Ils quittèrent la tour à l’aube.Derrière eux, le paysage semblait avoir changé de lumière.Comme si le monde lui-même avait entendu leurs aveux.Ils marchaient sans parler.Mais leur silence n’avait rien de vide.Il était plein de ce qu’ils étaient devenus.Leurs pas étaient plus ancrés.Leur souffle plus libre.Et dans leurs regards, une reconnaissance nouvelle.Non pas de l’autre.De soi.Ils ne cherchaient plus à arriver quelque part.Ils se laissaient guider.Par ce qu’ils ressentaient.Et par ce que le monde leur murmurait.Le sentier les mena à une clairière.Large.Ouverte.Mais couverte d’une brume douce.Presque vaporeuse.Au centre, une grande toile suspendue entre quatre arbres.Et autour… des vêtements.Suspendus dans l’air.Mais sans corde.Sans cintre.Flottants.Invisibles.Parfois, un pli se dessinait.Une manche.Un col.Une étoffe qui ondulait comme une pensée.Et tout près, un homme.Assis.Silencieux.Il tissait.Pas avec une machine.Avec ses mains.Et son souffl
Ils marchaient depuis deux jours sans croiser âme qui vive.Le paysage avait changé.Les arbres étaient devenus plus rares, plus noueux.Le ciel semblait plus proche.Et l’air, plus dense.Pas étouffant.Chargé.Comme si les pierres, les herbes, la terre elle-même retenaient leur souffle.À chaque pas, le silence s’intensifiait.Non pas vide, mais attentif.Ils sentaient qu’ils s’approchaient de quelque chose.Quelque chose de haut.Et soudain… elle fut là.Une tour.Plantée au centre d’une plaine nue.Ni forêt autour.Ni collines.Juste elle.Étrange.Brute.Presque organique.Elle semblait née de la terre, plutôt que bâtie.Pas de porte visible.Pas d’escaliers.Aucune ouverture.Juste cette masse haute, droite, impossible à ignorer.Et pourtant… étrangement invitante.Ils s’approchèrent.Chaque pas vers elle semblait plus lourd.Comme si la tour pesait sur l’air lui-même.Ou sur leurs épaules.Sur leurs pensées.Et en arrivant à sa base, ils virent une inscription gravée dans la pi
Le matin se leva sans hâte, étirant ses couleurs comme on déploie une couverture sur un corps endormi.Les enfants, encore enveloppés dans les souvenirs vibrants de la montagne d’échos, marchaient d’un pas calme, presque méditatif.Leur silence n’était plus pesant.Il était plein.Plein de ce qu’ils avaient déposé là-haut.Plein de ce qu’ils ne savaient pas encore nommer.Et dans l’air, une douceur.Un parfum de terre, de mousse, de promesse.Ils ne savaient pas où ils allaient, mais ils savaient que quelqu’un les attendait.Et ils avaient appris, désormais, à faire confiance au chant du monde.Au milieu de la journée, ils atteignirent une vallée.Fermée.Paisible.Presque retenue.Comme un lieu qui ne veut pas trop s’offrir.Le sentier descendait doucement, bordé de fleurs pâles, de pierres rondes.Et au fond, une maison.Ou plutôt, une forme.Faite de bois, de tissus, de silence.Elle ne ressemblait à aucune autre.Elle semblait tissée d’absence.Et pourtant, tout en elle disait : e