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AU CHÂTEAU DES HEURES COMPTÉES

Souvent, la nuit, je dîne avec les morts.

Ils me tendent les plats en souriant, me racontent leur journée, me proposent de me resservir. Papa m’explique comment un de ses clients lui a aujourd’hui amené une montre à réparer qui a plus d’un siècle. Maman n’est pas sûre de terminer à temps la veste du costume qu’elle doit livrer vendredi. Ils me demandent comment s’est passée ma journée à l’école.

Ils ne savent pas que je ne vais plus à l’école depuis bientôt soixante-deux ans. Et ils ne savent pas qu’ils sont morts. Ils me tendent les plats et me parlent comme si nous étions hier, comme si aujourd’hui ne devait jamais exister.

Quelquefois, je dîne avec mon vieil ami Luron, dans un de nos restaurants préférés, quelque part en ville – cette ville où je ne vis plus – et j’écoute ses blagues à dormir debout qui m’ont tant fait rire autrefois, et qui m’ont tant manqué. Lui non plus ne sait pas.

Tout en leur répondant, je m’efforce de faire bonne figure. J’essaie de faire en sorte qu’ils ne s’aperçoivent de rien, qu’ils continuent à me parler sans le moindre doute. J’espère que ma voix un peu tremblante ne trahira pas ce nœud incandescent qui remonte lentement au fond de ma gorge.

Parce que si je leur en dis trop, s’ils en viennent à soupçonner la vérité, j’ai peur que le charme ne se rompe. Tant qu’ils ne savent pas, ils restent avec moi, et rien ne suggère qu’ils sont morts, à part les poches d’ombre sous leurs yeux. Ces taches noirâtres, ils ne les avaient pas de leur vivant. Ce sont les marques de leur sursis.

Je ne veux pas que ça s’arrête. Je ne veux pas me réveiller. Je veux qu’ils restent là, à me parler, encore et encore, même si ce qu’ils disent ne m’intéresse pas vraiment. Il y a si longtemps que je n’ai pas entendu leur voix. Je suis heureux de les revoir, et pourtant je n’ose pas parler trop fort, ni les serrer dans mes bras, car leur présence extraordinaire me semble en même temps d’une fragilité presque insoutenable. Et je crains qu’un seul geste brusque, ou un seul mot plus haut que l’autre, ne les fasse éclater en poussière comme de vulgaires statues de sable.

À mesure que la nuit passe, leur voix faiblit, leurs silences se prolongent, et la noirceur sous leurs yeux se dilate jusqu’à envahir tout leur visage.

À mon réveil, qui coïncide rarement avec celui du soleil, je retrouve les évidences que mon sommeil sénile a suspendues pendant quelques minutes d’or.

Sans doute est-il normal, quand on approche de sa propre fin, de passer de plus en plus de temps avec les morts.

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