CamilleTrois mois ont passé. Trois mois à recoller, morceau par morceau, ce qui restait de moi.Au début, je n’y croyais pas. J’avançais dans un brouillard épais, le cœur anesthésié, incapable de projeter autre chose que cette douleur sourde. Mais on ne reste pas éternellement brisée. À un moment, le corps se met en mouvement, malgré la fatigue. Il réclame qu’on vive. Qu’on respire.Et moi, j’ai choisi de le suivre.La petite main de mon fils dans la mienne, chaque matin, m’a donné la force. Pas de grandes déclarations. Pas de revanches. Juste l’instinct. Celui d’une mère qui se relève parce qu’elle n’a plus le choix.Je me suis inscrite à toutes les annonces. Petits boulots. Temps partiels. Rien de glorieux, mais je m’en fichais. Je voulais juste sortir de cette maison. Respirer un autre air. Regarder d’autres visages.C’est finalement une librairie de quartier qui m’a tendu la main. Une devanture un peu vieillotte, des étagères en bois qui sentent la poussière et l’encre sèche. Et
CamilleLe bruit à la porte me fait sursauter. Cela fait des jours que personne n’a franchi le seuil de cette maison. Mon cœur s’emballe, mon instinct me souffle que ce n’est pas un voisin, ni un livreur. Quelque chose d’autre se joue.Je serre un peu plus fort mon fils contre moi et me lève doucement. J’hésite. J’aimerais ne pas ouvrir. Ne pas savoir. Rester figée dans ce deuil silencieux qui, à force, devient une habitude. Mais ma main se tend d’elle-même, tourne la poignée.Et il est là.Julien.Debout sur le pas de la porte. Le visage ravagé. Les traits tirés. Les cernes creusées comme des sillons. Il n’est plus cet homme que j’ai aimé, admiré. Il n’est plus que l’ombre de lui-même.— Camille…Sa voix se brise en prononçant mon prénom. Comme un souffle, un regret étouffé.Je reste un instant sans bouger. Le silence s’étire. Je pourrais refermer cette porte. Claquer tout ce qui nous lie. Mais je le laisse entrer. Par faiblesse ou par curiosité. Je ne sais pas.Julien avance d’un p
ÉliseJe ne bouge pas. Je reste assise sur cette chaise qu’il a quittée ce matin. Mon regard s’accroche au vide, mes doigts s’entortillent autour de la tasse froide que je n’ai jamais portée à mes lèvres.Je crois que je l’ai aimé, oui. Mais je ne sais plus ce que cela veut dire. L’aimer… Est-ce vraiment ce que j’ai fait ? Ou l’ai-je seulement utilisé, lui comme ce corps qui me rappelait que j’étais encore en vie ? Peut-on aimer quand on se perd à ce point ?Je ferme les yeux. Je le revois. Ses mains sur moi, ses lèvres, ses soupirs étouffés dans la nuit. Et je me revois, tremblante, avide, incapable de reculer. Nous nous sommes brûlés jusqu’au bout. Et il ne reste plus rien.Je me lève, titubante. Mon reflet dans la vitre me donne envie de vomir. J’ai l’air d’une femme que la honte a dévorée. Une femme qui n’a plus de place nulle part. Pas ici. Pas ailleurs.Je vais jusqu’à la chambre. Son odeur flotte encore. Et c’est une douleur plus vive que tout le reste. Mes jambes se dérobent
CamilleJe sors. Je pousse la poussette sans but. Le vent me fouette le visage. Les gens me regardent. Certaines femmes me sourient, devinent peut-être ce que je traverse. D’autres m’ignorent.Je m’en fous.Je pense à elle. Toujours.Je me surprends à espérer la voir au détour d’une rue. Qu’elle me voit avec son petit-fils. Qu’elle comprenne ce qu’elle a laissé derrière elle.Je l’imagine. Peut-être qu’elle pleure. Peut-être qu’elle m’en veut aussi. Peut-être qu’elle regrette.Mais je sais que non. Elle ne regrette pas.Elle a choisi.Elle l’a choisi, lui.Je serre les dents.Et pourtant… Si elle m’appelait maintenant, je crois que je répondrais.Comme une conne.---ÉliseLa nuit tombe encore une fois. Une de plus sans elle.Je regarde Julien. Il est pâle, fatigué. Peut-être qu’il pense à elle aussi. Peut-être qu’il regrette.Je m’en fous.Je veux qu’il regrette. Je veux qu’il souffre.Parce que moi, je suffoque.Je voudrais tout effacer. Revenir en arrière. Rattraper ces gestes, ces
CamilleJe prends ma tête entre mes mains. Les souvenirs défilent. Sa voix. Ses gestes. Son regard quand elle me disait qu’elle m’aimait. Est-ce qu’elle m’aime encore ? Ou est-ce qu’elle m’a déjà remplacée… dans ses bras, dans son cœur ?Je voudrais la haïr. Mais je n’y arrive pas.Je me lève. La chambre me donne la nausée. Tout ici me rappelle qu’elle n’est plus là. Que ce bébé, je l’élève seule. Lui, il dort. Il ne sait rien. Il ne saura jamais.Je sors sur la terrasse. Le froid me mord la peau mais je m’en fiche. Je pleure. Enfin. Toutes les larmes que je retiens depuis des jours. Elles s’écrasent sur mes joues, salées, brûlantes.— « Pourquoi… ? »Le vent m’arrache ma plainte. Elle s’en fout. La nuit s’en fout. Tout le monde s’en fout.Je m’effondre sur la chaise. Je serre mes bras contre moi, comme si je pouvais recoller les morceaux.Maman… Reviens…---ÉliseJe me réveille en sursaut. Une sensation de vide, de chute. Le lit est glacé. Julien dort encore, ou fait semblant. Moi,
JulienJe tourne en rond. Depuis des heures. Depuis des jours, en réalité. La maison est silencieuse, étouffante. Rien de ce que j’ai voulu, rien de ce que j’ai construit ne ressemble à ça. Je devrais me sentir soulagé d’être loin d’elle, loin de Camille. Mais non. Le vide me ronge, m’étouffe.Je m’arrête devant la baie vitrée. Le jardin est sec, sans vie, à l’image de ce que je ressens. Je vois Élise assise sur la terrasse, immobile. Son regard se perd dans le lointain. Elle non plus ne parle plus.Le silence est devenu notre seul refuge.Je serre les poings. Chaque minute passée ici me rappelle ce que j’ai fait. Ce qu’on a fait.Camille doit nous haïr. Et elle a raison.Je passe la main sur mon visage, le cœur en vrac. J’ai cru que partir serait plus simple. Que la distance rendrait la faute moins insupportable. Mais je me suis trompé. Elle est là, partout. Dans mes rêves, dans mon sang, sur ma peau. Camille.Et Élise.Je la regarde encore. Elle ne bouge toujours pas. Elle ne mange