Masuk
SÉLIA
Le rouge c’est la couleur de la nuit. Celle des projecteurs qui m’inondent, de mes lèvres peintes, du vin qui s’agite dans les verres. C’est la couleur de l’envie dans les yeux des hommes assis au premier rang.
Je glisse sur scène comme sur un fil invisible, mes hanches dessinant des vagues au rythme de la musique. La lumière caresse chaque courbe de mon corps, glisse sur la dentelle qui joue avec ma peau. Je sais où poser mes mains, comment incliner la tête, comment effleurer mes lèvres pour que le désir dans la salle monte d’un cran.
Les regards m’accrochent.
Certains sont brûlants, impatients. D’autres, plus lents, me dévorent avec une gourmandise presque religieuse. Je sens leur envie comme une chaleur qui grimpe sur ma peau. Des hommes, pour la plupart bien plus âgés que moi, retiennent à peine leur appétit. Un jeune au fond de la salle ne cligne même plus des yeux.
Je souris.
À vingt-quatre ans, je sais depuis longtemps que mon corps est mon empire, et que mes gestes en sont les lois. Ici, sur cette scène, je suis reine. Les hommes paient pour me voir et ressortent avec mon image imprimée dans leurs rêves.
Je tends le bras, laisse ma main courir le long de ma cuisse, puis m’élève sur la pointe des pieds. Un frisson traverse la salle. Les billets froissés s’agitent déjà au bout de doigts impatients.
Et c’est là que ça se brise.
Ma cheville cède.
Une douleur fulgurante me fauche, le décor tangue, mes talons claquent une dernière fois sur le bois. Le rouge des projecteurs explose dans mon champ de vision, et tout devient noir.
Quand mes yeux se rouvrent, ce n’est plus la même lumière.
Plus de musique, plus de rires gras, plus de billets glissés dans le creux de ma cuisse. Seulement une odeur lourde de cire chaude et de fumée, un crépitement sec, et un sol rugueux qui me glace l’échine.
Je cligne des yeux plusieurs fois, le souffle court.
J’ai l’habitude qu’on me regarde. Sur scène, mes gestes suffisent à happer un public entier. Mes jambes interminables, ma taille fine, la courbe maîtrisée de mes hanches… j’en ai fait mes armes. Mais ici, la scène n’existe plus. Et mes armes ne pèsent rien contre cette sensation d’être tombée… ailleurs.
Je me redresse d’un coup, mes cheveux bruns en cascade sur mes épaules nues.
Où suis-je ?
Les murs autour de moi semblent faits de pierre humide, noircis par le temps. Les ombres y dansent au rythme du feu.
— Debout.
La voix claque, grave, autoritaire.
Deux hommes en armure apparaissent dans mon champ de vision. Cuir épais, métal poli, visages fermés. Leurs yeux, d’abord durs, s’attardent sur moi un instant de trop. Ce regard, je le connais : un mélange de curiosité et de désir qu’ils essaient de cacher derrière la discipline.
Pas des vigiles, pas des flics. Des soldats… sortis d’un autre siècle.
Ils m’empoignent sans ménagement. Je me débats, frappe des coudes, tente de reculer, mais leurs mains sont comme des étaux. Mon corps s’arc-boute, la fierté prenant le dessus sur la peur.
— Lâchez-moi ! Où est la scène ? Où…
Ma voix s’étrangle. J’entends mes propres mots, et ils me semblent absurdes ici, au milieu de cette odeur de feu et de cuir.
On me traîne dans un couloir sombre, les torches fixées aux murs projetant des ombres tordues qui glissent sur ma peau nue. Chaque pas résonne, amplifiant les battements de mon cœur. Je cherche un signe familier : une porte de secours, un panneau lumineux… rien.
Et si j’étais encore inconsciente ?
Et si tout ça n’était qu’un cauchemar ?
On me pousse dans une salle immense. L’air y est plus chaud, saturé d’odeurs de résine et de bois ciré. Les torches alignées comme des yeux de braise éclairent un trône de bois noir, massif, sculpté de motifs étranges.
Et assis dessus… lui ...il est beau et...il fait peur , c'est leur chef ?
Je m’attends à un vieil homme, ou à un patron aux airs de parrain. Mais il est jeune. À peine plus âgé que moi. Ses traits sont taillés au couteau, sa mâchoire ferme, ses lèvres sévères. Ses yeux d’un gris glacial accrochent les miens comme une lame posée sur ma gorge.
— Qui est-elle ? demande-t-il d’une voix qui ne tremble pas.
On lui murmure quelque chose à l’oreille. Ses yeux descendent le long de mes jambes, effleurent la cambrure de mes hanches, s’attardent sur mon cou, puis remontent à mes lèvres. Je soutiens son regard, même si mes mains tremblent. Je refuse de baisser les yeux.
— Une étrangère, dit-il enfin. Peut-être… une sorcière.
Je reste figée, abasourdie.
— Une… quoi ?
Un rire nerveux m’échappe, réflexe idiot pour masquer ma peur.
Grave erreur.
Ses doigts claquent. Les soldats dégainent, les lames scintillent à la lumière des torches. L’instinct prend le dessus : je recule, la poitrine haute, le menton levé, même si mes jambes flanchent.
— Écoutez-moi bien, je ne sais pas où je suis ni qui vous êtes, mais si vous pensez que je vais…
— Silence.
Et moi, plantée au milieu de cette salle qui n’a rien de mon monde, sous les regards qui pèsent sur ma peau comme un autre tissu, je me
demande si je viens de tomber dans un rêve… ou dans ma propre exécution.
SÉLIALes jours qui suivent le « toast » de Valerius sont d’un calme funèbre. Le palais marche sur la pointe des pieds. On me salue avec une déférence exagérée, mais les yeux fuient les miens. Je ne suis plus la sorcière, ni même la favorite. Je suis le prétexte. L’étincelle qui a mis le feu à la raison du Roi. Et tout le monde craint d’être le prochain à être consumé.Lucian s’est retranché dans ses appartements. Il ne convoque plus le Conseil. Il donne ses ordres par l’intermédiaire de Corvus, dont l’ombre semble s’être allongée, recouvrant un peu plus le royaume chaque jour. L’exil de Malakias a été orchestré avec une efficacité glaçante. Le Grand Prêtre a été emmené avant l’aube, sans audience, sans adieux. Effacé.Je tente de le voir, Lucian. Je frappe à sa porte. Elle reste close.—Le Roi est occupé, me dit un garde, l’air mal à l’aise.Occupé à quoi? À se perdre ? À devenir le spectre couronné que la cour redoute ?La solitude est un puits sans fond. Je passe mes journées dans
SÉLIALe sang de l’assassin est à peine lavé des dalles, son fantôme encore tiède dans l’air, que la cour se rue pour le festin. La nouvelle de l’attaque manquée s’est répandue plus vite que la peste. Et avec elle, une rumeur plus vicieuse encore : le Roi a perdu la tête. Il est si ensorcelé qu’il égorge ses propres sujets pour protéger la sorcière.Les sourires en coin sont revenus, plus nombreux, plus audacieux. Les regards qui me frôlent dans les couloirs ne sont plus seulement hostiles, ils sont… avides. Comme s’ils guettaient la prochaine faille, le prochain craquement. Je suis devenue le baromètre de la folie de Lucian, et tout le monde attend l’explosion.Lucian, justement, est devenu un étranger. Le meurtre de l’assassin, commis de ses mains, l’a changé. Une froideur nouvelle émane de lui. Il passe ses journées enfermé avec ses généraux et Corvus, à échafauder des plans pour l’exil de Malakias, des plans si complexes et impitoyables qu’ils me glacent le sang. Il ne me parle pl
SÉLIALe poison a changé la chimie de l'air. Chaque souffle est une méfiance. Chaque gobelet de vin, une potentielle agonie. Je vis entourée de fantômes , le spectre d'Elara me suit, silencieux reproche. Corvus a triplé les gardes, fait gouter toute nourriture par un malheureux serviteur dont les mains tremblent, et installé des herbes purificatrices qui brûlent en permanence, emplissant mes appartements d'une fumée âcre qui pique les yeux.Lucian est devenu un orage contenu. Sa fureur est si profonde qu'elle en est devenue silencieuse. Il ne me touche plus avec la même possessivité triomphante, mais avec une urgence presque désespérée, comme s'il cherchait à vérifier que je suis encore chaude, encore vivante. Ses nuits sont peuplées de cauchemars dont il ne parle pas, mais je les sens dans la tension de ses muscles, dans les noms murmurés dans son sommeil agité.— Il ne peut rester impuni, dit-il un matin, les traits tirés, en regardant par la fenêtre les toits du palais. Son regard
SÉLIALa victoire a un goût de cendres. Pendant trois jours, le palais semble retenir son souffle. Les courbettes sont plus profondes, les sourires plus figés. On me nomme maintenant « la Dame Blanche », « l’Élue ». Mais sous les titres flatteurs, je sens le même venin, simplement mieux dissimulé. J’ai gagné ma légitimité sur l’estrade des prêtres, mais je suis plus que jamais un symbole à abattre.Lucian, lui, est transformé. Mon triomphe est le sien, et il en use avec une avidité nouvelle. Je ne suis plus son secret honteux, sa passion coupable. Je suis son trophée, la preuve vivante que sa volonté peut plier même les lois divines. Ses visites dans mes appartements reprennent, empreintes d’une possessivité triomphante. Il me touche comme s’il marquait son territoire, et son désir a la saveur âcre de la revanche.— Tu vois ? me murmure-t-il cette nuit, ses mains parcourant ma peau comme pour s’assurer que je suis bien réelle, bien sienne. Je t’ai sauvée. Rien ne peut plus nous touche
SÉLIALe jour J arrive. La Salle des Couronnes n’a jamais paru si vaste, si froide. Les vitraux colorés jettent des lueurs d’un rouge sang, d’un bleu profond d’outre-tombe. Les bancs sont remplis non pas de courtisans curieux, mais d’hommes et de femmes en robes sacerdotales, visages sévères, regards réprobateurs. L’air est épais d’encens et de haine.Au centre, sur une estrade, trône Malakias. Grand, austère, le visage creusé par le fanatisme. Ses yeux, noirs et perçants, me transpercent dès que j’entre. À ses côtés, les autres grands prêtres, dont Morwenna, une femme au visage ridé comme une vieille pomme, les lèvres pincées.Lucian est assis sur son trône, légèrement en retrait. Il est l’arbitre, le roi, pas le défenseur. Son visage est un masque de granite impénétrable. Seuls ses yeux, quand ils croisent les miens un bref instant, trahissent une lueur d’encouragement fébrile.Je suis vêtue de blanc. Une simple tunique de lin, sans ornement. La couleur de l’innocence. Ou du linceul
Selia Il se penche en avant, son front touchant le mien. Son souffle est chaud, précipité.—Je te ai tirée des ténèbres de ton temps pour t’avoir ici, avec moi. Je te ai mise sur cette scène. Je t’ai placée dans cette position. Je assume cet acte. Jusqu’au bout.— Mais comment ? Ils sont partout !Un sourire tordu, épuisé, retrousses ses lèvres.—En jouant un jeu plus dangereux encore. En les devançant.Il se redresse, une étincelle de son ancien feu rallumant son regard.—Malakias convoque un Conclave. Une assemblée des grands prêtres de tout le royaume. Dans trois jours. Il veut un jugement des dieux. Une ordalie.Le sang se glace dans mes veines. Une ordalie. Une épreuve divine. Souvent par le feu, parfois par l’eau ou le poison. Une condamnation à mort déguisée en bénédiction.—Non… Lucian, non…— Si, dit-il, son regard maintenant accroché au mien avec une intensité folle. Il l’aura, son jugement des dieux. Mais ce ne sera pas lui qui en définira les termes. Ce sera moi.Je le dé







