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L’appartement Haussmannien de huit pièces leur était désormais connu de fond en comble. Depuis six jours qu’ils étaient là, les membres de l’opération Électron Libre se relayaient pour surveiller l’activité du Recruteur dans la suite de l’autre côté de l’avenue George V.

Depuis leur arrivée, leur cible n’avait fait qu’une chose : dormir et méditer. Rien d’autre. Il n’était pas sorti une seule fois, n’avait pas passé de coup de fil, pas envoyé de SMS, rien.

De temps en temps il mangeait, et encore, jamais plus d’un repas léger par jour.

Plus il dort et médite, plus il voyage dans les rêves des autres. Il est en train de préparer un coup, dit Prax que confirma Santoro depuis Bruxelles, dans leurs oreillettes qu’ils ne quittaient jamais.

Dormir est une arme pour eux, dit calmement Prax. C’est comme braquer le canon d’un fusil longue portée Draguenov sur la tête de quelqu’un à travers une lunette sophistiquée.

Quand les membres du groupe se reposaient, ils allaient dans une chambre ou dans une autre pour s’isoler, se reposer ou dormir, après avoir accroché leur Dreamcatcher personnel à l’entrée de la pièce.

Vivre en groupe en circuit fermé sans jamais sortir ou presque mettait les nerfs de chacun à fleur de peau.

En se promenant dans l’appartement, Ida comprit que c’était une famille avec trois enfants qui habitait là. Elle se demanda comment Santoro les avait convaincus en moins d’une heure d’abandonner leur appartement pour une durée indéterminée mais elle se garda bien de le lui demander. Constamment reliés entre eux par leurs oreillettes avec tous les autres, toute vie privée était inexistante.

On était samedi soir, quelque part entre 19h00 et 20h00.

Depuis cinq jours, Foxtrot 3 s’était installé dans la chambre 605 du Prince de Galles, juste en dessous de la chambre du Recruteur, la 705. Il avait réussi à positionner du matériel d’écoute dans le plafond, après l’avoir percé silencieusement et se tenait prêt à intervenir à chaque instant si nécessaire, ses armes déployées sur son lit. Lui-même dormait sur le tapis, ce qui semblait lui convenir.

Le van blindé, équipé à l’intérieur d’une prison spécialement conçue pour le Recruteur, se trouvait en bas, à quinze mètres de l’entrée du Prince de Galles.

Ida traînait sur un fauteuil à écouter sur son Iphone des cours débutants de Norvégien en se demandant si elle n’allait pas préférer s’engager dans le Suédois lorsque Boorman lui toucha la jambe pour la faire réagir.

Électron Libre a une visite, dit son adjoint, Écho 2. Enfin ! Ça bougeait !

Elle bondit.

Boorman et elle se trouvaient seuls dans la salle de surveillance – le salon de l’appartement transformé en centre de contrôle. En tant que chef d’opération, elle devait immédiatement lancer le protocole de vigilance.

Écho 1 à Alpha 1. Électron Libre a de la visite. Demande autorisation de suivi par satellite s’ils sont amenés à bouger.

Alpha 1 à Écho 1. Demande du satellite et vérification de sa position en cours.

C’était la voix de Santoro. Il était au Centrac. Très bien, elle préférait avoir affaire à lui.

Boorman se fixa devant l’appareil photo au téléobjectif géant de presque un mètre de long et alluma la caméra à auto-mouvement déjà réglée sur la piaule.

Écho 1 à Foxtrot 3. Préparez-vous à une intervention préparatoire pour notre arrivée si nous devons empêcher les cibles de sortir de la chambre.

Foxtrot 3 à Écho 1, bien reçu.

Avec ses jumelles, elle vit Plechel (Foxtrot 3) enfiler son gilet pare-balles et s’équiper de plusieurs armes avant d’enfiler une cagoule sur la tête qu’il laissa enrouler sur son front comme un bonnet.

Écho 1 à Foxtrot 1 et 2, réunion immédiate au QG.

Prax et Hopminster devaient pioncer quelque part. En moins de cinquante secondes, Hopminster fut sur place, les yeux encore collés par sa petite sieste. Prax arriva deux minutes plus tard en s’essuyant la bouche tachetée de noire avec une serviette.

Qu’est-ce qu’il venait de faire ? Mystère.

Ida s’en foutait royalement tant qu’il était opérationnel !

Y’a du café chaud dans la cuisine, dit Ida. Hopminster fila s’en servir un.

Prax exécuta quelques mouvements de boxe rapides pour réveiller son corps.

Qu’est-ce qu’on a ? finit-il par demander une fois en pleine forme.

Le Recruteur vient de recevoir une visite depuis trois minutes quarante deux.

Prax se plaça devant les écrans d’ordinateur où les clichés que prenait Hopminster s’affichaient les uns au-dessus des autres, à la file.

Prax parla en même temps qu’il les analysait :

Foxtrot 1 à Alpha 1. On a affaire à un homme de type caucasien, cheveux rouge vif, environ trente ans, non-répertorié dans nos fichiers de déviants.

Les minutes passèrent. Le visiteur aux cheveux rouges salua simplement le Recruteur d’une poignée de main, visita la suite et choisit le canapé du salon pour s’allonger après avoir enlevé ses rangers et son manteau de cuir, un cache-poussière australien. De sous son manteau, il dégagea un canon scié à crosse courte et un pistolet-mitrailleur qu’il posa sur la table basse. Puis, en quelques minutes, il s’endormit.

Ils ne se sont même pas parlé, dit Ida.

Ils se sont tout dit par rêves interposés au cours des derniers jours, dit Prax. C’est pour ça qu’il pionçait autant ce salopard de Recruteur.

Foxtrot 1 à Alpha 1. C’est un Déviant.

Alpha 1 à toute l’équipe : recueillez le plus d’informations possibles sur lui. Prenez des photos de son visage qu’on pourra passer au scanner anthropométrique pour le retrouver sur toutes les archives mondiales des caméras de surveillance.

De son côté, le Recruteur consulta sa montre, se prépara un café et se posa sur la terrasse à regarder la rue… et les immeubles en face.

Tous retinrent leur respiration. Bien que les rideaux soient tirés et que tout soit fait pour être totalement invisibles, on n’était jamais à l’abri d’être repérés. Un coup de vent, un rideau qui se soulève au mauvais moment et c’était la cata assurée.

Echo1 à Alpha 1. Électron Libre surveille la rue et les immeubles. On est dans la ligne de mire.

Alpha 1 à toute l’équipe. Si vous êtes repérés, intervention immédiate pour les capturer vivants. Foxtrot 3, empêchez toute tentative de fuite de la part d’Électron Libre et bloquez-les dans l’hôtel en attendant vos renforts.

Dans l’appartement, sans aucun mouvement brusque, chacun attrapa ses armes et son sac de matériel.

Hopminster glissa jusqu’à son fusil déjà installé sur son trépied, la lunette réglée pour la bonne distance. Il plaça son doigt sur la gâchette et régula sa respiration en quelques secondes. S’il devait tirer sur le Recruteur, il viserait un genou ou une hanche. C’étaient les ordres.

Il n’a jamais été aussi près de nous ce salaud et faut attendre ! ronronna Prax dont l’envie de bondir pour aller le chercher par la peau du cou – ou lui mettre une balle de .45 dans la tête – le démangeait de partout.

Mouvement, souffla très très doucement Hopminster sans quitter sa lunette des yeux.

Dans ses jumelles, Ida Kalda vit le recruteur se lever et se diriger vers la porte.

Foxtrot 3 à Alpha 1 et Echo, murmura Plechel depuis l’étage du dessous, dans l’hôtel. On vient de frapper trois coups plus deux coups plus un coup à la porte. Légers les coups. C’est un code.

Le Recruteur ouvrit la porte de la suite.

Une fille entra, très jeune, dans les vingt ans, en petite robe d’été. Ils se saluèrent de la tête – aucun mot échangé.

La nana fit le tour de l’appartement et opta pour le grand lit king size de la suite principale. Elle posa son sac, se changea en une tenue plus pratique. En quelques minutes, elle s’endormit, droite comme un i, les bras le long du corps.

Le Recruteur revint sur la terrasse.

Alpha 1 à toute l’équipe. Interdiction totale d’intervenir. On a droit à une réunion importante. Trois d’un coup au même endroit, c’est rare. Prenez les photographies et ne bougez pas. Je répète : interdiction totale de bouger. Interdiction totale d’intervenir.

Et puis un troisième visiteur débarqua cinq minutes après selon le même scénario.

C’était Chang ! L’Asiatique dont Santoro avait détaillé à Ida les exploits le jour de son arrivée.

Lui opta pour dormir à même le sol, bien droit comme une momie sur un tapis moelleux et épais. Toujours aucune parole.

Le Recruteur ferma la fenêtre de la suite et s’installa sur un canapé libre. A 20h15, les 4 déviants dormaient profondément. Sur l’écran de surveillance, on voyait la chaleur de leur corps devenir légèrement plus bleue.

Quand on dormait, on se refroidissait et une caméra thermique aussi puissante que celle qu’ils avaient ne pouvaient pas manquer ça.

Dans l’appartement de l’équipe du Bureau 09, la pression retomba.

Pourtant, Ida avait le ventre tout noué du stress qu’ils venaient de vivre pendant une heure. 4 Déviants juste en face !

Ordre fut reçu depuis Bruxelles de doubler la surveillance et, au moindre mouvement, de reprendre contact et de les prendre en filature s’ils sortaient.

Santoro pensait qu’ils étaient là pour récupérer Stanislas Kross, le très probable nouveau Déviant.

Si cela s’avérait juste, ils verraient pour la première fois comment les Déviants procédaient : allaient-ils l’enlever ? Tenter de le convaincre ? Discuter dans des endroits publics à plusieurs reprises ? Entrer dans ses rêves pour faire en sorte qu’il débarque directement à l’hôtel ? Lui donner des documents, des modes d’emplois ?

Cette mission était devenue prioritaire sur toutes les autres.

Là-bas, à Bruxelles, tout le bureau bossait dessus, surveillait les caméras, remontait le temps des archives, tentait de trouver l’identité des deux Déviants non- référencés débarqués au Prince de Galles, fouillait et refouillait le passé du jeune Stan Kross.

Prax, tendu comme une liane – on ne pouvait même plus lui dire quoi que ce soit sans qu’il hurle – commanda chinois sans rien demander à personne après avoir farfouillé dans la cuisine les prospectus des restaurants locaux.

Le livreur déposa la commande trente minutes plus tard puis traversa la rue pour déposer à la réception les cartons de nouilles et les nems pour la chambre 605, pour Plechel, qui crevait la dalle lui aussi.

Personne ne dort cette nuit, dit Prax en avalant son poulet au curry épicé. Je veux que tout le monde soit O.P. en dix secondes s’il le faut. Bouffez tout, buvez des tonnes de café. C’est un ordre !

La nuit allait être longue.

Ida hésita longuement à manger, mais son ventre était tellement un enfer qu’elle donna sa part aux autres membres de l’équipe. Elle n’avait aucune envie de vomir en pleine action.

Pas pour sa première opération. Prax lui dit qu’elle devait manger.

Il lui tendit un Tandoori, apparemment attristé de ne pas la voir prendre des forces. Il avait les yeux explosés.

Elle s’excusa, refusa poliment.

Prax ramena le plat devant lui, et d’un geste énervé, le repoussa sans force sur la table basse et s’écroula sur lui-même, épuisé.

Allongée sur le canapé, elle lisait un bouquin de droit. Depuis quelques jours, une question la travaillait : s’ils arrêtaient des Déviants, sous quelle juridiction seraient-ils officiellement inculpés et quelles seraient les charges retenues contre eux ? Il n’existait aucun article ni en droit pénal ni en droit civil, tant en France, qu’en Angleterre, en Allemagne ou aux USA ou n’importe où dans le monde, qui prohibait l’utilisation des rêves à fin de manipulation mentale. Et tant que la science n’aurait pas produit des preuves indiscutables en la matière ou que les faits soient tellement flagrants que des questions légitimes émergeraient du législateur, il était tout simplement impossible de mettre un Déviant en prison et encore moins de le faire passer devant un tribunal.

A moins d’utiliser la technique « Capone », qui était tombé pour sa comptabilité véreuse mais n’avait jamais été inculpé d’aucun meurtre, Ida Kalda se trouvait devant un mur juridique sans portes. Qu’avait prévu le Bureau 09 ? Ce qui l’amena à plusieurs questions : au cas où une opération comme Électron Libre se révélait un succès et qu’un ou plusieurs Déviants soient ramenés à Bruxelles, que deviendraient-ils ? Où seraient-ils enfermés ? Pour combien de temps ? Au bout de combien de temps un avocat pourrait-il intervenir ? Quel état serait responsable de leur sort ? Leur pays de naissance, de résidence, d’arrestation, Bruxelles, le CPI ? Est-ce qu’on se retrouverait dans le même cas illégal que Guantanamo, la pire honte du monde occidental depuis la seconde guerre mondiale ?

A moins que le Bureau 09 ait un autre objectif : récupérer les Déviants pour leur propre compte ? Les tuer sans jugement, sans procès, là, directement dans un trou creusé dans la forêt ? Ou les recruter ?

Elle pour qui la justice était le pilier inébranlable d’une société démocratique, qui ne pouvait concevoir de travailler pour une agence qui puisse avoir des buts non-avoués contraires à toute justice élémentaire.

Déviants ou pas, ils devaient avoir le droit à un procès et dépendaient, comme tout le monde, de la charte des droits de l’homme, étaient protégés par la convention de Genève et disposaient des droits à la présomption d’innocence jusqu’à preuve du contraire.

Ida se retourna, le dos un peu torturé par le canapé et… tomba par terre. Elle se redressa, encore toute engluée dans son sommeil, dans sa couverture et dans le rêve qu’elle devait faire mais dont elle n’avait aucun souvenir.

Elle s’était endormie avec son épais livre de droit sur le ventre, sans s’en rendre compte.

Pourquoi ne l’avait-on pas réveillée ? Elle se redressa.

Hopminster gisait par terre, à genoux, la tête baissée, au pied du trépied de son fusil.

Prax était étendu sous la table basse, le front enfoncé dans son carton de riz cantonais renversé sur le tapis.

Il tenait encore ses barquettes dans la main. Ses doigts étaient bleus.

Boorman, assis devant son ordinateur, avait son index et son pouce posés sur deux touches, B et U. Sur le traitement de texte, à l’écran, il avait écrit onze mille pages de B et de U qui se suivaient sans interruption.

Ida, le cœur battant, comprit l’horreur sans arriver à y croire, se leva en titubant, en se demandant par qui commencer…

Elle prit le pouls de Boorman : néant. Hopminster : néant.

Prax : faible. Mais vivant.

Elle regarda dans la paire de jumelles : Foxtrot 3 gisait devant la porte d’entrée de sa chambre. De la mousse sortait des commissures de ses lèvres et ses yeux ouverts regardaient le vide. Mort à coup sûr.

La montre d’Ida indiquait qu’il était 5h11 du matin, le dimanche.

Alpha 1, ici Echo 1.

La boule dans sa gorge l’empêchait presque de parler. Elle était en vie parce qu’elle n’avait pas mangé Chinois. C’était évident.

Alpha 1, 5 sur 5. Où en est la situation ?

Elle releva les jumelles d’un étage. Dans la suite, il n’y avait plus personne : les Déviants avaient disparu.

Echo 1. On a un problème. Un gros problème… Elle éclata en pleurs sans réussir à poursuivre.

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