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Stan, au bout de ce qui restait de son patio précieusement entretenu par sa mère, au milieu des ruines qui s’étendaient à perte de vue, regardait un monticule de pierres, de bois, de lattes et de meubles brisés dans la nuit tombante. Il n’était rentré que depuis une heure de Fontainebleau.

De là où il se trouvait, le paquet de journalistes plantés devant sa maison 24 heures sur 24 ne pouvait pas le voir.

Il entendit des pas arriver derrière lui et Jeanne Kross, sa mère, planta ses sabots à côté de lui, dans la boue et la gadoue. Juste au-dessus d’eux, sur le périphérique de la Défense, roulaient dans un bruit monstrueux des milliers et des milliers de voitures.

Ça va, Stan ?

Je me demandais où se trouvait la cabane de papy, là où il faisait ses inventions.

D’abord surprise par la question, elle regarda l’amoncellement de ce qui fut jadis de petits immeubles et de petits pavillons pour ouvriers entrecoupés de petits jardins, d’espaces verts, de cabanons.

Par là, à environ dix mètres. C’est dur à reconnaître maintenant. Pendant quelques instants, tous deux observèrent l’endroit que le soi-disant progrès avait rayé de la surface de la Terre.

Je m’excuse d’être sorti ce soir-là. Pour toi et papa. Je sais que vous en bavez et je m’en veux.

Philosophe, sa mère lui répondit doucement :

Ce sont les épreuves qui nous rendent vivant…

Ni lui ni ses parents ne pouvaient sortir sans qu’une partie de la meute ne les traque, caméra et micro en mains. Mais fidèles comme Stan au conseil de Charmard, ses parents ne pipaient mot. A force, la meute dépérissait et ce n’était plus qu’une trentaine de vans avec leurs antennes paraboliques et leurs supers équipes de reporters spéciaux venus du monde entier qui hantaient le reste de rue défoncée passant devant leur maison. Et les procès à répétition intentés par Charmard commençaient à décourager même les plus endurants des journaux et des chaînes TV.

Chéri… dit sa mère. Avec ton père, on pense qu’on va vendre. La mairie nous propose soixante mille euros et un relogement dans Nanterre-Ville. Pas dans une barre ni une cité mais dans un petit immeuble au cœur des magasins, à côté du marché. On a trois jours pour réfléchir.

Stan prit sa mère par les épaules.

Petite maman, fallait bien que ça arrive un jour. Vous serez bien dans le centre de Nanterre, Papa pourra même aller acheter sa baguette ou son bout de viande, c’est pas loin.

Elle le regarda avec un sourire, sa façon à elle de dire merci.

Tu parles de nous comme si tu n’allais plus être là ?

Il y a une fin à tout.

De la porte ouverte rugit la voix de son père :

Stan, Bibi est là !

Allez, rentrons, dit sa mère en l’entraînant à la suite de ses pas. Pourquoi tu voulais savoir où se trouvait l’Atelier du Futur de ton grand-père ?

Il m’en a parlé, c’est tout, dit-il en touchant la grosse et lourde clef en laiton qui pendait à son cou, sous son pull-over, bien cachée.

Elle ne lui servirait plus à grand-chose désormais, mais ce serait un beau souvenir de lui qu’il garderait toute sa vie.

Le froid s’installait vite en ce début novembre.

Ils refermèrent la porte à double tour. Plusieurs journalistes avaient tenté de s’introduire dans leur maison par derrière et ça avait tellement fait rugir son père qu’il en avait ressorti son fusil de chasse, aussi vieux que la Tour Eiffel. Il l’avait consciencieusement nettoyé, graissé, huilé avant de vérifier qu’il fonctionnait bien en tirant quelques boîtes de conserve à l’arrière de la maison.

Désormais, il était posé contre son fauteuil, armé et prêt à être utilisé.

Bibi est déjà dans ta chambre, marmonna Fernand Kross, que tout le monde appelait FeFe. Fils, aide-moi à changer de position, j’y arrive pas.

Stanislas posa sa canne et aida son père à trouver une meilleure position dans son fauteuil, face à la télé. Si on ne le changeait pas régulièrement de position, le sang commençait à mal circuler et les effets secondaires désagréables pour lui demandaient à toute la famille des soins constants pendant des semaines.

M’man m’a dit, pour la proposition de la mairie, dit Stan à son père, une fois mieux installé, la couverture bien posée sur ses jambes et son torse.

Ouais, on en reparlera un autre jour. Pour l’instant, faut déjà s’occuper de ton cas et virer les microbes agglutinés devant la porte.

J’ai fait des patates aux champignons et au tofu, cria sa mère depuis la cuisine, vous mangerez avec nous les garçons ?

Je te dirai ça tout à l’heure. Vous occupez pas de nous pour l’instant.On fera réchauffer s’il faut !

Stan grimpa à l’étage.

Bibi scannait chaque centimètre de sa chambre avec une antenne de sa fabrication. Il lui fit « chut » d’un doigt sur la bouche.

Une fois tout inspecté, il alluma son smartphone qu’il brancha aux enceintes. Arkona envahit la pièce.

Tu sais que ces enfoirés d’ingénieurs du son ont planté des micros directionnels vers ta piaule ?

Viens là, pauv’con !

Ils se tapèrent les épaules. Ils ne s’étaient pas vus depuis une semaine, pour ne pas éveiller les soupçons. La force de Stan Kross était qu’il était une bille en informatique mais si on en venait à deviner qu’il faisait équipe avec un hacker de génie, d’un coup la légende de l’Épervier deviendrait crédible.

J’ai vraiment eu peur qu’ils t’aient attrapé, dit Stan en ouvrant deux roteuses tiédasses.

Ça s’est fait d’un cheveu. Un des cops sur le toit a dû entendre la grille d’aération se refermer, il est venu la regarder avec sa lampe torche. Mais y’avait un renfoncement et j’étais dedans. Il a dû avoir la flemme de descendre. J’étais à ton procès, tu sais.

Je t’ai pas vu.

Ils ouvrirent un paquet de cacahuètes grillées.

Comment t’expliques ça ?

Quoi ?

Tes T.I.G., pas de tôle, rien ! Y’a que dalle de normal là-dedans. T’aurais dû piger pour trente ans de travaux forcés à Cayenne.

Stan engloutit une poignée entière d’arachides bourrées d’huile de palme, essayant de ne pas y penser. C’est tout ce qu’il avait pu se payer pour la soirée : six bières premier prix et des cacahuètes au kilo estampillées Best Price. Trois euros et une poignée de centimes en tout.

Mon avocat était bon, je sais pas moi…

Bibi bondit dans tous les sens et la graisse de ses kilos en trop se balada dans toute la piaule au rythme de son excitation.

Nikita, tu t’en souviens ? Le film, dit-il en claquant des doigts

Ben ouais. J’m’en souviens.

Tu vas être recruté par les services secrets, comme elle. Ils vont t’apprendre à tuer tout le monde et tu seras aux ordres de l’Ordre Mondial dirigée par les Illuminati.

Stan baissa la tête, désespéré. Il adorait tout chez son pote, sauf son côté complotiste délirant. Ca l’exaspérait à un point !

C’est ça. Et dans un an je serai en mini-robe dans un resto du tout Paris en train de descendre un gros lard et ses gardes du corps et avec mes bas filés je sauterai dans un vide-ordure pour échapper à la grenade des méchants !

T’es vraiment trop con ! dit Bibi, énervé. Bibi possédait un sens de l’humour restreint.

Je suis désolé pour ta tablette.

Pas grave, je suis en train d’en construire une autre. Elle va déchirer grave celle-là !

Bibi s’installa par terre et alluma son portable 12 pouces qu’il relia à une antenne de son cru, faite en papier aluminium, un truc de 1,50 m de haut.

Tu sais quoi ?

Stan vida sa canette d’une traite et s’en ouvrit une autre.

Depuis ton arrestation, y’a plus aucun message du Mutant sur l’IRC crypté.

Et alors ?

Bibi agrippa de sa grosse main une pleine poignée de cacahuètes, qui vida le sachet d’un tiers avant de tout mettre dans son vide-bouffe sans fond qui lui servait de bouche.

Et alors ? Soit il ne veut plus nous parler, soit… il est mort.

Stan faillit régurgiter sa bière.

Le Mutant, mort ? Avec tout ce qui se passait depuis une semaine, pas un moment il n’avait pensé à cette possibilité. Et comme il était certain qu’il était au Père-Lachaise pour gérer la rébellion, sa mort n’avait rien d’improbable. Ça avait été un tel massacre.

Et comme personne ne connaissait la vraie identité du Mutant…

Tu as tout essayé pour rentrer en contact avec lui ?

Tout, dit Bibi qui terminait de mâchonner la bouche ouverte, faisant des grands bruits secs avec ses dents et sa langue, un truc que Stan abhorrait chez son ami.

De toute façon, j’arrête les manifs et tous ces trucs. C’est à cause de moi qu’il y a eu tous ces morts. J’en dors plus. Je ne veux plus être à l’origine d’un autre massacre. Je ne peux plus me regarder dans une glace.

Bibi observa son pote de toujours : il était sérieux ? Pas de doute, il l’était.

Avec ou sans toi, ça aurait été pareil. La pression monte, c’est normal que ça dégénère de plus en plus. Et tu sais quoi, avec ou sans toi, ça va continuer et ça va être de pire en pire, car la lutte contre une dictature mondiale ne s’arrête pas à quelques centaines de morts un samedi soir. Et j’ai quelque chose à te dire : l’Épervier continuera à vivre avec ou sans toi aussi. Les gens ont besoin de symboles qui incarnent leur soif de liberté. L’Épervier est un de ces symboles, le premier d’une nouvelle ère, c’est une sorte de Batman des temps modernes. Si ce n’est pas toi qui es derrière, quelqu’un prendra le relais. T’as vu, t’as même ton logo maintenant. Je le trouve pas mal. On pourrait te créer un costume bourré de gadgets et une Epervier-Mobile…

J’ai pas le permis, qu’est-ce que t’en racontes comme conneries à la minute !

Me dis pas que mon idée de Symbole est idiot. Tiens, pense à V comme Vendetta. C’est ce qu’il dit le héros. Il dit aussi que les idées survivent à celui qui les proclame… OH ! PUTAIN !

Stan bondit du lit, recrachant la moitié de sa gorgée de bière.

Bibi avait hurlé.

Bibi était trempé comme s’il s’était pissé dessus. Heu… Il s’était pissé dessus !

Ça va les enfants ? demanda la mère de Stan depuis le pied de l’escalier menant à l’étage, inquiète du cri de Bibi qu’Arkona, le groupe russe de métal qu’ils préféraient tous deux, n’avait pas réussi à étouffer.

Bibi montra du doigt l’ordinateur comme si c’était E.T. en personne qui leur écrivait.

Tout va bien, M’man ! hurla Stan.

Bibi, chuchotant, fit signe à Stan de venir s’allonger à côté de lui.

Le Mutant est en ligne, souffla Bibi en regardant autour de lui avec méfiance.

Plus parano que lui, tu meurs !

Sur l’IRC, le canal d’échange privatif du groupe Liberty Warriors, des suites de lettres incompréhensibles se suivaient les unes derrière les autres : VIOREOZHB RFEUÇA BGVFR IUBGUI…

Bibi lança le logiciel de décryptage qu’il avait conçu avec un niveau de sécurité totalement interdit par la loi avant de le diffuser aux douze membres dirigeants du collectif.

Le Mutant disait : Demain matin, monte dans le van rouge par la porte latérale droite, pas sur la moto. Ne passe pas par la porte latérale gauche.

Le Mutant se déconnecta avant que Bibi n’ait le temps de lui répondre.

Qu’est-ce que ça veut dire, putain ! exécra Bibi en se remettant debout, dans tous ses états.

Demain matin, je me lève à 4h15 pour aller à mon premier jour de T.I.G. Demain soir, tu sauras ce que ça voulait dire.

Mais Stan n’avait encore aucune idée de la date ni des circonstances dans lesquelles il reverrait Bibi. Et il était très loin d’imaginer ce qui allait lui arriver pour les années à venir…

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