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Prendre soin de soi ne peut jamais faire de mal

Judith, encore un peu nauséeuse par le breuvage ingurgité jugea, finalement, que l'eau de Cologne était bien meilleure sur soi que dans un verre d'eau. Elle s'en voulait d'avoir gaspillé cet effluve ainsi, et surtout pour un chagrin d'amour. Elle devait renouer avec son odeur pour définitivement en oublier son goût.

Son regard s'était d'abord posé sur un Chanel, par réminiscence. Elle ouvrit le flacon et, aussitôt, un parfum enivrant se répandit sous ses narines amusées. Elle savoura l'instant, s'observa dans la glace et se trouva presque séduisante. Un homme à la calvitie très engagée lui tapa sur l'épaule, mais Judith, apeurée, sursauta et le flacon lui échappa des mains. Sans se préoccuper du sort de ce dernier, elle s'empara d'un autre flacon, de l'eau de Cologne. Elle s'en aspergea quitte à ne plus laisser le moindre contenant au flacon. Judith, conquise, minaudait à chaque goutte qui épousait sa peau.

Ces effluves l'apaisaient comme un bain chaud après une course effrénée. Une vendeuse l'observait avec désapprobation, mais s'était gardée de toute remarque désobligeante. Judith, sourire aux lèvres, portefeuille joufflu à la main se dirigea vers la caisse. Une petite fille insistait auprès de sa mère pour qu'elle lui achète un gloss. Cet atout beauté n'était pas du goût de sa mère.

Agacée, elle tentait vainement de mettre un terme aux négociations. Devant elle, une vieille dame, peinant à trouver une poignée de centimes, versa le contenu de son sac à main sur le comptoir sous le regard médusé des clientes et des vendeuses.

Judith, pressée de quitter la parfumerie aux mille senteurs mélangées, changea de caisse et put observer une vendeuse à nattes blondes, poitrine avenante où une étiquette précisait fièrement :

Bonjour, je suis Claire !

Un conseil beauté ?

Je suis à votre écoute !

Souriez, vous rayonnez !

—      C'est pour offrir ? interrogea cette dernière.

—      Euh... pour remplacer celle que j'ai bue, fit Judith, surprise par sa question.

Dubitative, la vendeuse marqua un temps d'arrêt. Lui fallait-il rire de cette réflexion ou s'empresser de composer le numéro de SOS stop alcool ?

Judith regarda avec insistance les crèmes mises en évidence derrière le comptoir avec autant de délices qu'une jeune femme vivant un début d'idylle heureux.

—      Je vous mets quelques échantillons de lotion hydratante pour le corps, dit Claire en mettant le tout dans un sac.

—      Vous avez des shampooings aussi ? tenta Judith avec l'aplomb qui la caractérisait.

Judith sortit de la parfumerie le portefeuille et le cœur allégés. Une chaleur réconfortante semblable à celle des friandises dévorées pour soigner différentes déceptions.

Elle ne prenait pas le moindre gramme. La balance se montrait toujours conciliante à son égard. Toute en finesse, elle comptait plusieurs Jeans taille 36 dans son placard. En pleine adolescence, elle s'était inscrite au concours Les bouff'tout organisé par la boulangerie du coin. Elle avait avalé des fraises Tagada jusqu'à écœurement, mais les nombreux sachets dévorés n'avaient pas suffi à lui faire remporter la victoire. Un jeune garçon dont la corpulence trahissait une haute gourmandise l'avait eue sans trop peiner. Judith l'avait surnommé Charlie tant il aimait dévorer des carrés de chocolat par poignées. Arrivée en deuxième position, elle avait accueilli un brin de frustration en voyant le gamin déjà bien joufflu repartir fièrement avec son poids en chocolat.

***

  Un homme au physique méritant que le regard s'y attarde l'observa avec envie. La jeune femme lui lança un clin d’œil, s'en amusa et, avant qu'il ne pût l'aborder, couru vers le trottoir d'en face.

 Elle observa son reflet dans la glace d'une pharmacie. Une cliente chargée de médicaments et, sans doute, de bleus à l'âme lui lança un regard noir. Judith se mit à douter. Cette inconnue avait-elle raison ?

Fallait-il changer quelque chose dans son apparence pour côtoyer le bonheur ?

Le parfum ne suffisait pas à la combler. Le Lumin'hair allait lui apporter la réponse. Il se trouvait à quelques claquements de talons. D'un pas décidé, elle poussa la porte du salon de coiffure aux teintes rosées. Judith appréciait cette atmosphère féminine. Elle s'imaginait au cœur de ses romans favoris. Des portraits de femmes modernes qui comme elle, présentaient des blessures. Elle rêvait de voir apparaître Clélie, une quadra divorcée en quête de chaleur humaine dont elle lisait les mésaventures quotidiennement. Elle se représentait la beauté de Clarisse, une trentenaire qui menait plusieurs vies. Judith se questionnait sur l'écriture de sa propre histoire. Il lui fallait redonner du sens à sa vie.

Avant qu'elle ne pût se noyer dans ses pensées, une voix la sortit de ses rêveries.

—      Une coupe shampooing brushing, s'il vous plaît, fit d'une voix éraillée la vieille dame qui n'avait plus grand-chose de vivant sur le crâne.

—      Ce sera avec Garance, la reine des ciseaux. Vous verrez, elle ne rate jamais une coupe, répondit une grande frite au sourire Ultra Brite et au rouge à lèvres éclatant.

Ce doit être la patronne, se dit Judith pendant que le salon se remplissait de nouvelles têtes. L'atmosphère rieuse et chaleureuse où le sourire des coiffeurs, plus rayonnants que leurs mèches de cheveux, s'adonnaient à quelques coups de brosse l'avait mise en confiance. Un coup d’œil aux tarifs pratiqués lui indiquait qu'elle allait encore s'alléger de quelques billets.

—    Vous désirez un thé, peut-être ? Lui demanda une jeune fille arborant un étrange tatouage sur l'avant-bras.

—      Un café plutôt, répondit Judith en se saisissant d'un journal.

Elle s’amusait à se donner un air faussement intello en portant de fines lunettes noires et rectangulaires. Pour marquer sa réflexion, elle entortillait son index dans une mèche de sa chevelure rousse. Son diplôme de journaliste obtenu, elle avait rapidement trouvé un travail. Un poste de pigiste dans un célèbre quotidien. C'était son rêve absolu, celui qu'elle caressait déjà toute petite. Elle avait toujours eu cette facilité à manier les mots. En 4ème, la lecture de son premier article sur la misère des pays en voie de développement avait été accueillie par un flot d'applaudissements. C’est à ce moment-là qu'elle comprit qu'elle était faite pour écrire. Un peu comme pour laisser une trace, photographier l'instant, ne pas le laisser filer, en capturer les moindres détails, tel un pêcheur trouvant un gros poisson dans une lagune encore inexplorée. Ce jour-là, émue aux larmes, elle avait regagné le chemin de la maison et dit à mamie Jocelyne : une école de journalisme, voilà ce que je veux faire ! À cette révélation, elle lui avait offert un sourire, sans trop y croire.

Judith aimait écrire la nuit au fond du jardin de la Casa Bella accompagnée d'une lampe torche diffusant une faible lumière. L'inspiration lui venait sans qu'elle n'eût à s'en préoccuper. Elle s'imposait à elle telle une évidence que l'on ne pouvait ignorer. Il n'y avait pas de remède contre cette furieuse envie de noircir le papier.

La rédaction d'un article sur les femmes victimes de harcèlement moral au travail lui avait permis de décrocher le titre de la meilleure pigiste de l'année au sein de sa rédaction. Féministe dans l'âme, les recherches ne lui avaient pas volé trop de son temps. Il n'y avait eu qu'à fouiller un peu dans le passé des amies de sa grand-mère. Avant sa retraite anticipée, Annie, une voisine, avait dû présenter sa démission sur la table de sa patronne qui, peu surprise par le ton de cette lettre, l'avait très bien accueillie. Gina, une abonnée aux   crises d'angoisse sur son lieu de travail, avait tout simplement claqué la porte et jeté le trousseau de clés.

Jocelyne, elle, n'avait jamais ressenti la nécessité de travailler. Le luxueux train de vie que menait Georges l'avait tenue éloignée de tout environnement professionnel. Riche artisan ou commerçant comblé, Judith n'en savait pas plus. Mais Annie, ne sachant garder un secret, lui avait soufflé que le mari de son amie avait détenu de généreuses sommes d'argent.

Judith avalait à petites gorgées son café, en observant les coiffeurs soigner l'image des clientes du salon, même celles qui n'y croyaient plus. Son regard s'arrêta sur une femme à qui il manquait deux dents, celles de devant. Son rimmel roulait sur les joues. Judith ressentit une vive compassion en croisant l'expression malheureuse de cette femme sans âge.

Par quel chemin boueux était-elle passée ? Était-elle, elle aussi, victime d'un serial lâcheur ?  Composait-elle en secret le numéro de SOS Coups de poing par milliers ? 

Judith imaginait les tristes confessions que cette femme pourrait faire. Elle eut peine à se l'avouer, mais elle se sentit moins seule dans cette quête du bonheur. Elle se plaisait à imaginer la vie des autres, parfois plus sombre que la sienne. Elle leur prêtait des sentiments et des intentions, elle qui se sentait illégitime dans sa propre existence. Judith voulut échanger avec cette femme, comprendre ce qui rendait son regard humide. Les yeux sévères qui croisèrent les siens lui en ôtèrent tout désir.

Une silhouette féminine s'avança vers Judith, serviette à la main, ciseaux dans la poche droite du Jean.

—      On y va, on passe au bac ?

—      Je vous suis ! chantonna Judith.

Le massage crânien que la jeune fille opérait sur Judith la fit s'abandonner pendant un instant, fermer les yeux et se refaire le film de sa matinée. Elle avait commencé un peu avant 8 heures par l'absorption d'une potion fortement nocive, comme si elle avait prononcé une sorte d'au revoir un peu trop précipité à l'âge de vingt-quatre ans.

Elle se rappelait alors de Lara et sa recette du bonheur, il faut continuer à vivre, vivre, s'occuper de soi, ne pas trop regarder en arrière, voire pas du tout. Si la vie nous coupe de certaines personnes, elle en met de nouvelles sur le chemin, pensa-t-elle, les yeux pleins d'espoir.

La jeune coiffeuse délivra la chevelure de Judith et l'amena vers une autre silhouette à la corpulence très enviable. Quelques grains de beauté parsemaient son visage, une mèche de cheveux s'échappait d'un chignon qui se voulait strict. La jeune femme travaillait dans le salon depuis quelques mois après avoir embrassé une carrière d'agent immobilier et ainsi tutoyé la catastrophe. L'anxiété l'avait possédée à chaque visite d'appartement.  Après trois semaines de bons et loyaux services, elle avait rangé son bureau et rendu les clés de l'agence à celui qui avait eu tort de croire en elle. Plus à l'aise avec le peigne et la paire de ciseaux, elle poussait avec joie la porte de Lumin'hair. Elle se demandait quelle histoire elle allait devoir réécrire pour toutes ces femmes. Elle ne soignait pas que les chevelures désenchantées, mais aussi les âmes délaissées par un destin qui s'était permis de les oublier.

—    Je suis Garance, c'est moi qui vais m'occuper de vous. Vous venez avec moi ?

Judith la suivit et s'assit devant le grand miroir. Elle étudia son visage qui commençait à gagner en luminosité. Le manque de maquillage ne gênait en rien sa beauté qui s'affirmait sous la dextérité des doigts de Garance. Elle reposa le journal sur le rebord de la table, observa la coiffure de Garance qu'elle jugea dénuée de charme. Ses cheveux bruns emprisonnés dans un chignon de danseuse étoile se gardaient bien de solliciter la moindre jalousie.

—      On coupe comment ? On garde de la longueur ? Un dégradé peut-être ?

—      Une coupe de garce, voilà ce que je veux, fit Judith, le plus naturellement possible.

La coiffeuse émit un rire embarrassé avant d'éclater de rire. Garance avait l'habitude de récolter malgré elle les confidences de ses clientes. Lors d'une permanente, elle avait tout appris de la perte de virginité d'une adolescente, toute prête à revivre l'instant. Gênée, elle n'avait pas hésité à tendre le sèche-cheveux à Carole, une collègue plus à même de prêter ses oreilles.

—      C'est pour un casting, un défilé, un entretien d'embauche ? questionna-t-elle innocemment.

—      Ce salaud m'a quittée ! lança Judith.

—      Ah, je vois, vous voulez le récupérer ?

—      C'est moi que je veux récupérer, je veux renouer avec mon moi profond. Il ne doit pas être bien loin, j'en suis persuadée, répondit-elle en enlevant ses lunettes. Ses yeux couleur noisette pétillaient de détermination.

Garance s'exécuta et plongea avec la plus grande assurance les ciseaux dans la masse de cheveux superflue.

—      Je vais vous faire un léger dégradé. Ça fait toujours son petit effet, faites-moi confiance. Vous verrez.

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