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Et si ?

Quelques mèches éparpillées sur le sol plus tard, Judith se sentait allégée. Les cheveux lui arrivant aux épaules, elle se trouvait rayonnante et tournait dans le salon tel un mannequin devant un parterre de photographes de mode.

—      Alors ?

—      J'adore, tout simplement, dit-elle en laissant un copieux pourboire. Vous êtes une artiste, vous avez de l'or dans les doigts, vous...

—      N'exagérez rien, j’avais juste un très bon modèle, coupa Garance.

Malgré l'humilité, elle était fière d'avoir rendu ses lettres de noblesse à sa cliente. La tristesse qu'elle avait pu lire sur son visage s'était comme volatilisée en quelques coups de ciseaux. Garance vit une autre jeune femme que celle qui avait poussé la porte d'entrée. La mission avait réussi, une fois de plus.

En se dirigeant vers la sortie, Judith fredonna avec entrain l'air d'une chanson que la radio du salon envoyait. Elle ne l'avait jamais entendue, et pourtant chaque parole faisait écho en elle.

Une énième histoire de rencontre amoureuse qui n'avait pas eu lieu. Judith revint sur ses pas, et demanda :

—      Cette chanson, c'est qui ? J'adore !

—      Le dernier tube de mon amie Pénélope Lor...

—      La journaliste vida son sac à main sur le comptoir et en sortit sa carte de visite.

—      Dites-lui de m'appeler pour une interview !

—      Entendu, elle sera ravie.

Les deux jeunes femmes sourirent à leur complicité naissante. La cliente aux deux dents manquantes, séduite par sa nouvelle coupe, se mit elle aussi à entonner le refrain de cette chanson qui savait parler aux âmes délaissées.

Garance elle, rangea sa paire de ciseaux et avec une satisfaction non dissimulable, se dit que le Lumin'hair  pouvait se vanter de redonner le sourire aux femmes blessées par une existence chamboulée.

                                                             ***

Quelques notes d'eau de Cologne glissées derrière les oreilles, une nouvelle coupe de cheveux de séductrice maîtrisant bien son sujet, et Judith se réconciliait avec le sourire qu'elle avait abandonné. Un homme lui avait demandé son numéro en pleine rue, mais en briseuse d'espoirs décomplexée, elle avait donné celui d'une ennemie composant quotidiennement avec un physique disgracieux. Judith s'était sauvée de ce mauvais pas en pouffant telle une gamine sautant dans une flaque d'eau. Elle avait le sentiment de prendre enfin sa revanche tant attendue. Se venger sur un innocent lui apportait entière satisfaction. Judith avait aimé faire du mal à cet homme qui avait rassemblé tout son courage pour oser l'aborder sur un passage piéton, le bercer de faux espoirs, d'illusions qu'elle ne voudrait jamais combler...

Elle fouilla dans son sac pour en sortir les clés de la Casa Bella, ramassa le courrier et jeta un œil désolé sur la pile de lettres distribuée par Jean-Claude, le facteur du quartier. Elle aimait ses tournées matinales, mais ces derniers temps, elle le détestait. Il ne lui livrait pas le moindre bouquet de fleurs ni un seul mot d'excuse d'Éric. Elle s'imaginait secrètement qu'il lui chipait volontairement tout espoir qu'Eric refasse un jour surface.

Jean-Claude avait pourtant bien tenté, entre deux enveloppes déposées, de l'inviter à prendre un café. Judith, peu conquise par son haleine de boîte à chaussures fatiguée par tant d'essayages, déclinait sans cesse ses avances. Tous les jours, elle attendait vainement près du téléphone. Elle lui parlait, elle lui demandait de sonner. Parfois, elle le secouait pour vérifier qu'il ne souffrait pas injustement d'une quelconque anomalie. Éric ne l'appelait pas, il semblait avoir effacé son numéro de son répertoire. Elle était tentée de le joindre pour lui déverser un flot d'insultes, un besoin de se décharger de cette incompréhension envahissante, mais elle se ravisa une fois de plus.

Elle harcelait Jean-Claude, le guettait tous les matins. Dès 9 heures, elle attendait sa grosse mobylette jaune, planquée derrière les rideaux de sa chambre. Rien. Le triste néant. Le quatorzième lâche était bien parti et ne reviendrait pas. Il ferait comme tous les autres, en bon attrape cœur sans cœur, il la laisserait écrire seule sa propre histoire. Judith continuerait à piétiner dans son existence, à hésiter entre plusieurs couleurs à mêler au récit de sa vie.

En pleine nuit, après avoir tenu la comptabilité de sa collection d'échecs sentimentaux, elle caressa l'envie de s'unir à une flamme. Assise derrière son écran, elle avait tapé innocemment Lovez-vous, un site de rencontres où les femmes détenaient le pouvoir. Judith, en quête d'une alliée, avait parcouru les profils de toutes ces femmes à la recherche de celui qui n'existait pas. Elle avait trouvé les candidatures de Lorène-seule et Cœur-triste. Devant cette farandole de mines ridées par les affres de la vie, elle en avait conclu qu'elle devait agir seule.

Elle avait pris le soin de se créer un profil plus attractif que celui de ses concurrentes. Elle voulait attirer les clics sur son profil en présentant ses yeux noisette, son grain de beauté sur la pommette droite et sa mèche rebelle autour de laquelle elle entourait son index. Au moment de proposer son cœur au marché masculin, elle avait connu une série de doutes inévitables.

Fallait-il se réinventer un prénom, une personnalité, des fantasmes inavouables ?

Judith avait longuement considéré l'écran en s'interrogeant sur ses propres désirs.

Une ou plusieurs nuits ? Quelle était la bonne réponse pour remporter la victoire ?

Accompagnée d'une tasse de café, elle avait créé son pseudo, Câline, puis, se disant que ce dernier risquait d'attirer les âmes mal intentionnées, le changea et adopta Émotive. Sa photo de profil ne dévoilait pas les atouts de son visage, mais une silhouette au charme discret avec ses cheveux emmêlés, emportés par un vent violent que rien ne pouvait arrêter.

Un Sylvère, conquis par la modestie de la jeune femme, s'était empressé de lui adresser une longue lettre de motivation remplie de poésie. Si Judith avait apprécié se balader entre les lignes parsemées de douceurs, elle n'avait pu réprimer un cri d'horreur en découvrant la photo d'un pénis qui ne lui voulait pas que du bien, en pièce jointe.

Comprenant que Sylvère avait un peu trop flirté avec Photoshop, elle avait aussitôt fermé son compte et pensé que l'authenticité ne se trouvait pas derrière un écran.

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