Chapitre 6 : L’ombre au seuil
Isis – Ashar
Isis
La nuit est retombée. Et cette fois, je n’essaie même pas de lutter. Je sais qu’il va venir.
Je le sens dans l’air, dans chaque vibration du silence.
Dans les frissons qui remontent ma colonne comme des avertissements d’un monde ancien.
Le vent bruisse à peine derrière les vitres.
Le monde dort. Moi, je veille.
Je n’ai pas allumé les lumières. Je ne veux pas qu’il voie à quel point j’ai changé.
Ou à quel point je n’ai pas bougé, malgré le chaos qu’il a laissé derrière lui.
Je suis assise sur le canapé, droite comme une épée plantée dans la terre, les doigts crispés sur les accoudoirs.
J’attends.
Et puis, soudain, il est là.
Pas de bruit. Pas de pas.
Juste une densité nouvelle dans l’air, une pression sourde, comme si l’obscurité elle-même prenait une respiration.
Et cette voix, qui me cloue.
— Tu n’as pas changé.
Ashar
Elle est là.
Isis.
Le même feu dans le regard. Le même masque de contrôle.
Mais ses épaules sont plus tendues. Sa peau plus pâle.
La lumière de la rue effleure son visage en clair-obscur.
Elle ne bouge pas.
Elle m’a senti avant même de me voir.
Toujours cette acuité chez elle.
Je m’approche. Lentement. Comme un loup qui retrouve sa meute, mais qui sait qu’il a été banni.
— Tu m’attendais, n’est-ce pas ?
Elle reste figée, mais son souffle la trahit. Il tremble, halète, vacille.
Je vois ses poings se serrer sur le tissu du canapé.
Je me souviens.
De tout.
De la dernière fois.
De son regard brisé quand elle a compris.
De mon erreur.
De ma fuite.
Isis
Il s’avance comme s’il n’avait jamais disparu.
Comme si les années n’avaient pas creusé un vide noir entre nous.
Comme si je n’avais pas dû tout reconstruire après l’avoir vu…
Le sang. Le feu. Le chaos qu’il porte dans ses veines.
— Pourquoi maintenant ?
Ma voix est rauque, cassée par le poids des silences.
Par tout ce que j’ai dû taire.
Ashar
— Parce que tu es en danger. Et parce que je suis le seul à pouvoir t’en sortir.
Elle rit. Mais son rire est une lame.
— Tu crois que je vais te croire ? Après ce que tu as fait ?
Je ne réponds pas.
Elle a raison.
J’ai fui. Pas pour me sauver. Pour la protéger d’un monde qu’elle ne comprenait pas encore.
D’un monde qui réclame son sang.
— Ils te cherchent, Isis. Ce que tu es… ce que tu portes… Tu ne peux plus l’ignorer.
Isis
Je me lève. D’un bond.
J’ai besoin de mouvement pour ne pas imploser.
— Ne recommence pas avec ça. “Ce que je suis”… Tu veux dire quoi, exactement ? Une clé ? Un outil ? Une erreur dans un grand plan cosmique ?
Il ne répond pas.
Mais ses yeux, eux, parlent.
Ils disent qu’il sait.
Depuis le début.
Depuis avant moi.
Ashar
Je m’approche.
Elle ne recule pas. Elle ne m’a jamais craint.
Pas vraiment.
— Tu portes une marque. Une empreinte ancienne. Une flamme gravée dans ton sang. Ceux qui nous traquent veulent cette lumière. Ils veulent l’éteindre. Ou l’exploiter. Et s’ils te trouvent… ce ne sera pas pour te poser des questions.
Elle ouvre la bouche, mais je devine la question avant qu’elle ne sorte.
— Oui. Nous.
Je tends la main. Lentement.
Je veux effleurer son bras, juste pour sentir qu’elle est bien réelle.
Mais cette fois, elle recule. Le regard dur.
Isis
— Dis-moi la vérité, Ashar. Toute la vérité. Pas des miettes. Pas des menaces voilées.
Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi toi ?
Je veux le haïr. Mais je veux aussi savoir.
Je veux qu’il me mente. Et je veux qu’il me sauve.
Je suis un paradoxe ambulant depuis qu’il est revenu.
Dans ses yeux, quelque chose vacille.
Ce n’est pas de la douleur.
C’est pire : c’est la peur.
Ashar
— Parce que si je ne suis pas là… tu vas mourir. Et pas seulement toi.
Un silence s’abat, épais comme la nuit.
— Qui sont-ils ? je murmure.
— Les Premiers. Ceux qui sont nés avant les mots. Avant les lois. Ils t’ont trouvée. Et ils ne s’arrêteront pas tant que ce qui brûle en toi ne sera pas éteint.
Je la regarde. Elle pâlit.
Et moi, je me maudis.
De l’avoir quittée.
De l’avoir aimée.
— Tu crois encore que tu es humaine, Isis ? Tu crois que ton sang ne cache rien ? Que ton esprit est libre ? Tu ignores tout. Mais eux, non. Ils savent ce que tu peux réveiller.
Isis
Je chancelle. Mon souffle m’échappe.
Des images surgissent dans mon esprit. Des rêves.
Des cris. Des symboles. Des souvenirs qui ne m’appartiennent pas.
Je m’effondre sur le canapé. Mes jambes ne me portent plus.
Ashar s’agenouille devant moi. Il n’ose pas me toucher.
Il sait que s’il le fait, je vais me briser.
— Je t’expliquerai. Tout. Mais pas ici. Pas maintenant. Ce lieu n’est plus sûr. Ils approchent. Tu dois me faire confiance.
Je lève les yeux. Il est là. Mon pire souvenir. Ma seule ancre.
Et je sais.
Je n’ai plus le choix.
Je hoche la tête. Une fois.
Rien d’autre.
Et dans ce silence qui retombe, je sens quelque chose de nouveau.
Pas la peur. Pas encore la confiance.
Mais l’instinct.
Et il me crie que je dois le suivre.
Car dans l’ombre, au seuil de ma vie, quelque chose attend.
Et ce n’est plus la mort.
C’est l’éveil.