Toujours liée par la punition qui l’exilait sur Terre, Gaëlle ne disposait que d’une marge de manœuvre réduite, qui l’exposait à toutes les insatisfactions. Impossible d’emmener le jeune homme en Féérie pour le présenter à son peuple. Et difficile de lui expliquer en quoi consistait le rôle d’un Passeur avant qu’il ne soit en mesure de mettre en pratique ses nouvelles fonctions.
Sa peine ne s’achevait que la veille du prochain Noël, et Gaëlle en frémissait autant d’impatience que d’inquiétude. Elle savait d’expérience que tout pouvait arriver durant ce laps de temps incompressible. Un peu plus de sept mois d’attente, durant lesquels le danger le plus grave serait que Pierre révèle leur secret à un tiers.
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Gaëlle repartit une semaine plus tard. Elle devait présenter un court exposé à Berlin, dans une université proposant un cursus sur les métiers du septième art. Un déplacement de seulement deux jours, qui ne l’éloignait pas trop longtemps de son jeune amant. Le premier soir, alors qu’elle profitait d’une fin d’après-midi ensoleillée pour regagner à pied son hôtel, elle eut soudain l’impression d’être suivie. Il lui suffisait de procéder de sa manière habituelle pour se transporter directement dans sa chambre, mais une sensation familière la retint d’utiliser cette méthode afin d’échapper à l’importun. Alors qu’elle franchissait la Spree, elle ralentit volontairement l’allure pour finir par s’
L’aveu de Gaëlle consommé, la vie reprit son cours pour inscrire les jours dans une routine apparemment ordinaire. Pierre se partageait équitablement entre son emploi, qui lui assurait un minimum de contacts sociaux normaux, et le bonheur de retrouver les bras si peu conventionnels de sa jolie maîtresse. Extérieurement, rien ne distinguait la singularité de leur couple, si ce n’était qu’ils évoluaient au sein d’un bonheur dont ils excluaient tous les autres. Les amis et les collègues du jeune homme s’en étaient un peu inquiétés au départ, mais depuis qu’il fréquentait Gaëlle, Pierre rayonnait d’une telle sérénité intérieure et faisait preuve d’un dynamisme si efficace au travail qu’ils auraient trouvé mesquin de le critiquer.&n
Pierre s’était longtemps interrogé sur la raison qui poussait sa petite fée à demeurer aussi distante. Ses refus répétitifs avaient fini par l’inquiéter, au point qu’il craignait qu’elle ne s’opposât de cette façon à un engagement trop sérieux. La révélation de sa véritable nature lui permettait de mieux la comprendre la raison de ce choix. Mais, à bien y réfléchir, cela ne le rassurait pas pour autant. Cette obstination à ne nouer aucune attache tenait-elle de la simple prudence, ou de l’inéluctabilité d’un départ annoncé ? Il avait promis de ne pas poser de questions ; pourtant, il ne se leurrait pas. S’il la suivait en Féérie, il abandonnerait les siens derrière lui. Un constat dont l’amertume le poussait à partager ses moments de libre avec ceux qu’il affectionnait dès que Gaëlle s’éloignait. Bien conscient que la séparation n’en serait que plus délicate, il marquait néanmoins une sorte de détachement qu’il ressentait d’a
Pierre s’éveilla seul dans le grand lit à baldaquin. Durant quelques instants, ses yeux firent inutilement le tour de la chambre. Celle qu’il cherchait ne se trouvait pas près de la fenêtre, éclairée par un pâle rayon de soleil. Elle ne le regardait pas avec son sourire enjôleur devant la coiffeuse au grand miroir oblong, tandis qu’elle disciplinait sa magnifique chevelure brune. Elle ne se tenait pas davantage devant la penderie étonnamment profonde, à choisir ses vêtements de la journée. Ni derrière le paravent chinois décoré de délicats motifs rouges et or, à enfiler ceux-ci. C’était la première fois que Gaëlle partait aussi longtemps sans l’embrasser une dernière fois avant son départ, et il en ressentait un immense chagrin. Il n’était pas jaloux de ceux qu’elle allait probablement voir, mais il souffrait de son silence. La semaine qui se profilait s’annonçait aussi morne que désœuvrée. Et
Joachim se transporta directement aux portes du château d’Aëlwenn, qu’il se refusait toujours intimement de nommer Gaëlle. En tant qu’ami de longue date et allié incontournable, elle lui permettait de vaquer à sa guise sur son domaine, et même de réquisitionner une partie de ses sujets en cas d’attaque. Grâce à cette largesse, les plans des Mages Gris avaient été ruinés par deux fois, alors qu’elle demeurait encore dans l’impossibilité de donner elle-même ses directives. C’était une façon pour Joachim de prouver sa loyauté à sa cause. Il n’entrait dans ce cadre aucun dessein pour la reconquérir. Il s’agissait simplement de faire front intelligemment contre un ennemi commun. Dès qu’il se présenta, un serviteur s’empressa de le recevoir. À sa question, ce dernier l’avertit que sa maîtresse se trouvait dans la bibliothèque. Il aurait pu l’y rejoindre directement, mais il préféra laisser le soin au domestique de l’annoncer. Il ma
Lorsque Pierre s’éveilla le lendemain matin, il se demanda d’abord pourquoi il entendait le bruit de la circulation urbaine avec autant d’acuité. Loin du centre-ville, la tour était isolée au sein d’un pas particulièrement bruyant l’incita à ouvrir les yeux, mais ce fut le toucher un peu rêche des draps de coton sous ses doigts qui le tira avec brutalité de la semi-léthargie où il flottait encore. Gaëlle n’utilisait que des draps de soie, et il avait pris l’habitude d’apprécier leur caresse sur sa peau nue. Gaëlle ! Affluant en masse, les souvenirs de la veille se déversèrent dans sa mémoire avec une précision si douloureuse, qu’ils lui arrachèrent un gémissement alors qu’il se redressait pour s’asseoir brutalement dans le lit. Qu’avait-il fait ? Un peu hagard, son regard fit le tour de la pièce, comme pour s’assurer qu’il ne divaguait pas dans un mauvais rêve.
Décembre installa ses lumineux ornements de rues, les magasins changèrent de décor, et certaines façades virent fleurir des bonshommes rouges suspendus à leurs balcons ou à leurs fenêtres. Pierre rentrait à rentrer à pied. Il marchait depuis près d’une demi-heure sans vraiment faire cas des rares passants qu’il croisait. La nuit était tombée depuis longtemps. Le flot des voitures le frôlait dans son anonymat, et leur ronronnement incessant finissait par bercer le désarroi qui ne le quittait plus. Son souffle plus court se transformait en halo quand il passait sous un réverbère, et lorsqu’il s’approcha de la Maine, le froid vif le saisit davantage. Alors qu’il s’engageait sur le pont de la Basse-Chaîne, il hâta le pas sans grand espoir de se réchauffer. De l’autre côté, le château des ducs d’Anjou découpait sa masse imposante sur les lumières de la ville. Pierre laissa errer son regard sur ce bijou d’architecture sans éprouver
Pierre voguait au sein d’un rêve indistinct. Une impression de douce quiétude, indicible et inconcevable, prévalait sans qu’il sache préciser pourquoi. Il se sentait enclos dans une bulle protectrice dont il refusait de sortir. La chaleur qui l’environnait participait à cette conjugaison d’éléments fragmentés qui berçaient son corps et son âme. Un sentiment d’intouchabilité, qui se transformait en anormalité au fur et à mesure que sa conscience malmenée refaisait surface. Une première pensée cohérente frappa soudain son esprit, gâtant de son onde pernicieuse la béatitude où il évoluait. Il se rappelait sa chute. Le choc brutal de sa plongée dans la rivière, l’étau glacial qui s’était immédiatement refermé sur lui au point de lui couper le souffle. Ses vêtements gorgés d’eau et trop lourds, qui l’entraînaient inexorablement vers le fond. Son regard qui se perdait dans une nuit trouble et liquide, aussi sombre que le désespoir