Aelya
La nuit est dense, lourde d’un silence que même les feuilles n’osent troubler. Perchée sur le promontoire rocheux, je scrute la vallée. Les miens dorment en contrebas, enveloppés dans la chaleur de la terre et la confiance de ma vigilance. La lune, ronde et blanche, s’élève lentement, mais ce soir elle n’a rien d’ordinaire. Une lueur rouge la recouvre, la teintant de sang. L’éclipse commence.
Je sens mon cœur battre plus fort. Dans mes veines, le sang lupin gronde. L’instinct se réveille. L’éclipse est un moment sacré pour notre meute, mais aussi un moment de grand danger. C’est pendant ces nuits-là que les frontières entre les mondes deviennent poreuses. Que les anciens pouvoirs grondent. Que les morts murmurent.
Et que les vampires rôdent.
Mon père me le répétait quand j’étais enfant : Si tu entends le silence hurler, cours. Ou tue. Depuis sa mort, c’est moi qui commande. Je suis l’Alpha. La loi. Le bouclier. Le lien qui unit nos cœurs battants sous la peau et la fourrure.
Je ferme les yeux un instant. L’air me parle. Il sent l’humus, le vent du Nord, et… autre chose. Une morsure glacée dans les narines. L’odeur du sang figé. Le parfum de la mort. Un frisson me traverse. Ce n’est pas le vent. C’est plus ancien, plus profond. Un murmure sous ma peau. Quelque chose approche.
Je saute du rocher. Mes pattes frôlent le sol sans bruit, et mon souffle se fait court. Mes pas sont souples, discrets. La forêt m’avale comme une ombre. Chaque arbre, chaque branche me reconnaît. Je suis née ici, j’ai grandi entre ces troncs noueux. La terre connaît mon nom.
L’odeur me parvient avant même que mes yeux ne captent la silhouette : cendres, froid, métal. Un vampire. Seul. Trop audacieux pour être un simple éclaireur, trop calme pour être un fou. Il ne se cache pas. Il ne fuit pas. Il est là, droit, immobile, au bord de la rivière noire qui sépare nos terres.
La rivière du Pacte. Celle que nul ne traverse. Pas sans guerre.
Je me fige. Il me regarde.
Et je le vois.
Pas un monstre. Pas une bête. Un homme. Immortel, oui. Dangereux, sûrement. Mais ses yeux… ses yeux sont étrangement familiers. Ils n’ont pas cette cruauté vide que je connais si bien. Ils ont une peine ancienne. Une fatigue. Et une étincelle, comme une braise qui attend qu’on la souffle.
Son manteau noir flotte légèrement, même s’il n’y a pas de vent. Une main gantée repose contre le pommeau d’une lame étrange, longue, fine, effilée comme une promesse. Mais il ne bouge pas.
Je pourrais l’abattre d’un bond. La rage me le hurle.
Mais je reste.
— Tu ne devrais pas être ici, vampire, dis-je.
Ma voix est ferme, mais mon cœur bat vite. Trop vite.
Il incline légèrement la tête, sans peur.
— Et toi, louve, tu ne devrais pas me parler.
Il a une voix grave, voilée, presque rauque. Chaque mot est comme une caresse coupante. Un frisson s’attarde le long de mon dos. Mon corps me hurle de fuir. Mais mon âme reste figée. Ce n’est pas un appel. C’est un écho. Comme si je l’avais déjà connu.
Je m’avance d’un pas.
— Tu ne m’attaques pas ?
— Si je l’avais voulu, tu serais déjà morte.
— Arrogant.
— Réaliste.
Un sourire fugitif effleure ses lèvres. Il a des crocs, oui, mais pas d’agression. Pas encore. Son regard descend un instant jusqu’à mes mains nues, mes griffes à moitié sorties. Il ne cille pas.
— Pourquoi es-tu là ? dis-je.
— Je suis las, murmure-t-il. Je fuis ce que je suis. Et cette nuit… cette nuit, la lune a appelé quelque chose en moi. Je croyais venir mourir ici. Mais je trouve autre chose.
— Quoi ?
Il me regarde intensément.
— Toi.
Mon souffle se coupe. Juste un souffle. Et pourtant tout change.
Un vent glacial se lève. La rivière semble se figer, comme figée dans le temps. L’éclipse atteint son zénith. L’ombre dévore la lune. Et dans ce moment suspendu, le hurlement m’échappe. Un cri ancestral, brut, sauvage. Un appel que je ne contrôle pas.
Il répond.
Sa voix grave s’élève, puissante, inhumaine. Et pourtant… elle résonne en moi comme si elle avait toujours été là. Nous chantons ensemble. Comme si le monde s’était figé pour nous seuls. Comme si la guerre, la haine, le sang versé… n’avaient jamais existé.
Quand le silence revient, il me regarde encore.
— Je m’appelle Kael.
Je réponds malgré moi.
— Aelya.
Un silence épais tombe. Il n’est plus gênant. Il est intime. Électrique.
Et c’est là que je sais. Ce que j’ai ressenti n’était pas une simple peur, ni même une simple curiosité. C’était une reconnaissance. Une vérité ancienne, effacée, oubliée. Kael n’est pas un hasard. Il est une faille dans la guerre, une blessure dans ma haine. Il est le début d’une histoire que je ne suis pas censée vivre.
Mais je sais déjà que je ne pourrai pas l’éviter.
Je tourne les talons, le cœur en feu. Je ne l’attaque pas. Il ne me suit pas.
Mais quelque chose entre nous a été scellé ce soir .
Sous l’éclipse.
Sous la lune sanglante.
Sous un hurlement qui n’appartient qu’à nous.
AelyaLe silence qui suit l’explosion de lumière n’est pas un silence de paix. Il est lourd, imprégné de la promesse d’un nouveau chaos. Une douleur sourde monte en moi, un vertige qui me prend à la gorge. Le vent qui m’entoure, d’abord apaisé, reprend peu à peu son rythme frénétique, comme un souffle lourd, une respiration qui se fait encore attendre.Je n'ai pas vu Selykar se dissiper. Pas vu la fin de tout cela, mais je le sens dans la fibre de mes os, dans cette sensation qui me déchire l’intérieur. Les failles, elles, sont toujours là. Et je sais que nous n’avons pas fait que sceller un passage. Non. Nous avons ouvert un champ de ruines.KaelJe ne suis pas certain de ce que j’ai vu dans la lumière, mais je sens la pression qui m’écrase la poitrine. Aelya… Elle n’est pas la même. Pas après ce qui s’est passé. Je la regarde, et je vois la distance qui s’est installée entre nous. Pas un fossé infranchissable, mais une séparation que je ne peux pas combler. Ses yeux sont perdus dans
KaelLes ruines s’étendent autour de nous, dévastées par des siècles d’abandon et de destruction. Le vent souffle entre les pierres brisées, et l’air, encore lourd de l’odeur de la terre souillée, semble porter les échos d’un monde disparu. Chaque pas me rapproche de quelque chose que je ne comprends pas tout à fait. Aelya marche devant moi, son regard tourné vers l’horizon, là où le ciel semble se confondre avec la terre. Elle est là, mais je sais qu’elle n’est plus la même. Elle porte en elle des ombres qui ne lui appartiennent pas, et je me demande si elle parviendra à les repousser un jour. Mais je suis là. À ses côtés, comme je l’ai toujours été. Et je serai là, peu importe où cette guerre nous mène.SeressaLe vent est plus fort ici. Plus froid. Il frappe le visage comme des éclats de verre. Mais c’est la terre qui m’inquiète. Elle tremble sous nos pas. Chaque mouvement que nous faisons, chaque geste, semble précipiter un peu plus la chute. Le tombeau est fermé, mais les failles
KaelJe la regarde. Chaque mouvement d’Aelya est une danse dangereuse, entre douleur et résilience. Elle avance, mais je vois la fatigue dans ses pas. Un fardeau invisible qu’elle porte avec plus de grâce que je ne pourrais jamais comprendre. Je voudrais la rejoindre, lui offrir un peu de ce que je peux, mais je sais que ses batailles sont solitaires. Je le sens dans chaque fibre de son être. Pourtant, j’aimerais pouvoir l’épargner. Elle a traversé tant d’obscurité. Mais je suis là. Même si elle ne le voit pas, je suis là.SeressaNous marchons à travers des ruines qui racontent une histoire d’échec et de renaissance. Le monde autour de nous est dévasté, mais il n’est pas mort. Pas encore. L’air est lourd, saturé d’une tension que même le vent ne peut dissiper. Aelya porte la douleur de ce monde, mais elle est aussi l’espoir de ce qui pourrait être. Nous avons fermé un tombeau, mais l’ouverture d’un autre semble inévitable. Je sais qu’il faudra plus que de la force brute pour faire fa
KaelLe vent souffle encore. Il porte l’écho des mots que je n’ai pas prononcés. Aelya n’est plus la même. Elle n’est pas morte, mais quelque chose en elle s’est brisé, s’est transformé. Elle est toujours cette flamme indomptable, mais maintenant, elle porte en elle une ombre. Je la sens vibrer dans chaque mouvement, dans chaque regard qu’elle pose sur nous, comme si elle portait un fardeau plus lourd que nous pouvions le concevoir. Mais elle est vivante, et c’est tout ce qui compte.EzraIl n’y a plus de tombeau. Plus de battement sourd sous la pierre. Mais la lumière bleue persiste, comme une blessure qui refuse de se refermer. Elle hante l’espace autour de nous, comme un fantôme que nous n’arrivons pas à oublier. Les failles sont là, invisibles mais omniprésentes. Et elles nous regardent, nous attendent, comme une mer calme avant la tempête. La guerre n’est pas terminée, pas encore.SeressaElle se relève lentement. Chaque mouvement semble peser sur elle, comme si elle portait un m
AelyaLe silence.Ce n’est pas celui qu’on espère après la bataille.Ce n’est pas celui qui adoucit l'âme, ni celui qui apaise.C’est le silence qui suit la déchirure.Celui qui laisse la sensation de quelque chose de brisé, de décomposé, qui ne pourra jamais être réparé.C’est un silence lourd, saturé de souffrance et de non-dits, d’histoires inachevées.Et dans ce silence, je sens la présence de Selykar. Il ne part jamais. Il s’infiltre dans chaque recoin de ma mémoire, dans chaque pensée que je tente de chasser.Il rôde.Encore.Je suis debout.Mais à l’intérieur, tout est un chaos mouvant.Mes os ne m’appartiennent plus.Mon corps est devenu une coquille vide, un vestige des choses qu’on aurait dû oublier.La mémoire s'effondre sous un poids trop lourd.Les murs de mon esprit s’effritent.Je suis la prison et la clé en même temps.Et je suis prisonnière de mon propre piège.KaelIl reste là, sans prononcer un mot.Ses yeux, qui m’ont vu tant de fois, sont cette fois remplis de que
AelyaLe seuil m’observe.Il n’est pas fait de pierre.Il est fait de volonté.De celles qu’on a trahies.De celles qu’on a oubliées.L’air change dès que je m’approche.Plus dense. Plus lourd.Un silence ancien s’installe, plus épais que l’obscurité.Comme si le monde retenait son souffle.Je suis la première à poser le pied sur la dalle noire.Elle résonne sous moi.Un grondement sourd.Comme un cœur enterré trop longtemps.Qui recommence à battre.Un frisson me traverse, partant de mes talons jusqu’à ma nuque.Pas de peur.Un pressentiment.Celui qu’aucun retour ne sera possible.Kael— Ne fais pas ça seule.Il s’est approché.Son ombre se fond dans la mienne.Il dégage une chaleur brutale.Un ancrage.Mais ce lieu ne veut pas d’ancrage.Il veut qu’on chute.Je sens ses doigts frôler les miens.Pas une étreinte.Un appel.Ou une promesse.Seressa— Dès que nous franchirons ce seuil, les lois s’inversent.— Les souvenirs deviennent chair.— Les désirs deviennent chaînes.Elle trace
Kael— Il t’arrivera des choses. Mais je serai là.Toujours.Il me serre dans ses bras.Et dans ce désert hostile, je trouve une oasis.Juste un instant.Juste assez pour continuer.Juste assez pour croire encore à demain.Au loin, sous le sable noir, quelque chose s’éveille.Le sang ancien circule à nouveau.Et dans la nuit, une silhouette sans visage se redresse.Selykar a senti l’appel.Et il n’a pas oublié Aelya.Il ne l’oubliera jamais.AelyaLe vent s’est tu.C’est pire que sa morsure.Pire que la brûlure du soleil.Le silence est un piège tendu.Et dans le sable, sous nos pieds, quelque chose respire.Je marche devant, les yeux fixés sur l’horizon.Mais l’horizon ne recule plus. Il nous attend.Le désert n’est plus un lieu. Il devient une volonté.Kael m’a regardée ce matin comme si mes yeux étaient devenus des miroirs.Et ce qu’il y a vu… il ne me l’a pas dit.Il a juste serré ma main un peu plus fort.Je crois que je me transforme.Pas en monstre. Pas en déesse.En vérité.Se
AelyaLe vent s’est levé, froid et chargé d’un goût métallique.Nous avons quitté la montagne d’Onarion à l’aube, et depuis, la plaine s’étend devant nous, nue, silencieuse, presque morte.Personne ne parle.Mais je sens, sous nos pas, la terre qui respire différemment.Comme si le monde retenait encore son souffle.Comme si une présence invisible palpait notre chair à chaque battement.KaelAelya ne chancelle plus.Elle avance, droite, le menton levé.Mais je vois la tension dans ses épaules, la crispation de ses doigts quand elle pense que je ne regarde pas.Elle se tient forte.Trop forte.Je connais la douleur d’avoir trop donné.Et ce qu’il en coûte, ensuite, de continuer d’aimer quand on ne sait plus si l’on tient debout pour soi ou pour les autres.Ezra— Ce n’est pas fini.Kael— Non. Mais c’est une accalmie.Ezra— Juste avant l’orage.Seressa— Les lignes du monde ont été touchées. Les veines de la terre. Le sang magique ne circule plus comme avant.Elle s’est arrêtée devant
KaelLe matin tarde à venir.Comme si l’aube, elle aussi, hésitait à poser les pieds sur cette terre ravagée.Les étoiles meurent lentement, noyées dans un ciel trop lourd.La nuit n’est pas noire : elle est grise, cendreuse, souillée par tout ce que nous avons traversé.Le feu s’est éteint. Oui. Mais la cendre danse encore, portée par un vent incertain.Un vent qui n’annonce ni paix ni répit. Seulement l’après.Je ne lâche pas Aelya. Pas une seconde.Son souffle est calme, régulier, mais son front perle de fièvre invisible.Elle dort. Ou elle lutte.Elle a ce genre de sommeil qui ressemble à un combat silencieux.Ezra rôde autour du camp, les sens en éveil, la main sur la garde de sa lame.Il ne dit rien. Mais ses pas sont trop précis, trop prudents pour que ce soit anodin.Seressa, elle, reste assise, les jambes croisées, les doigts joints contre son cœur.Elle prie. Pour elle ? Pour Aelya ? Pour le monde ? Je ne sais pas.Mais les mots qu’elle murmure ont la texture d’un adieu.Moi