Kael
Le silence est plus cruel que le sang.
Je suis resté là longtemps après son départ. Figé. Comme si bouger risquait de briser quelque chose de fragile. De sacré. Le hurlement de la louve résonne encore dans mes os, dans ma mémoire. Un chant ancien, brut, vibrant d’une douleur que je reconnais. Et d’une promesse que je n’osais plus espérer.
Aelya.
Je goûte son nom comme une prière interdite. Il claque sous ma langue, sauvage et vivant, un contraste brutal avec le vide qui m’habite depuis des siècles. J’ai oublié le goût de l’espoir. Jusqu’à cette nuit.
Je ne devrais pas être ici.
Le fleuve que j’ai traversé est plus qu’un simple cours d’eau. C’est une frontière de feu et de haine, dessinée par des siècles de guerre. Loups et vampires, deux lignées nées de malédictions différentes, se pourchassent dans l’ombre du monde humain. J’ai tué des loups. Des dizaines. Peut-être des centaines. Je n’ai jamais hésité. On m’a élevé ainsi. Tu es un prédateur, Kael. Un prince des ténèbres. Tu ne ressens rien. Tu obéis. Tu anéantis.
Et pourtant, ce soir… je suis resté immobile.
Je n’ai pas levé la main.
Je l’ai regardée.
Et j’ai su.
Quelque chose en elle m’est familier. Sa voix. Son regard. Sa fureur contenue. Comme une chanson entendue dans un rêve ancien. Comme si mon corps se souvenait d’elle avant mon esprit.
Je ferme les yeux. Je me remémore chaque détail. La façon dont elle s’est tenue, malgré la douleur. L’éclat de lumière dans ses iris sombres. Sa peau tachée de boue et de sang. Cette force brute. Indomptable. Elle aurait dû fuir. Elle aurait dû trembler. Mais elle a grondé. Hurlé. Vivante. Intouchable.
Elle m’a vu. Et elle ne m’a pas craint.
Ou peut-être que si. Mais elle a refusé de le montrer.
Et ça, je n’ai pas su l’oublier.
Je fais demi-tour.
Le chemin vers les montagnes est long. Et je dois chasser. Ma gorge brûle. La soif me lacère. Elle monte lentement, perfide, comme la marée noire d’un poison ancien. Je ne bois pas le sang des innocents. Pas depuis longtemps. Je refuse de devenir l’ombre que le monde croit que je suis. Mais la soif… elle attend. Tapie. Chaque nuit un peu plus forte.
Je cours à travers les bois, rapide, invisible. La forêt me connaît aussi, même si elle ne m’aime pas. Je sens les racines se tendre sous mes pas, les branches se refermer dans mon dos. Je suis une intrusion, un intrus dans ce monde vivant. Et pourtant, cette nuit, la nature semble hésiter.
Comme si elle aussi avait entendu le hurlement.
Je chasse un cerf. Lentement. En silence. Je n’ai plus la force pour la subtilité. Quand mes crocs percent la chair, ce n’est pas le plaisir qui m’envahit. C’est la honte. La nécessité. Et un vide immense.
Je bois, mais ce n’est pas ce que je veux. Ce n’est pas ce que je cherche.
Je m’effondre contre un rocher, le souffle court. Mon cœur — ou ce qu’il en reste — bat lentement, mécaniquement. Une imitation de vie. Je ferme les yeux.
Et je me souviens.
Elle. Une autre. Autrefois.
Elle avait des cheveux d’or et des yeux de miel. Elle s’appelait Lys.
Et elle m’aimait.
Avant la guerre. Avant les ténèbres. Avant que je devienne ce que je suis.
Nous étions jeunes. Fous. Vivants. Et je croyais que l’amour suffisait à tout. Mais la malédiction est venue. Et les crocs. Et le sang. Et la trahison.
Je l’ai perdue dans les flammes.
Je l’ai cherchée pendant des siècles dans chaque visage, chaque cri, chaque rêve. En vain.
Et pourtant, ce soir… quand j’ai vu Aelya… ce n’était pas Lys.
C’était plus ancien encore.
Plus profond.
Comme si elle venait d’un autre âge.
Comme si elle m’avait été arrachée avant même que je la connaisse.
Je rouvre les yeux.
Je ne peux pas rester ici.
Je dois comprendre. Je dois savoir. Ce lien, cette voix, ce hurlement… ce n’est pas un hasard. Quelque chose d’ancien s’est réveillé sous l’éclipse. Une force que je croyais disparue.
Et si ce n’était pas une malédiction ?
Et si c’était un rappel ?
Un rappel d’un pacte oublié, d’un amour jamais né, d’une promesse scellée avant la chute des premiers royaumes ?
Je suis fatigué.
Je suis seul.
Mais cette nuit, je ne suis plus vide.
Quelque chose a bougé.
Une faille. Une lumière. Un battement.
Aelya.
Je me lève, chancelant, et regarde vers le sud.
Vers elle.
Vers la meute.
Vers la guerre que je n’ai jamais voulu rallumer… mais qui gronde à nouveau.
Je n’ai pas peur.
Je suis prêt.
Parce qu’au fond de moi, une certitude est née.
Ce n’est pas la fin.
C’est le commencement.
Et Aelya n’est pas mon ennemie.
Elle est… la clef.
De quoi ? Je l’ignore encore.
Mais je suis prêt à le découvrir.
Même si cela doit me coûter ma dernière goutte d’éternité.
AelyaIl est né une nuit sans lune.Une nuit silencieuse, comme si le monde entier retenait son souffle.Comme si la terre elle-même s'était figée, consciente qu'en son sein, quelque chose d'inédit allait émerger.Je me souviens du cri.Pas le mien.Le sien.Un cri qui n’était pas humain.Pas tout à fait.Un cri ancien, primal, porteur de mémoire et de force.Un cri qui a fendu le silence de la nuit comme une lame fend l’air.Un cri qui m’a transpercée de lumière.Et puis, ce fut le calme.Kael le tenait dans ses bras, à genoux dans le cercle que nous avions tracé, un cercle de cendres et de sel, de sang et de promesses.Ses crocs étaient visibles, mais son regard brillait de larmes.Ses mains tremblaient, pourtant il ne lâchait pas notre fils.Notre fils.Je l’ai appelé Elyas.Un nom soufflé par quelque chose de plus grand que moi.Quelque chose qui résonnait dans mes os, dans mon âme.Un nom qui vibrait comme un écho oublié d’un monde plus ancien que les nôtres.Elyas.Il a ouvert l
AelyaJe marche lentement.Le silence autour de moi est plein.Il ne m’oppresse pas. Il m’enveloppe.Comme une mer tiède qui me reconnaît.Le sol respire sous mes pas.La pierre est tiède, presque vivante.Le matin ne s’est pas encore levé. Mais la nuit, elle, s’est repliée.Il ne reste que cette frontière floue, cet entre-deux suspendu entre ce que nous étions et ce que nous sommes devenus.Je sens mon corps autrement.Comme si chaque cellule était éveillée.Comme si ma peau, mes muscles, mon sang, mon souffle… portaient un secret nouveau.Je passe devant le miroir.Et je m’arrête.Ce n’est pas seulement moi que je vois.C’est une femme changée.Une louve dont les prunelles ont gagné en profondeur.Une amante marquée de l’intérieur.Une gardienne d’un feu ancien… et d’une vie nouvelle.Je pose la main sur mon ventre.Un simple geste.Mais il me déchire.Parce que je sais.Ce n’est pas une certitude logique. Ce n’est pas un calcul de jours, ni un hasard biologique.C’est une sensation
AelyaUn rayon doré s’insinue entre les rideaux, caresse les draps froissés, glisse sur la peau nue.Le silence est dense.Il ne repose pas.Il vibre.Saturé d’un parfum de cendres et de chair, d’ombre et de feu.Le genre de silence qui parle de ce qui s’est joué dans la nuit.Le genre de silence qui colle à la peau, comme un souvenir moite.Je suis blottie contre lui, jambes emmêlées, ventre encore tremblant.Chaque parcelle de mon corps se souvient.De ses mains brûlantes et froides à la fois.De ses crocs posés là, au bord de la folie.De sa voix rauque qui prononçait mon nom comme un secret païen.Chaque soupir, chaque gémissement, chaque cri est encore là, suspendu dans l’air tiède.Kael ne dort pas.Il ne dort jamais vraiment.Mais il ne bouge pas non plus.Son bras m’enlace, possessif, ancré.Son souffle glisse contre ma nuque avec une patience féline.Je pourrais rester là.Je pourrais prétendre que le monde n’existe plus.Mais mon corps a faim.Une faim qui n’a rien d’innocen
AelyaLa nuit s’est déployée comme un voile de velours noir, piqué d’étoiles.La pleine lune, ronde et éclatante, trône au-dessus de la clairière sacrée, baignant le cercle ancien d’une lumière froide et pure.Autour de nous, le bois se tait, comme respectant le poids du moment.Les arbres dressent leurs branches comme des sentinelles, témoins immobiles de ce pacte d’un autre temps.Le cercle du Conseil s’est déplacé ici, hors des murs d’obsidienne, pour cette cérémonie.Les membres du Conseil, vêtus de leurs toges sombres, portent leurs regards lourds de traditions et de doutes.Mais ce soir, la méfiance se mêle à une curiosité nouvelle, presque fragile, comme un bourgeon prêt à éclore.Les anciens, silhouettes fines et marquées par les ans, observent avec un mélange d’émotion et de gravité.Même ceux qui avaient tourné le dos à la paix ont trouvé le chemin, attirés par l’appel de ce renouveau.Kael se tient devant moi.Son port est fier, presque royal.Vampire dans chaque fibre de s
AelyaLe souffle de la brèche encore chaud contre ma peau, je sens peser sur mes épaules un silence plus lourd que la pierre noire qui nous entoure.Le cercle du Conseil, figé, les regards froids comme des lames, la Gardienne immobile, monument vivant de la mémoire. Tout semble suspendu, comme un battement retenu avant une tempête.Kael me tend la main.Je la saisis, ferme, déterminée, comme pour ancrer notre alliance dans un monde trop longtemps figé par la peur et les non-dits.Ce contact est plus qu’un simple lien. C’est un serment invisible qui vibre dans la chair, sous ma peau de louve, pulsant avec la force sauvage de ma lignée.Je sens affluer le sang de ma meute, chaud et rugissant dans mes veines.Je ne suis plus l’exilée, la reniée qui errait dans l’ombre des anciens.Je suis la voix qui hurle dans la nuit, la force sauvage qui refuse de se taire, la meute qui se rassemble.Autour de nous, le Conseil vacille.Certains fuient, déjà pris de panique.D’autres hurlent leur colèr
KaelJe sens la pierre vibrer sous mes pas.Elle ne tremble pas. Non.Elle me reconnaît.Pas seulement moi.Ce que je suis devenu.Ce que je suis redevenu.La Nuit sous la peau. L’ombre que même la lumière n’a pas su brûler.Le sang ancestral, froid et brûlant à la fois.Celui que le Conseil a voulu contrôler, dompter, effacer.Je marche, et chaque pas claque comme une fracture dans l’ordre figé.À mes côtés, Aelya. Sa main ne touche pas la mienne, mais je sens la force sauvage qui l’habite.La force d’une louve indomptée, reine des forêts, libre et farouche.Elle est droite, souveraine.Elle porte la meute dans ses veines, et pourtant, c’est vers moi qu’elle a marché.Vers la Bête. Vers le Vampire.Je sens son souffle plus court.Je perçois chaque battement de son cœur, rapide, vibrant.Les griffes du doute cherchent à la saisir, mais elle résiste.Parce qu’elle a choisi.Parce qu’elle me regarde comme aucun être ne m’a jamais regardé.Et moi… je brûle.Pas de peur. Pas de colère.Je