Sarah
Le vacarme des klaxons s’accroche à mes pas comme une seconde peau. Ce n’est plus un bruit : c’est une présence, un souffle continuel, âcre, nerveux. Les talons des passants claquent contre l’asphalte détrempé, et leurs visages sont fermés, tirés, pressés par l’urgence de vivre, ou juste celle de tenir debout encore un jour.
Une pluie fine tombe depuis l’aube. Elle ne mouille pas vraiment. Elle ronge. Elle s’infiltre. Elle s’insinue dans les fibres du manteau, dans les plis de la peau, jusque dans la cage thoracique. Je resserre ma capuche, enfonce les mains dans les poches, refuse de remettre ces gants troués que je traîne depuis deux hivers. Par fierté peut-être ou par obstination idiote. Il n’y a plus vraiment de différence, à force.
Encore un entretien inutile.
Encore des sourires figés et des regards fuyants. Le genre de phrases que j’ai appris à décoder : « Nous avons d’autres candidats », « Vous êtes… intéressante, mais… », « Nous vous recontacterons ». Personne ne rappelle , jamais. Ils ont déjà jeté mon CV avant que je quitte la pièce, j’en suis sûre.
Je marche vite , le froid me mord les mollets, la pluie me gifle doucement, et je n’ai plus assez d’illusions pour me réfugier dans la colère. Je suis fatiguée. Éreintée. Lessivée de moi-même.
L’arrêt de bus me nargue avec son écran cassé et sa pancarte « Service suspendu incident technique ». Parfait. Juste parfait. Je ris. Un petit éclat sec, sans joie. Une note de plus dans cette symphonie de la lose.
Alors je marche. Dix pâtés de maisons. Des immeubles gris, des vitrines vides, des cafés trop pleins où l’on rit trop fort. Les gens s’évitent. Ou m’évitent. Je ne sais plus. Je ne me regarde plus vraiment dans la glace. Pas envie de croiser la fille aux cernes profonds et aux rêves atrophiés.
La ville me glisse dessus. Ou peut-être suis-je en train de me dissoudre en elle.
Mais ce soir… il y a quelque chose dans l’air.
Je le sens d’abord dans mon dos. Une tension. Une vibration infime. Comme un souffle que je ne perçois pas, mais que ma peau, elle, capte immédiatement. Je traverse la petite ruelle près de l’ancien cinéma un lieu toujours désert, à l’éclairage vacillant, que je prends pourtant chaque soir.
Ce soir, ce n’est pas pareil.
Une odeur flotte. Différente. Pas les vapeurs de friture ou de gasoil auxquelles je suis habituée. Non. Quelque chose de plus brut. Une odeur de mousse, de bois mouillé, de vent passé sur la roche. Un parfum de dehors de sauvage.
Je m’arrête mon cœur s’emballe, sans logique.
Je me retourne mais il n'y a personne.
Le lampadaire projette une lumière jaune maladive sur les pavés humides. L’ombre d’une poubelle, un chat qui file. Rien d’autre.
Mais mon souffle s’est raccourci. Mon corps a compris quelque chose que ma tête ne peut encore formuler.
Je reprends ma marche, un peu plus vite. J’ai honte de ma peur. Honte de cette impression ridicule qu’on m’observe. Et pourtant… je n’arrive pas à m’en détacher. Je n’entends pas de pas. Mais je sens une présence. Quelque chose, quelque part, qui m’a reconnue avant même que je me rende compte que j’étais là.
Quand j’atteins enfin mon immeuble, je monte les quatre étages sans ascenseur, haletante. Les escaliers craquent, toujours les mêmes plaintes de vieux bois sous mes semelles détrempées. Je pousse la porte de mon studio, claque derrière moi, et m’y adosse.
Le silence me frappe de plein fouet.
Pas un son.
Même la pluie semble s’être tue.
Je reste là, contre la porte, les yeux clos, comme si je pouvais empêcher le monde d’entrer plus loin. Puis je souffle, jette mon sac, retire mes chaussures et me laisse tomber sur le lit, toute habillée.
Je ne pleure pas.
Je ne parle pas.
Je flotte.
C’est comme si plus rien ne m’atteignait, sauf ce battement-là, dans ma poitrine. Ce battement irrégulier, trop fort, trop vite. Comme un tambour dans une forêt.
J’allume une bougie une vieille trouvaille d’un marché, dont la senteur me suit depuis. Vanille, musc, et autre chose. Quelque chose d’ancien. Une note que je ne saurais nommer, mais qui fait vibrer quelque chose de profond, de lointain.
Je ferme les yeux. L’odeur m’enveloppe.
Et un frisson me traverse.
Pas de froid , de pressentiment.
Je me glisse sous la couverture. Mais le sommeil ne vient pas. Mes pensées tourbillonnent, sans forme précise. Un souvenir inventé. Une attente absurde.
Et, quelque part, très loin, ou tout près, il s’avance.
Il suit une trace que lui seul peut lire.
Ma trace.
Car ma peau, sans que je le sache, porte une marque invisible à l’œil nu mais gravée en moi , gravée depuis toujours.
ZAREKIls avancent.Lents. Silencieux.Leurs pas résonnent comme des échos mortels dans ce couloir étroit. Le néon au plafond clignote par saccades, jetant des éclairs blancs sur leurs visages masqués. On dirait des spectres vêtus de chair artificielle.Drystan lève son arme, tendu comme une corde prête à se rompre.Je n’ai même pas besoin de respirer pour savoir que ce ne sont pas des hommes.Leur odeur est fade, presque inexistante. Un vide.Ils ne respirent pas comme nous. Peut-être qu’ils ne respirent pas du tout.Sarah serre ma main.Son cœur bat vite, affolé, comme un oiseau prisonnier. Je sens sa peur, la brûlure de son sang qui pulse. Mais sous cette panique, quelque chose vibre… une chaleur sourde, presque vivante, qui remonte le long de mon bras. Comme si elle me contaminait de sa lumière.— Reste derrière moi, dis-je d’une voix basse et dure.— Qui… qui sont-ils ? souffle-t-elle.Je ne réponds pas. Pas maintenant. Le nom que je donnerais ne changerait rien.Les silhouettes
ZAREKJe marche , ou plutôt, je traîne ma carcasse meurtrie dans les couloirs glacés de l’hôpital. Chaque pas est un supplice. Mes côtes râlent, mes muscles protestent, comme si chaque fibre de mon corps hurlait de rester immobile. Mais je ne peux pas. Je ne peux pas attendre. Attendre, c’est mourir.Les néons au plafond clignotent, me déchirant les yeux. Le bruit métallique des chariots, plus loin, vrille mes nerfs. Ça résonne comme des chaînes dans ma tête. Tout sent le sang, le chlore, la peur. Une peur qui n’appartient à personne et à tout le monde, celle qui s’accroche aux murs, aux rideaux de plastique, aux corps qui passent.Drystan me suit, un pas derrière, son souffle plus court que d’habitude. Je sens son regard me transpercer, lourd de reproches et d’inquiétude.— Zarek, tu n’es pas en état…Sa voix est un grondement, bas et tendu, comme un chien prêt à mordre. Je ne réponds pas. Je l’ignore.Le bloc C n’est plus très loin. Je le sais. Je le sens. Ou plutôt… je la sens.Un
ZAREKLe matin racle la surface de la ville comme une lame sale.Rien n’est pur ici. Pas la lumière. Pas l’air. Pas même les regards.J’observe la ville du haut de la baie vitrée de la suite.Tout n’est que vacarme et vertige. Un chaos mécanique qui me donne la nausée.Drystan entre sans frapper, les bras croisés, l’air tendu.— Elle dort encore, dit-il. Je crois qu’on lui a injecté quelque chose. Elle a des marques dans le cou.Je ne réponds pas.Je fixe la rue en contrebas. Les gens qui marchent vite, pressés, emmitouflés dans leurs existences creuses.Ils ne sentent rien.Ils ne savent rien.Mais moi, je sais. Quelque chose ici pue l’ancien. L’éveil. La mutation.— On ne peut pas rester cloîtrés ici. Pas si on veut la trouver.Drystan acquiesce.— J’ai repéré un garage. On peut louer un véhicule discret, équipé. Sans puce de géolocalisation. Marché noir.— Parfait. Discrètement. Pas de questions.Il hoche la tête et quitte la pièce.Je passe mes doigts sur ma nuque.La sensation de
ZarekJe marche dans la nuit.L’air est glacé, sec, tranchant comme une lame.La forêt derrière moi gronde de frustration, comme si elle sentait que j’abandonne une terre qui m’était acquise.Mais je ne peux pas rester.Je ne dois pas rester.Rien ici ne m’a parlé , ni chair , ni âme.Et pourtant… quelque chose, dans cette brume, murmure que je ne suis pas si loin.Mais pas assez proche non plus.— Tu crois que ça peut être une humaine ?— Ce n’est pas une humaine.Je crache les mots dans l’air comme un poison que je refuse d’avaler.Drystan relève la tête, surpris.— Tu y penses encore, à cette fille fiévreuse ?Je serre les poings.— Un roi ne se lie pas à une humaine. C’est contre toute nature. Contre la Loi.Il hoche la tête. Mais je sais qu’il n’est pas convaincu.Et pire encore : je ne le suis pas non plus.Il y avait dans ce nom murmuré, dans la tension de l’air, dans le regard fiévreux qu’elle m’a lancé avant de perdre connaissance…quelque chose qui a fait tressaillir mon omb
ZarekLe vent mord.Il ne caresse plus, il lacère.Chaque rafale est une gifle, chaque flocon une écharde.La forêt change, plus on s’approche des frontières du sud. Moins de conifères. Plus de cendres dans l’air. Et une odeur que je ne supporte pas : celle de l’humain.Je monte à cheval depuis trois jours. À côté, Drystan garde le rythme, infatigable, les sens en alerte. Sa fidélité est une ancre, sa présence, un mur entre moi et la folie qui me guette.Il est le seul à m’accompagner. Le seul à ne pas me regarder comme un roi condamné.Il est né avec moi, a combattu avec moi, a hurlé sous la même lune.Et parfois, il ose me dire ce que d’autres n’oseraient même pas penser.— Tu t’épuises, Zarek.Je serre la mâchoire. Mon regard fouille les ombres mouvantes des arbres. Un bruit, un parfum, une silhouette. J’attends. Je guette.Mais rien.Encore.— Ce n’est pas de l’épuisement, Drystan. C’est de l’instinct. Il est plus fort que moi. Je le sens. Elle n’est plus loin.Il grogne, lève les
SarahLe vacarme des klaxons s’accroche à mes pas comme une seconde peau. Ce n’est plus un bruit : c’est une présence, un souffle continuel, âcre, nerveux. Les talons des passants claquent contre l’asphalte détrempé, et leurs visages sont fermés, tirés, pressés par l’urgence de vivre, ou juste celle de tenir debout encore un jour.Une pluie fine tombe depuis l’aube. Elle ne mouille pas vraiment. Elle ronge. Elle s’infiltre. Elle s’insinue dans les fibres du manteau, dans les plis de la peau, jusque dans la cage thoracique. Je resserre ma capuche, enfonce les mains dans les poches, refuse de remettre ces gants troués que je traîne depuis deux hivers. Par fierté peut-être ou par obstination idiote. Il n’y a plus vraiment de différence, à force.Encore un entretien inutile.Encore des sourires figés et des regards fuyants. Le genre de phrases que j’ai appris à décoder : « Nous avons d’autres candidats », « Vous êtes… intéressante, mais… », « Nous vous recontacterons ». Personne ne rappel