LOGINZarek
Le vent mord.
Il ne caresse plus, il lacère.
Chaque rafale est une gifle, chaque flocon une écharde.
La forêt change, plus on s’approche des frontières du sud. Moins de conifères. Plus de cendres dans l’air. Et une odeur que je ne supporte pas : celle de l’humain.
Je monte à cheval depuis trois jours. À côté, Drystan garde le rythme, infatigable, les sens en alerte. Sa fidélité est une ancre, sa présence, un mur entre moi et la folie qui me guette.
Il est le seul à m’accompagner. Le seul à ne pas me regarder comme un roi condamné.
Il est né avec moi, a combattu avec moi, a hurlé sous la même lune.
Et parfois, il ose me dire ce que d’autres n’oseraient même pas penser.
— Tu t’épuises, Zarek.
Je serre la mâchoire. Mon regard fouille les ombres mouvantes des arbres. Un bruit, un parfum, une silhouette. J’attends. Je guette.
Mais rien.
Encore.
— Ce n’est pas de l’épuisement, Drystan. C’est de l’instinct. Il est plus fort que moi. Je le sens. Elle n’est plus loin.
Il grogne, lève les yeux au ciel.
— Tu dis ça à chaque village. Et à chaque fois, tu reviens le regard plus sombre, les griffes plus proches de la peau. À ce rythme-là, c’est toi que tu vas déchirer.
Il a raison.
Mais j’ignore la douleur.
Je suis un Alpha. Un roi. Un fils de la Lune Rouge.
Et surtout, je suis condamné.
Le soleil décline derrière les cimes. Nous atteignons un hameau isolé. Quelques chaumières, un puits, des regards fuyants à travers les volets. Des rumeurs m’ont précédé, comme toujours.
« Le roi des bêtes… le loup aux yeux d’orage… le condamné. »
Ils ne m’accueillent pas.
Ils me tolèrent.
Nous interrogeons. Nous observons.
Je hume l’air, traque la moindre trace.
Mais rien. Encore un village sans elle.
Et pourtant… la brûlure dans ma poitrine ne faiblit pas.
Je sens sa présence.
Pas ici.
Mais plus loin.
Vers la ville.
Vers le sud.
Là où vivent les humains.
Drystan m’attrape par le bras alors que je tourne déjà les rênes.
— Tu sais ce que ça veut dire, Zarek.
— Je sais.
Je sais que les lois sont claires.
Un Alpha ne s’unit pas à une humaine. Le lien brise sa chair. La tue. Et s’il renonce, c’est son âme qui se meurt.
Mais je n’ai plus le luxe d’ignorer les signes.
La forêt me parle.
Mes crocs me brûlent.
Ma bête hurle à l’intérieur de moi chaque nuit.
Elle est vivante. Et elle m’appelle.
Je fixe Drystan. Mon regard est sec, brut.
— Si c’est elle… je ne peux plus reculer.
— Et si tu la tues en la trouvant ?
Je ferme les yeux un instant.
Je n’ai pas de réponse à ça.
Mais je sais que ne pas la chercher me tuera aussi sûrement.
Je suis déjà en train de disparaître.
Je dors moins.
Je perds le contrôle.
Je rêve d’yeux que je n’ai jamais vus.
De mains qui me touchent sans m’atteindre.
Et l’autre nuit… j’ai vu son visage dans les flammes.
Pas très net.
Mais ses yeux.
Clairs. Infinis. Solitaires.
Perdus dans une ville de béton et de froid.
Je ne sais pas son nom.
Mais ma bête, elle, la reconnaît.
Elle l’a reconnue bien avant moi.
Drystan grogne.
— Si les Anciens l’apprennent…
— Ils l’apprendront.
— Et alors ?
— Alors je les tuerai.
Silence.
Il comprend que je ne bluffe pas.
Je suis un roi.
Et je suis prêt à faire couler le sang pour une humaine que je n’ai jamais touchée.
Parce qu’elle est mienne.
Et que je suis à elle.
Même si cela doit me détruire.
Nous reprenons la route à l’aube.
Mais c’est là-bas que son odeur m’appelle.
Musc , vanille et cette note ancienne… que même la lune a reconnue.
Je ne sais pas comment elle survivra à ce lien.
Mais je sais que je suis en train de mourir sans elle . Et bientôt…
nous nous verrons.
Et là,
le véritable combat commencera.
Le village est niché dans un creux de colline, caché par des pins tordus et un brouillard épais comme un soupir. On ne le voit pas venir. On le devine.
Un lieu qui a appris à se faire oublier pour survivre.
Le silence est total quand nous franchissons le vieux portail de bois.
Pas un cri d’enfant. Pas un aboiement.
Seulement le grincement de la roue du puits, et le bruit de nos pas dans la boue gelée.
Drystan grogne doucement, mais ne dit rien.
Ils savent qui nous sommes.
Et ils savent pourquoi nous sommes là.
Un vieil homme nous attend au centre du hameau, devant l’autel de pierre que les villages frontaliers dressent encore pour honorer les pactes anciens.
Il incline la tête, mais ne plie pas le genou.
— Mon roi.
Je descends de cheval, fixe son regard trouble.
— Elles sont prêtes ?
Il hoche lentement la tête.
— Elles attendent , dans la grange. Comme le veut la coutume.
Je n’aime pas cette partie.
Mais je ne peux pas y échapper.
Les anciens l’ont ordonné : lorsqu’un Alpha est en quête, les jeunes femmes en âge d’être liées doivent se présenter à lui.
Non pas pour séduire.
Mais pour que l’Alpha… ressente.
Car la Marque ne se voit pas à l’œil nu , elle se perçoit. Elle brûle à travers le lien.
Et le corps nu, sans parfum, sans tissu, est le seul miroir assez pur pour que l’âme du loup perçoive la sienne.
La grange est grande, vide, froide. Des torches crépitent sur les murs de pierre.
Elles sont là.
Une quinzaine.
Alignées, debout. Les yeux baissés. Le souffle court.
Certaines tremblent. D’autres s'efforcent de se tenir droites.
Leurs vêtements sont pliés près d’elles.
Leur peau offerte à la tradition.
À moi.
Je sens Drystan se tendre derrière moi, mal à l’aise.
Je m’avance, lentement sans un mot.
Je passe devant chaque jeune femme.
Je respire leur présence.
Je laisse mon regard croiser leur essence.
Pas leur chair , leur vérité.
Mais rien ne répond en moi.
Ma bête dort.
Aucune n’est celle que je cherche.
Je m’arrête devant la dernière.
Elle a les yeux noirs, farouches, et le menton haut.
Elle n’a pas peur.
Mais elle n’est pas marquée non plus.
Je me détourne.
— Ce n’est pas ici.
Le vieil homme soupire.
— Vous êtes sûr ? Il y a une fille qui vit plus bas, chez la vieille guérisseuse… elle n’est pas venue. Trop fiévreuse. Trop faible. Une humaine de sang mêlé, une orpheline recueillie.
Je tourne la tête vivement.
— Une humaine ?
— Sa mère l’était. Son père… on n’a jamais su.
Mon cœur se serre.
Le lien… peut-il survivre dans un sang mêlé ?
Drystan s’approche, la voix basse.
— Si elle est moitié
humaine… la marque peut être là. Endormie. Diluée.
Je ferme les yeux.
Ma bête se réveille.
Elle s’agite , gratte hurle doucement.
Pas de doute , je dois la voir.
Et si elle est celle que je cherche… je n’aurai plus le droit à l’erreur.
ZarekPlus tard, après avoir partagé le repas du soir avec Kaël , un repas silencieux mais paisible, où il a croqué une pomme avec un intérêt neuf , elle l’a regardé partir vers ses quartiers avec le Vieux. Puis elle m’a pris la main et m’a conduit ici, dans la chambre que nous partageons depuis que nous sommes devenus Alphas, elle et moi.Elle ne m’a pas parlé de la Meute, des Anciens, des frontières qui s’agitent. Elle a défait les agrafes de ma tunique de cuir, une à une, avec une lenteur qui n’avait rien de cérémonieux, mais tout d’un rituel. Ses doigts étaient froids sur ma peau chaude, et je fermais les yeux, laissant les tensions du jour se dissoudre sous ce simple contact.Maintenant, elle dort. Mais moi, je veille. Je suis rassasié d’une manière différente. Plus profonde.Un frisson la parcourt. Ses paupières tremblent, puis s’ouvrent. Dans la pénombre, ses iris d’or captent la lueur lunaire, la transformant en une lueur de braise. Elle me regarde, sans surprise, comme si ell
ZarekGaren incline la tête. — À ton ordre, Alpha.Je referme la porte. La lourde pierre s’interpose à nouveau entre nous et le territoire.Kaël a entendu. Son souffle s’accélère.— Tu dois y aller.— Oui.— Et… et si je ne suis jamais prêt ? Si je ne peux jamais sortir, les affronter, être ce qu’ils veulent ?Je reviens vers lui, m’agenouille dans la paille éparpillée près de son nid de fortune. Je suis à sa hauteur.— Alors tu ne sortiras pas. Et je gouvernerai depuis cette tanière si nécessaire. La Meute peut attendre. Elle a attendu des tours de lune, elle peut attendre encore. Toi, tu as attendu dans le noir. Ton attente est terminée. La leur peut commencer.Je pose une main sur son épaule, à travers la laine de la peau d’ours. Un contact ferme, réel.— Je reviendrai avant que le soleil soit haut. Nous chasserons ensemble. Et puis, si tu en as la force, nous irons voir cette liane aux fleurs pâles.Il met sa main sur la mienne, un geste timide mais délibéré. Son contact est froi
ZarekLa Louvée perce. Pas en rugissement de couleur, mais en une lente morsure de lumière qui grignote les ombres, filtrant par les fissures du roc. Elle lave les coins, révélant le granit nu, les peaux étalées, la réalité âpre de cette tanière qui est mon territoire et mon piège.Je n’ai pas dormi. Ma veille a été une transe de pierre, un lent combat contre la raideur qui a pris mes muscles, un dialogue muet avec le Loup en moi. Il a tourné autour de la paix fragile de ce lieu, attiré et repoussé à la fois par ce qu’il ne peut saisir : la chaleur du foyer, la vulnérabilité exposée, le don silencieux. Il grondait des avertissements. La faiblesse offerte au ventre. Le lien qui entrave. Demain, la Meute viendra, et elle verra un Alpha amolli, un héritier au flanc ouvert. Je l’ai laissé gronder. Ses raisons sont de griffe et de croc, logiques dans son monde de survie et de force brute. Mais elles résonnent dans le vide, ce matin. Car un autre son les couvre : le souffle régulier, paisib
ZarekLe silence est une entité vivante dans la pièce. Il épouse le rythme de la respiration de Kaël, le crépitement mourant des bûches, le battement sourd de mon propre sang dans mes tempes. Je ne bouge pas. La pierre du sol est froide sous moi, transmettant son froid patient à travers les cuirasses de cuir et de chair, mais je l’accueille. Cette douleur-là est concrète. Elle m’ancre.Je le regarde dormir.Son visage, dans la lueur dansante, est à la fois étranger et infiniment connu. Les cernes profonds sous ses yeux parlent d’un épuisement qui va bien au-delà du corps. Ses traits sont tirés, affûtés par l’épreuve, mais dans le relâchement du sommeil, une fragilité d’enfant resurgit. Un garçon. Mon garçon. Enroulé dans les peaux de bêtes comme dans un second cocon.Un spasme traverse son corps. Un gémissement étouffé s’échappe de ses lèvres. Ses doigts se crispent sur la couverture.Mon propre corps se tend, prêt à bondir. Mais je reste immobile. Attentif.— Non…, murmure-t-il dans
ZarekLa pièce principale est telle que je l’ai laissée, et pourtant, tout est différent. Le feu crépite joyeusement dans la grande cheminée, projetant des danses d’ombre sur les tapisseries représentant des scènes de chasse. Un grand bassin en cuivre est déjà rempli d’eau fumante près du foyer. Des vêtements propres – une tunique simple, des braies épaisses, une cape en laine – sont pliés sur un coffre. Une table basse supporte un pichet, une miche de pain noir et un bol couvert.C’est un sanctuaire. Isolé du reste de la forteresse. Protégé.La porte se referme derrière nous avec un bruit sourd, coupant net les murmures, les regards, le monde extérieur.Le silence qui suit est presque assourdissant. Seul le crépitement du feu l’habite.Kaël lâche enfin ma main. Il reste immobile au milieu de la pièce, les bras ballants, comme perdu. Il tourne lentement sur lui-même, regardant les murs, le plafond voûté, les flammes. Son souffle est court, rapide.— C’est… c’est trop, finit-il par dir
ZarekLe pont-levis frappe le sol comme un glas. Le son résonne dans la cour de la forteresse, étouffant pour un instant le murmure du vent, le crépitement des torches. La lumière danse, avare, sur les visages figés.Nous sommes dans la gueule de la pierre. Sous l’arche de la porte principale, le monde se rétrécit à un tunnel de regards. Des soldats en armure ternie, des serviteurs en haillons épais, des écuyers, des forgerons sortis de leur forge. Tous figés. Tous silencieux.Leurs yeux ne sont pas sur moi.Ils sont sur Kaël.Ils dévorent la vision de l’enfant fantôme, du prince perdu, debout à côté du roi revenu des ombres. Je le sens se raidir, sa petite main se crisper dans la mienne comme une griffe d’oiseau effrayé. Il se colle à ma jambe, cherchant un abri que je ne peux plus lui offrir. Pas ici. Plus maintenant.L’air est chargé d’une incrédulité si dense qu’on pourrait la trancher au couteau. Puis, un murmure naît, un souffle collectif. Un nom chuchoté, comme une incantation.







