Aïcha fixait le professeur Ndiaye, le cœur battant à tout rompre. Ses mots résonnaient encore dans sa tête, comme un écho lointain.
"Ce masque appartient à une confrérie secrète... Il est la clé d’un mystère qui n’a jamais été résolu."
Elle baissa les yeux vers l’objet posé sur le bureau. Son simple regard lui donnait l’impression qu’une énergie sourde émanait de l’ivoire sculpté. La pièce semblait s’être refroidie d’un degré, ou peut-être était-ce simplement elle qui frissonnait sous le poids de cette révélation.
— Que suis-je censée faire maintenant ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
Le professeur Ndiaye croisa les mains sur la table et la fixa d’un regard grave.
— Tout dépend de toi, Aïcha. Maintenant que tu sais que ce masque est bien plus qu’un simple objet, es-tu prête à en découvrir la vérité ?
Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Était-elle prête ?
Tout en elle lui criait de fuire. De refermer cette porte avant qu’il ne soit trop tard. De tout oublier et de retourner à sa vie d’étudiante, de chercheuse, loin de ces secrets qui sentaient l’interdit.
Mais une autre part d’elle, plus profonde, plus intime, lui murmurait qu’elle ne pourrait jamais tourner le dos à ce mystère.
Elle se mordit la lèvre, tira nerveusement sur la manche de sa robe, puis prit une profonde inspiration.
— Et si je refuse ?
Le professeur Ndiaye laissa échapper un soupir et se leva lentement, faisant craquer les jointures de ses doigts. Il alla jusqu’à la grande fenêtre qui donnait sur la cour de l’université et contempla un instant les étudiants qui allaient et venaient.
— Alors je te conseillerais de t’en débarrasser. Enterre-le, enferme-le quelque part… mais sache que ce genre de choses a une façon de revenir à nous, quoi qu’on fasse.
Un frisson lui parcourut l’échine.
— Et si j’accepte ? demanda-t-elle d’une voix plus basse.
Ndiaye se retourna lentement vers elle, le visage fermé.
— Alors tu devras être prête à affronter des vérités que peu de gens peuvent supporter.
Aïcha sentit son estomac se nouer.
Elle jeta un regard au masque. Il était là, immobile, et pourtant il semblait peser une tonne. Ce n’était plus un simple objet. C’était un fardeau, un héritage ancestral, un appel silencieux qui l’enveloppait sans qu’elle puisse y résister.
Elle savait, au fond d’elle, qu’elle ne pouvait pas reculer.
Elle tendit la main vers le masque et effleura l’ivoire du bout des doigts. Une sensation de chaleur lui parcourut la paume, comme si l’objet répondait à son contact.
Elle inspira profondément.
— Je veux savoir.
Le regard du professeur Ndiaye s’assombrit, mais il acquiesça lentement.
— Très bien. Mais alors nous devons être prudents.
Il se dirigea vers l’une des étagères encombrées et tira un manuscrit relié en cuir, usé par le temps. Il le posa devant elle avec précaution.
— Ce livre contient les rares traces historiques sur cette confrérie. Il ne répondra pas à toutes tes questions, mais il pourrait nous donner un point de départ.
Aïcha ouvrit le carnet, ses doigts effleurant les pages jaunies avec une nervosité contenue. À l’intérieur, elle découvrit des dessins anciens, des symboles gravés, des textes écrits dans une langue qu’elle ne reconnaissait pas.
Mais soudain, son regard se figea sur une illustration.
Un masque.
Son masque.
Elle sentit son souffle se bloquer.
— Professeur… C’est exactement le même.
Le vieil homme hocha lentement la tête.
— Je le sais.
Elle tourna les pages frénétiquement, découvrant des récits de voyageurs, des extraits de lettres anciennes mentionnant un masque légendaire, un artefact que des rois et des pillards avaient recherché sans jamais pouvoir le posséder véritablement.
Son cœur battait si fort qu’elle en avait mal à la poitrine.
— Selon ces écrits… murmura-t-elle, son regard suivant les lignes tremblantes d’une lettre datée de plusieurs siècles. …le masque serait la clé d’un tombeau caché.
Le professeur Ndiaye hocha la tête.
— Un tombeau, oui. Mais pas n’importe lequel. Selon les légendes, il abriterait les secrets d’un royaume perdu. Un savoir que certains considèrent comme sacré, et que d’autres… sont prêts à tuer pour obtenir.
Aïcha sentit une vague de chaleur monter en elle.
— Donc… ce n’est pas seulement un objet historique ?
— Non, ma fille. C’est bien plus que cela. Ce masque pourrait être la carte d’un lieu oublié depuis des siècles.
Un silence pesant s’installa.
Aïcha referma doucement le livre et posa ses mains sur ses genoux pour contenir le tremblement qui menaçait de la submerger.
— Si c’est vrai… alors quelqu’un d’autre doit être au courant.
Ndiaye la regarda, grave.
— C’est fort probable. Si ton grand-père te l’a donné, c’est qu’il savait que le moment était venu de dévoiler ce secret. Et si quelqu’un d’autre était au courant… alors ils pourraient venir le chercher.
Aïcha sentit une sueur froide couler dans son dos.
L’impression d’être observée.
L’air glacé sous sa porte.
Le chuchotement dans la nuit.
Et si… elle n’avait jamais été seule depuis le début ?
Son cœur s’accéléra.
— Il faut que je rentre.
Ndiaye posa une main sur son épaule, un geste de réconfort qui contrastait avec la gravité de la situation.
— Fais attention à toi, Aïcha. Et surtout… ne parle de cela à personne d’autre.
Elle hocha la tête, mais une angoisse sourde l’étreignait déjà.
Elle fourra le masque dans son sac et sortit précipitamment du bureau.
Elle devait rentrer. Vite.
Mais alors qu’elle descendait les marches de l’université, une étrange sensation s’empara d’elle.
Un pressentiment.
Quelqu’un l’observait.
Elle accéléra le pas, serrant son sac contre elle.
Et lorsqu’elle arriva enfin devant chez elle, elle s’arrêta net.
La porte de son appartement était entrebâillée.
Le masque d’ivoire restait là.Silencieux.Non gardé. Non protégé. Non surveillé.Il n’était plus ce qu’il fut.Il n’était plus symbole, menace, ni secret.Il était présence.Et parfois, quand le soleil descendait juste assez bas, son ombre dessinait non pas un visage… mais un sentier.Dior venait souvent s’asseoir à côté.Elle parlait peu.Elle écoutait surtout.Les arbres. Le vent. Les pas des enfants qui couraient dans le champ.Et parfois, elle écrivait une phrase dans son carnet, sans explication.Ce jour-là, elle nota :“Les ancêtres ne veulent pas qu’on les prie. Ils veulent qu’on marche.”À des milliers de kilomètres, une vieille femme coréenne entendit parler du masque. Elle envoya une lettre manuscrite. Elle disait :“Dans ma langue, nous avons un mot qui signifie : ‘souvenir qui fait respirer’. Je n’ai jamais su comment l’écrire. Mais je crois qu’en voyant votre projet, j’ai compris ce qu’il voulait dire.”Ils l’accrochèrent sur le mur de la Maison.En dessous, un
La nuit tombait doucement sur le village.Une de ces nuits où l’on ne sait plus si l’on veille ou si l’on rêve debout.Le ciel avait cette couleur entre le bleu et le cuivre, et les grillons chantaient avec un calme ancien.Dior marchait pieds nus dans le champ.Depuis qu’elle avait touché la feuille marquée d’or, quelque chose s’était ouvert en elle.Elle ne savait pas quoi.Elle n’avait pas cherché à comprendre.Elle avançait.Comme guidée par une mémoire qui n’était pas la sienne.Un vieil homme l’attendait sous le manguier.Il s’appelait Abdourahmane. Il ne parlait presque plus.Mais quand Dior s’assit à côté de lui, il parla pour la première fois depuis des mois.— Tu sais ce qu’elle m’a dit, moi aussi ?Dior leva les yeux.— Qui ? Maïssa ?Il sourit.— Non. Celle d’avant Maïssa. Celle qu’on n’a jamais vue. Celle que personne ne dessine, mais qu’on reconnaît dans l’odeur de certaines pluies.Dior l’écoutait, concentrée.— Elle m’a dit : “Tu n’as pas besoin de nom pour entrer dans
Le jour se levait lentement sur le champ de Joal. La lumière traversait les feuillages comme un souffle ancien revenu. Les ombres s’étiraient en silence. Tout semblait attendre quelque chose.Mais personne ne savait quoi.Ce matin-là, Moulaye se leva avant les autres.Il portait le carnet de Maïssa contre sa poitrine.Il l’avait lu. Pas d’une traite.Mais comme on lit un chant : une page par semaine. Une respiration après chaque mot.Il avait compris.Maïssa ne lui avait pas confié un rôle.Elle lui avait offert une ouverture.À quelques kilomètres de là, dans une maison sans nom, une vieille femme que personne ne connaissait lisait une lettre.Elle la tenait avec précaution, comme on tient un œuf fragile.C’était une lettre écrite à la main, dans une calligraphie douce.On pouvait y lire :“Si tu lis ceci, c’est que la chaîne n’a pas été brisée.Que l’histoire a franchi encore une bouche.Alors… parle à ton tour.Mais sans chercher l’écho.Laisse la parole descendre jusqu’à la plante
Ce matin-là, il n’y avait pas de vent.Pas un frisson dans les feuilles du manguier.Mais dans l’air… quelque chose vibrait.Dans la cour de la Maison de la Mémoire, un groupe d’enfants attendait. Assis en cercle. Silencieux. À peine remuants. On aurait dit qu’ils savaient — sans qu’on leur ait dit — que ce jour n’était pas comme les autres.Maïssa les rejoignit, vêtue simplement, les traits paisibles, les yeux un peu plus fatigués que la veille.Elle les regarda, puis s’accroupit au centre du cercle.Elle murmura :— Aujourd’hui, je vais vous dire… ce que je n’ai jamais dit à personne.Les enfants se redressèrent légèrement, instinctivement.— Je n’ai jamais su pourquoi le masque m’avait choisie.Un silence.— Mais je crois que ce n’est pas moi qu’il avait vue. C’était vous.Et il savait… qu’il fallait quelqu’un pour tenir l’embrasure de la porte, en attendant que vous puissiez la franchir seuls.Elle leva les yeux.— Vous êtes prêts ?Des hochements de tête. Lents. Intenses.Elle so
La saison des pluies était revenue.Pas brutale. Pas silencieuse non plus.Une pluie lente, nourricière. Celle qui frappe les tôles comme un tambour de souvenir. Celle qui fait pousser les choses enfouies, qu’on avait oubliées — ou qu’on n’osait plus nommer.Dans le champ de Joal, les pousses issues du Rituel des Germes avaient grandi. Certaines étaient devenues des buissons, d’autres des fleurs sauvages, et une — plus solide — commençait à former un tronc.Personne ne savait vraiment ce qui avait été planté là.Mais tout le monde savait qui.Et surtout pourquoi.Maïssa marchait entre les hautes herbes, son foulard roulé autour du cou.Elle s’arrêtait parfois pour observer les feuilles, sentir l’écorce, écouter un bourdonnement. Elle n’attendait rien de la nature. Elle ne demandait plus.Elle était simplement présente.Elle se souvenait de ce qu’avait dit le passeur, autrefois :“Le quatrième masque est en toi. Il écoute.”Depuis, elle avait compris : le masque ne couvrait plus son vi
Dans la petite cour de sa maison, Maïssa traçait des lettres dans la terre.Elle n’écrivait pas pour être lue.Elle écrivait pour ressentir.Des lettres en wolof, en peul, en sérère, en bambara, en langue qu’elle ne parlait pas mais que son corps reconnaissait.Une voisine la regardait souvent faire. Elle demandait parfois :— Tu fais des cartes ?Et Maïssa répondait :— Non. Je trace les chemins qu’on n’a pas pris. Et je les laisse s’effacer.Car ce qu’elle cherchait à laisser, ce n’était pas une œuvre.C’était une empreinte souple. Une mémoire qui s’adapte. Qui se dépose, et repart si elle n’est pas accueillie.Dans un village du Saloum, une enfant organisa la première “veillée de l’eau”.Elle avait sept ans.Son père était pêcheur. Sa mère, muette depuis l’accident du port.Un soir, l’enfant dit :— Moi je vais parler pour elle. Et pour l’eau. Et vous m’écoutez, mais vous devez fermer les yeux.Ils s’exécutèrent.Et elle dit :“L’eau n’aime pas qu’on l’appelle ‘ressource’.Elle pré