Le lendemain matin, le port grouillait déjà de vie lorsque Noham arriva. Le soleil n’avait pas encore percé la brume, mais les voix criaient, les moteurs grondaient, et l’odeur du poisson frais mêlée à celle du gasoil saturait l’air.
Comme chaque fois qu’il travaillait au port, il aida son père à décharger les paniers. Le vieil homme râlait en silence, mais ses gestes étaient précis, presque mécanique. Il avait ce genre de rudesse bienveillante que Noham avait appris à connaître depuis longtemps.
— Dépêche-toi un peu, fiston. Le patron du chantier nous attend pour qu’on lui apporte les planches à neuf heures. On doit finir ici avant ça.
Noham hocha la tête. Il avait l’habitude, depuis qu’il avait onze ans, à travailler avec lui dès qu’il n’avait pas école. Et même parfois quand il en avait. Il était obligé, ils devaient gagner toujours un peu plus chaque jour.
Mais ce matin-là, quelque chose clochait. Il le sentit immédiatement.
Noham marchait d’un pas rapide, le sac usé de son père sur l’épaule, prêt à le rejoindre sur le chantier où il avait été appelé plus tôt. Il venait à peine de terminer ses tâches du matin — déchargement de cageots, tri de poissons, nettoyage du quai — et déjà, une autre journée commençait.
Il ne s’attendait pas à croiser qui que ce soit.
Mais il était là.
Un homme, debout à quelques mètres, immobile, les mains dans les poches. Grand, massif, vêtu d’un long manteau sombre malgré la chaleur déjà pesante. Ce n’était pas un habitué du port. Son visage était calme, mais ses yeux… Noham s’y attarda un instant, malgré lui. Il y avait dans ce regard une lueur indéchiffrable. De la surprise. De la curiosité. Mais aussi… de la tendresse ? Ou de la peine ?
L’homme ne disait rien. Il l’observait. Intensément. Comme si Noham était un mirage qu’il craignait de voir disparaître.
— Tu t’appelles comment ? demanda-t-il finalement d’une voix posée.
Noham se raidit.
— Ça ne vous regarde pas.
Il s'apprêta à le contourner, mais l'homme fit un pas de côté, bloquant doucement son passage sans geste brusque.
— Je ne veux pas te faire peur, ni t’empêcher de partir. C’est juste que… tu n’es pas censé être à l’école à cette heure-ci ?
— Et alors ? Ce n’est pas vos affaires.
— Tu travailles ici ?
Noham serra la mâchoire.
— J’aide ma famille. Je n’ai pas besoin de me justifier.
— Tu n’es qu’un enfant, dit l’homme plus doucement.
— Je suis plus un enfant, répliqua-t-il en le fixant durement.
Un silence tendu s’installa.
Puis l’homme hocha lentement la tête, comme s’il comprenait.
— Tu as raison, dit-il enfin. Mais ça ne devrait pas être ton rôle. Ce n’est pas à toi de porter tout ça.
— Je n’ai pas le choix.
— Et si je pouvais t’aider ?
Noham plissa les yeux, méfiant.
— Pourquoi vous feriez ça ? Vous ne me connaissez même pas.
— Peut-être. Mais… j’aimerais apprendre à te connaître. Et j’aimerais… faire quelque chose pour ta famille. Je voudrais te proposer du travail.
— Quel genre de travail?
L’homme le regarda longuement, un sourire triste effleurant ses lèvres.
—Si tu le veux bien, j’aimerais qu’on se revoie demain. Ici, à la même heure.
Noham hésita. Il ne connaissait pas cet homme. Et pourtant… une voix plus sourde, plus lointaine, murmurait autre chose. Comme un écho ancien.
—Je ne sais pas si je serais disponible demain.
—Peu importe, je t’attendrai ici. Jusqu’à dix heures.
Noham acquiesça et s’éloigna doucement.
L’homme ne bougea pas lorsqu’il partit, mais son regard, lui, resta suspendu à sa silhouette jusqu’à ce qu’il disparaisse au détour du quai.
Noham ne s’était pas retourné. Pas une seule fois.
Mais en rejoignant son père sur le chantier, une étrange tension lui nouait les entrailles. Toute la journée, il s’efforça de se concentrer, de suivre les gestes, de répondre aux appels, de tenir debout. Pourtant, il n’arrivait pas à chasser le visage de l’homme. Ses yeux surtout. Ce regard qui l’avait traversé comme une vérité enfouie.
Il se disait que ça ne voulait rien dire. Qu’il n’avait pas le temps pour ces étrangetés. Et pourtant… il ne cessait d’y penser.
Il avait dit demain.
Et malgré lui, Noham comptait déjà les heures.
Sur le chantier, la chaleur montait déjà. Le ciment collait à la peau, les échardes s’infiltraient sous les ongles, et la poussière entrait jusque dans la gorge. Le travail n’en finissait jamais, toujours plus rude, plus exigeant, plus lourd. Et pourtant, ce matin-là, ce n’était pas la fatigue qui accablait Noham. C’était l’agitation silencieuse en lui.
Il se surprenait à lever la tête trop souvent, comme s’il s’attendait à le revoir. Cet homme. Ce regard. Comme si l’étrange promesse flottait encore dans l’air.
— Arrête de rêvasser ! lança son père en posant une planche sur sa brouette. Faut pas laisser traîner ton esprit ici. Tu veux qu’on se coupe un doigt ?
Noham secoua la tête et reprit le travail, sans répondre. Il sentait déjà les muscles de son dos tirer, les épaules crisper. D’ordinaire, il ne se plaignait jamais. Mais aujourd’hui, quelque chose le perturbait.
À la pause de midi, il s’assit un peu à l’écart, dos au mur de béton à moitié monté. Il mâchait sans appétit les restes de riz sec et de haricots froids. Les voix des autres résonnaient autour de lui, mais il n’écoutait pas. Ses pensées s’entremêlaient, confuses. Pourquoi cet homme l’avait-il abordé ? Et surtout… la façon dont il l’a regarder, comme si il le connaissait.
Depuis quelques années déjà, Noham sentait au fond de lui un vide étrange. Une sensation d’être à part. Comme si une partie de lui appartenait à un monde qu’il n’avait jamais vu, qu’il ne pouvait nommer. Il mettait ça sur le compte de son passé flou, de son enfance sans souvenir, de ce nom qu’on lui avait donné comme on donne une étiquette à un objet perdu.
Mais parfois, des cauchemars revenaient. Des forêts sombres. Des cris dans la nuit. Des ombres aux yeux jaunes. Et ce hurlement… déchirant, animal, qui le réveillait tremblant de sueur.
Ce jour-là, tout cela lui revint en mémoire. Comme si l’homme, par sa simple présence, avait ouvert une porte qu’il avait voulu sceller.
— Tu viens, fiston ? Appela son père. On a encore deux murs à couler.
Noham se releva sans un mot. Il travailla encore, jusqu’à ce que le soleil décline, jusqu’à ce que ses bras n’en puissent plus. Mais dans sa tête, une autre lutte se jouait.
Le soir, il s’écroula sur le vieux matelas posé à même le sol de leur cabane. Autour de lui, les petits jouaient, riaient. Sa mère préparait du maïs au feu de bois. Son père ne disait rien, comme toujours, déjà absorbé par la fatigue du lendemain.
Mais Noham, lui, fixait le plafond de tôle rouillée. Les paupières lourdes, le souffle lent, mais l’esprit ailleurs. Il revoyait le visage de l’homme, son calme étrange, son regard grave.
Et, dans un recoin de son cœur, une étincelle fragile s’était allumée.
Demain. Il avait dit demain.
Et même s’il voulait se convaincre que ça n’avait pas d’importance, il savait déjà qu’il irait.
La nuit tomba doucement sur le quartier. Noham, allongé sur son matelas, les bras croisés derrière la tête, fixait le plafond sombre. L’obscurité ne le dérangeait pas ; ce qui le perturbait, c’était cette sensation grandissante qu’il ne parvenait pas à expliquer. Depuis quelque temps, il se sentait différent. Pas malade, non. Juste… plus conscient. Des sons, des odeurs, même les émotions des gens semblaient parfois lui arriver comme des vagues, sans qu’il sache comment ni pourquoi.Il n’osa pas en parler à sa mère. Elle avait déjà assez à gérer avec sa santé fragile. Et puis, comment formuler ce qu’il ressentait sans passer pour un fou ?Son téléphone vibra dans le silence. Un message, cette fois.« Demain matin, 9 h. Même bâtiment. Tu ne seras pas seule cette fois. Observe, note tout, ne parle à personne…Et fait en sorte d’être le plus discret possible. »Il relut plusieurs fois les mots. Pas seul. Ce détail fit grimper son rythme cardiaque. Il ne savait pas encore à quoi s’attendre,
Les heures s’étiraient lentement, et Noham se retrouva seul face au silence de la maison. Le carnet posé sur le sol, à côté de son matelas, le téléphone à portée de main, il repensait aux instructions murmurées par l’homme au manteau sombre.« Je te contacterai quand les personnes à suivre seront là. »Cette phrase tournait en boucle dans son esprit, autant rassurante qu’angoissante. Car l’attente était une épreuve. Attendre sans savoir, sans repère, sans action concrète. C’était là toute la difficulté de ce nouveau travail.Il observa la lumière tamisée du vieux lampadaire à travers la fenêtre, cherchant dans ce halo une certitude qu’il ne trouvait pas. Sa vie ordinaire semblait suspendue à ce simple message, à ce futur indéfini.Il se demandait ce que ces personnes avaient de si important, si dangereux. Pourquoi lui, un garçon simple du port, avait-il été choisi ? Était-il à la hauteur de cette mission ?Son regard se posa sur le carnet, ce témoin silencieux de ses prochaines heure
Le jour suivant, Noham se réveilla bien avant l’aube, sans même attendre que le chant des coqs le tire du sommeil. Il resta un long moment allongé, les yeux ouverts dans la pénombre, écoutant le souffle calme de la ville endormis, les grincements du bois sous les rafales de vent matinal.Il savait qu’il devait aller au port. Pas pour aider son père. Pas pour livrer des cageots ou porter des planches. Mais pour lui. Pour l’homme au regard étrange.En sortant, il n’emporta rien, pas même son sac. Il dit simplement à sa mère qu’il devait régler quelque chose avant d’aller au chantier. Elle hocha la tête sans poser de questions. Dans leur quotidien, elle respectait les silences de Noham. Elle lui disait tout simplement de faire attention et qu’elle serait toujours là s’il avait besoin de parler.Le ciel était encore gris lorsqu’il arriva au quai. La mer s’étirait paresseusement, les filets gouttaient sur les planches trempées, et les bateaux tanguaient doucement à leur ancre. Il scruta le
Le lendemain matin, le port grouillait déjà de vie lorsque Noham arriva. Le soleil n’avait pas encore percé la brume, mais les voix criaient, les moteurs grondaient, et l’odeur du poisson frais mêlée à celle du gasoil saturait l’air.Comme chaque fois qu’il travaillait au port, il aida son père à décharger les paniers. Le vieil homme râlait en silence, mais ses gestes étaient précis, presque mécanique. Il avait ce genre de rudesse bienveillante que Noham avait appris à connaître depuis longtemps.— Dépêche-toi un peu, fiston. Le patron du chantier nous attend pour qu’on lui apporte les planches à neuf heures. On doit finir ici avant ça.Noham hocha la tête. Il avait l’habitude, depuis qu’il avait onze ans, à travailler avec lui dès qu’il n’avait pas école. Et même parfois quand il en avait. Il était obligé, ils devaient gagner toujours un peu plus chaque jour.Mais ce matin-là, quelque chose clochait. Il le sentit immédiatement.Noham marchait d’un pas rapide, le sac usé de son père s
Majunga, fin d’après-midi. Le vent venu du canal soulevait la poussière rouge des ruelles de sable. Les cris d’enfants résonnaient dans le quartier, mêlés au tintement des casseroles et à l’odeur persistante du charbon brûlé.Noham traversait la rue en courant, un seau d’eau à moitié rempli dans une main, une miche de pain sous l’autre bras. Il transpirait à grosses gouttes, le front barré d’une expression tendue. Il n’avait pas eu le temps de s’asseoir depuis le lever du soleil.Il avait maintenant quinze ans. Grand pour son âge, le regard sombre, le teint doré par le soleil, il portait des vêtements trop petits pour lui ou du moins, trop petit pour sa carrure. Des cheveux noirs en bataille, un corps déjà marqué par l’effort quotidien. Il n’était plus le petit garçon fragile de jadis, mais un adolescent taiseux, aux gestes précis, silencieusement fort.En arrivant devant la maison en tôle, il poussa la porte grinçante.— Maman, j’ai trouvé du pain.La voix faible de sa mère adoptive
TOME 1 LE SANG OUBLIEPROLOGUELe vent soufflait fort ce soir-là sur le port de Majunga, balayant les ruelles sombres de ses rafales salées. Les bourrasques s’infiltraient entre les tôles, faisaient gémir les vieilles coques échouées, et soulevaient des volutes de sable mêlées d’embruns. Dans ce décor presque irréel, la ville semblait figée dans un silence épais. Pas un bruit, pas un cri, pas même celui d’un oiseau nocturne. Seule la mer, infatigable, venait s’écraser en soupirs contre les rochers.La lune, pleine et ronde, régnait au-dessus du port comme un œil pâle scrutant le monde. Son éclat glacial baignait les façades décrépites, dessinait des ombres menaçantes au sol et semblait retenir le temps lui-même.Et puis soudain, un cri.Un cri faible. Brisé. Un son tremblant, presque étouffé, arraché à une gorge trop jeune.Rina s’immobilisa aussitôt. Son sac de charbon bascula de son épaule et tomba au sol dans un bruit sourd. Son cœur se serra sans qu’il sache pourquoi. Il tendit l