Le jour suivant, Noham se réveilla bien avant l’aube, sans même attendre que le chant des coqs le tire du sommeil. Il resta un long moment allongé, les yeux ouverts dans la pénombre, écoutant le souffle calme de la ville endormis, les grincements du bois sous les rafales de vent matinal.
Il savait qu’il devait aller au port. Pas pour aider son père. Pas pour livrer des cageots ou porter des planches. Mais pour lui. Pour l’homme au regard étrange.
En sortant, il n’emporta rien, pas même son sac. Il dit simplement à sa mère qu’il devait régler quelque chose avant d’aller au chantier. Elle hocha la tête sans poser de questions. Dans leur quotidien, elle respectait les silences de Noham. Elle lui disait tout simplement de faire attention et qu’elle serait toujours là s’il avait besoin de parler.
Le ciel était encore gris lorsqu’il arriva au quai. La mer s’étirait paresseusement, les filets gouttaient sur les planches trempées, et les bateaux tanguaient doucement à leur ancre. Il scruta les alentours. Rien. Pas d’homme au manteau sombre. Juste les pêcheurs, les vendeuses, les camions bruyants.
Il s’assit sur une caisse retournée, mains croisées entre les genoux, le regard dans le vide.
Il ne savait pas ce qu’il attendait vraiment. Une explication ? Une révélation ? Ou simplement… une certitude que cet homme le connaissait ?
— Tu es venu, finalement.
La voix le fit sursauter.
Il se retourna. L’homme était là, exactement comme la veille, immobile, les mains dans les poches.
— Je ne savais pas si tu allais venir, murmura-t-il.
— Ne vous emballez pas trop vite. Si le travail que vous me proposez ne me convient pas, je m’en vais. J’ai déjà quelque chose de prévu qui est bien réel et qui me paie vraiment.
— Et tu crois que ce que je vais perdre mon temps à revenir ici si je n’ai pas de vraie travail à te proposer ?
Noham parut soudainement honteux, mais se ressaisit rapidement.
— Je ne sais pas. Il y a des gens détraqué de nos jours.
— Tu as raison d’être suspicieux. On n’est jamais trop prudent. Mais j’ai vraiment quelque chose à te proposer et je te paierais.
Noham acquiesça.
— Marchons un peu, proposa l’homme. Il y a trop de bruit ici.
Noham hésita. Puis il se leva. Il suivit l’homme le long du quai, quittant peu à peu les cris, les moteurs, les odeurs. Ils atteignirent une zone plus calme, derrière un entrepôt abandonné, où seules quelques mouettes criaient au loin.
L’homme posa ses yeux sur Noham, sérieux.
— Voici ce que je te propose : un travail. Pas un simple job de porteur ou de manutention. Je cherche quelqu’un de discret, capable d’observer sans attirer l’attention, de rapporter des informations précises.
Noham fronça les sourcils, intrigué.
— Des informations ? Quelles sortes ?
— Des personnes que les autres préfèrent ignorer, murmura l’homme en baissant la voix. Des déplacements, des rencontres, des détails qui peuvent paraître insignifiants, mais qui prennent sens une fois rassemblés.
Il se pencha légèrement.
— Ce n’est pas un travail facile, ni toujours légal. Mais il est bien payé, et surtout, il te donnera accès à un monde que peu connaissent.
Noham le regarda, hésitant.
— Pourquoi moi ?
— Parce que tu en a besoin, parce que dès que je t’ai vu, j’ai su que je pourrais te faire confiance et aussi, je suis sûr qu’on va bien s’entendre tous les deux.
— Ce n’est pas très convaincant, dit Noham en fronçant les sourcils.
— Parce que tu n’as rien en commun avec les autres enfants que j’ai croisé ici.
— Je ne suis plus un enfant ! répliqua Noham.
— Bien sûr, tu as dû devenir adulte beaucoup trop tôt.
Noham renifla avec colère mais ne dit rien.
L’homme sortit un petit carnet et le tendit à Noham.
— Écoute-moi bien. Ce travail, c’est de l’observation et de la transmission. Tu vas devoir suivre certains hommes, sans te faire remarquer. Pas pour les attaquer, ni pour voler quoi que ce soit. Juste voir où ils vont, avec qui ils parlent, ce qu’ils font. Comprendre leurs habitudes.
Il marqua une pause, fixant Noham.
— Tu noteras tout dans ce carnet : les lieux, les heures, les noms, les faits. Pas besoin de juger, juste de rapporter. C’est comme être les yeux et les oreilles de quelqu’un qui ne peut pas être partout.
Noham hocha la tête, comprenant mieux.
— Et qu’est-ce que j’y gagne ? demanda-t-il.
— Un salaire régulier, plus quelques primes si tu réussis bien. Mais ce n’est pas un travail à prendre à la légère. Si tu te fais prendre, ça peut devenir très dangereux.
L’homme replaça son manteau et conclut :
— Ce que je te demande, c’est de la discrétion, de la patience, et une bonne mémoire. Tu es prêt à essayer ?
Noham sentit le poids de la décision, mais aussi l’excitation.
— Oui. Je veux essayer.
— Très bien. Pour le moment, les personnes que je voudrais que tu suives ne sont pas encore ici, mais je te ferais signe dès leur arrivé. A ce propos, voici un téléphone, tu le garde toujours avec toi, mets-le en mode vibreur et veille à ce que tu sois toujours joignable. J’ai déjà enregistré mon numéro dans tes contactes. Et voici une avance pour te donner un avant-goût de ce que tu gagneras plus tard.
Noham parut abasourdit en voyant la liasse de billets que l’homme lui donna.
— Vous êtes sûr ? Parce que j’ai comme l’impression que c’est beaucoup d’argent.
— Les gens que je voudrais que tu suives sont dangereux. Je fais en sorte que ton salaire soit à la hauteur du danger.
Noham, hésita légèrement, mais acquiesça et prit l’argent et le fourra dans sa poche.
— N’oublies-pas, soit toujours près parce que moi-même, je ne sais pas quand je devrais t’appeler. En fait, tu ne m’as pas dit comment tu t’appelais.
— Je m’appelle Noham.
Une émotion qu’il n’aurait su décrire passa sur le visage de l’homme. Puis il hocha la tête.
— On se revoit bientôt, Noham. Puis l’homme s’en alla.
Le soleil commençait à être à son zénith lorsque Noham quitta le port. Dans sa poche, le carnet et le téléphone semblaient peser plus lourd que le simple poids des objets. Son esprit tourbillonnait entre les questions, incertitudes et les dangers à venir.
Sur le chemin du retour, il s’arrêta d’abord à la pharmacie du quartier, tenant fermement la liste de médicaments de sa mère que le médecin lui avait confiée, depuis la première consultation de cette dernière. C’est-à-dire, depuis un mois déjà. Puis, il parcourut les étals du marché, choisissant avec soin des légumes frais, du riz et quelques fruits pour la famille.
Chaque geste, aussi banal soit-il, lui rappelait la vie simple qu’il pouvait avoir s’il avait de l’argent.
Quand il franchit enfin la porte de la maison, l’odeur familière de la cuisine emplit ses narines. Sa mère adoptive était là, trainant des pieds, affaiblie et pourtant, affairée aux préparatifs du dîner.
Noham posa les sacs et croisa son regard rassurant.
— Je suis rentré, dit-il doucement, j’ai trouvé un nouveau travail, dit-il à sa mère.
— Dieu soit loué, dit sa mère reconnaissante. Mais ne me dit pas que tu as dépensé toute ta paye ? Tu n’en as pas gardé un peu pour toi ?
Noham sourit et rassura sa mère.
— Ne t’inquiètes pas, j’en ai encore. Le travail paye bien et j’ai pu t’acheter les médicaments qu’il te faut.
Sa mère joignit les mains et eu les larmes aux yeux.
— Ce travail est une bénédiction, alors. Mais pour moi, tu es ma bénédiction…
Noham, regarda sa mère avec tendresse :
— Tu sais que je ne vous abandonnerais jamais, papa et toi. Sans vous, je ne serais probablement plus de ce monde. On vit dans la misère, oui, mais c’est le plus que vous avez à donner et je vous en serais toujours reconnaissant.
Sa mère, émue, le prit dans ses bras et le serra fort.
— Voilà qu’on devient sentimental, dit-elle avec un petit rire. Allez, préparons le dîner.
La nuit tomba doucement sur le quartier. Noham, allongé sur son matelas, les bras croisés derrière la tête, fixait le plafond sombre. L’obscurité ne le dérangeait pas ; ce qui le perturbait, c’était cette sensation grandissante qu’il ne parvenait pas à expliquer. Depuis quelque temps, il se sentait différent. Pas malade, non. Juste… plus conscient. Des sons, des odeurs, même les émotions des gens semblaient parfois lui arriver comme des vagues, sans qu’il sache comment ni pourquoi.Il n’osa pas en parler à sa mère. Elle avait déjà assez à gérer avec sa santé fragile. Et puis, comment formuler ce qu’il ressentait sans passer pour un fou ?Son téléphone vibra dans le silence. Un message, cette fois.« Demain matin, 9 h. Même bâtiment. Tu ne seras pas seule cette fois. Observe, note tout, ne parle à personne…Et fait en sorte d’être le plus discret possible. »Il relut plusieurs fois les mots. Pas seul. Ce détail fit grimper son rythme cardiaque. Il ne savait pas encore à quoi s’attendre,
Les heures s’étiraient lentement, et Noham se retrouva seul face au silence de la maison. Le carnet posé sur le sol, à côté de son matelas, le téléphone à portée de main, il repensait aux instructions murmurées par l’homme au manteau sombre.« Je te contacterai quand les personnes à suivre seront là. »Cette phrase tournait en boucle dans son esprit, autant rassurante qu’angoissante. Car l’attente était une épreuve. Attendre sans savoir, sans repère, sans action concrète. C’était là toute la difficulté de ce nouveau travail.Il observa la lumière tamisée du vieux lampadaire à travers la fenêtre, cherchant dans ce halo une certitude qu’il ne trouvait pas. Sa vie ordinaire semblait suspendue à ce simple message, à ce futur indéfini.Il se demandait ce que ces personnes avaient de si important, si dangereux. Pourquoi lui, un garçon simple du port, avait-il été choisi ? Était-il à la hauteur de cette mission ?Son regard se posa sur le carnet, ce témoin silencieux de ses prochaines heure
Le jour suivant, Noham se réveilla bien avant l’aube, sans même attendre que le chant des coqs le tire du sommeil. Il resta un long moment allongé, les yeux ouverts dans la pénombre, écoutant le souffle calme de la ville endormis, les grincements du bois sous les rafales de vent matinal.Il savait qu’il devait aller au port. Pas pour aider son père. Pas pour livrer des cageots ou porter des planches. Mais pour lui. Pour l’homme au regard étrange.En sortant, il n’emporta rien, pas même son sac. Il dit simplement à sa mère qu’il devait régler quelque chose avant d’aller au chantier. Elle hocha la tête sans poser de questions. Dans leur quotidien, elle respectait les silences de Noham. Elle lui disait tout simplement de faire attention et qu’elle serait toujours là s’il avait besoin de parler.Le ciel était encore gris lorsqu’il arriva au quai. La mer s’étirait paresseusement, les filets gouttaient sur les planches trempées, et les bateaux tanguaient doucement à leur ancre. Il scruta le
Le lendemain matin, le port grouillait déjà de vie lorsque Noham arriva. Le soleil n’avait pas encore percé la brume, mais les voix criaient, les moteurs grondaient, et l’odeur du poisson frais mêlée à celle du gasoil saturait l’air.Comme chaque fois qu’il travaillait au port, il aida son père à décharger les paniers. Le vieil homme râlait en silence, mais ses gestes étaient précis, presque mécanique. Il avait ce genre de rudesse bienveillante que Noham avait appris à connaître depuis longtemps.— Dépêche-toi un peu, fiston. Le patron du chantier nous attend pour qu’on lui apporte les planches à neuf heures. On doit finir ici avant ça.Noham hocha la tête. Il avait l’habitude, depuis qu’il avait onze ans, à travailler avec lui dès qu’il n’avait pas école. Et même parfois quand il en avait. Il était obligé, ils devaient gagner toujours un peu plus chaque jour.Mais ce matin-là, quelque chose clochait. Il le sentit immédiatement.Noham marchait d’un pas rapide, le sac usé de son père s
Majunga, fin d’après-midi. Le vent venu du canal soulevait la poussière rouge des ruelles de sable. Les cris d’enfants résonnaient dans le quartier, mêlés au tintement des casseroles et à l’odeur persistante du charbon brûlé.Noham traversait la rue en courant, un seau d’eau à moitié rempli dans une main, une miche de pain sous l’autre bras. Il transpirait à grosses gouttes, le front barré d’une expression tendue. Il n’avait pas eu le temps de s’asseoir depuis le lever du soleil.Il avait maintenant quinze ans. Grand pour son âge, le regard sombre, le teint doré par le soleil, il portait des vêtements trop petits pour lui ou du moins, trop petit pour sa carrure. Des cheveux noirs en bataille, un corps déjà marqué par l’effort quotidien. Il n’était plus le petit garçon fragile de jadis, mais un adolescent taiseux, aux gestes précis, silencieusement fort.En arrivant devant la maison en tôle, il poussa la porte grinçante.— Maman, j’ai trouvé du pain.La voix faible de sa mère adoptive
TOME 1 LE SANG OUBLIEPROLOGUELe vent soufflait fort ce soir-là sur le port de Majunga, balayant les ruelles sombres de ses rafales salées. Les bourrasques s’infiltraient entre les tôles, faisaient gémir les vieilles coques échouées, et soulevaient des volutes de sable mêlées d’embruns. Dans ce décor presque irréel, la ville semblait figée dans un silence épais. Pas un bruit, pas un cri, pas même celui d’un oiseau nocturne. Seule la mer, infatigable, venait s’écraser en soupirs contre les rochers.La lune, pleine et ronde, régnait au-dessus du port comme un œil pâle scrutant le monde. Son éclat glacial baignait les façades décrépites, dessinait des ombres menaçantes au sol et semblait retenir le temps lui-même.Et puis soudain, un cri.Un cri faible. Brisé. Un son tremblant, presque étouffé, arraché à une gorge trop jeune.Rina s’immobilisa aussitôt. Son sac de charbon bascula de son épaule et tomba au sol dans un bruit sourd. Son cœur se serra sans qu’il sache pourquoi. Il tendit l