MasukAu réveil, la lumière avait l’éclat d’une lame bien affûtée.
Le dé noir reposait là où je l’avais laissé, mais il ne montrait plus le même visage. La veille, il s’était retourné tout seul sur le six. Maintenant, la face un me regardait, candide, comme si l’innocence savait changer de camp.Je l’ai pris dans ma main, l’ai senti contre ma peau — lisse, tiède, docile.
Docile comme un mensonge bien élevé.Le téléphone a vibré.
Ce soir. Crépuscule. Masque noir. Seule.
— L.Pas de lieu. Pas besoin. Le lac avait déjà écrit l’adresse.
⸻
Au Boathouse, les lanternes semblaient plus basses, comme si elles murmuraient entre elles.
La terrasse était déserte, mais la porte n’était pas verrouillée. À l’intérieur, on avait tiré les rideaux. La pièce n’était éclairée que par des halos enfermés dans des globes de verre. Sur la table basse, un masque de velours noir m’attendait — simple, sans fioritures, un rectangle de nuit avec deux ouvertures.Laila m’apparut sans bruit, habillée de sombre, les cheveux retenus par une barrette d’onyx.
— Merci d’être venue, dit-elle. — Comme si j’avais le choix. — Tu l’as toujours. Je tiens seulement à rendre tes choix inévitables.Elle me tendit le masque.
— Ce soir, on joue à se regarder comme si l’on ne s’était jamais vues.Je l’attachai. La pièce bascula d’un degré. Les reliefs se creusèrent, les voix devinrent des matières.
Laila disparut un instant derrière moi ; quand je me retournai, elle portait le sien — fin, doré, si minimal qu’il ressemblait davantage à une signature qu’à un déguisement.— Où sont les autres ?
— Partout. Et nulle part, pour l’instant. On commence à deux.Elle s’approcha. Ses doigts frôlèrent mon poignet, à l’endroit exact où le foulard rouge avait laissé sa mémoire.
— Tu l’as perdu, dit-elle. — On me l’a pris. — Nuance utile, concéda-t-elle. Le Cercle n’arrache rien : il invite. C’est pour ça que c’est dangereux.Elle retira sa main et alla jusqu’à la fenêtre.
— Ce soir, le masque ne sert pas à se cacher, Sonia, mais à se tenir. On y met ce qu’on accepte d’avouer.— Et toi, Laila ? Qu’avoues-tu ?
Elle pencha à peine la tête. — Que j’ai plus peur de l’ennui que du scandale.Un clapotis monta du lac, comme une réponse ironique.
⸻
Le bois du ponton craquait sous nos pas. La nuit commençait à boire les contours.
Au bout, un canot étroit nous attendait, déjà détaché. Je m’assis à l’avant ; Laila, derrière moi, donna l’impulsion. Le moteur, discret, nous poussa hors du halo des lanternes.— Le Masque du lac, murmura-t-elle.
— C’est un jeu ? — C’est un miroir.Nous glissions sur une surface lustrée comme du verre.
À mi-chemin, elle coupa le moteur. Le silence, soudain, eut un poids.— Ferme les yeux, dit-elle.
Je les fermai. Le masque accentuait l’obscurité, la rendait plus intime.
Je sentis son souffle approcher, sans contact. — Dis-moi le mot que tu n’as pas osé prononcer hier. La nuit entra par mes poumons. — Appartenir, dis-je. — À qui ? Je rouvris les yeux. Je ne la voyais pas vraiment, mais je savais exactement où elle était. — À moi, ai-je répondu. Puis… peut-être à toi. Un petit rire, presque tendre. — Dans cet ordre-là seulement.Elle relança le moteur. À mesure que la rive approchait, des lanternes rouges émergèrent entre les pins, puis la lueur d’un feu, puis des silhouettes.
Le Cercle.⸻
Ivy portait un masque en dentelle, René, un simple loup noir, et Claudia, une demi-lune de nacre.
On aurait dit une galerie de portraits qui s’étaient donné rendez-vous hors cadre. Je notai un quatrième masque, posé sur un fauteuil vide : velours rouge.— À qui ? demandai-je.
— À celle qui croit que l’on gagne en tenant, répondit Claudia. Et qui oublie qu’on peut gagner en lâchant.Les regards glissèrent de ce masque vers moi.
Un fil parcourut ma peau, nerveux.René apporta une petite boîte en acajou.
À l’intérieur, des dés noirs, gravés de mains différentes. — On joue aux échanges, annonça-t-elle. Un chiffre pour poser une question, un autre pour y répondre… ou la révoquer.Laila fit rouler le dé la première. Quatre.
— Qui garde ce qui t’appartient ? demanda-t-elle, et je sentis que la question s’adressait à moi. Je pris un dé, le lançai. Deux. — Je peux répondre par un geste ? — Tu peux, dit Laila.Je traversai le cercle lentement. Je posai ma main, ouverte, sur le velours rouge du fauteuil vide.
— Celui — ou celle — qui s’assoit ici, dis-je. — Bien, souffla Ivy. Tu as compris la règle. Ce que l’on prend, on doit pouvoir le porter.Un mouvement, derrière moi. Une silhouette se glissa sur le fauteuil.
Claudia. Elle souleva le masque rouge, le posa sur son visage, et dans le même geste fit apparaître un ruban… le mien.— Tu le cherchais ? dit-elle, presque douce.
— Oui. — Alors pose la bonne question.Je sentis les regards se serrer, solidaires et impitoyables.
— Pourquoi l’avoir pris ? demandai-je. Claudia lança un dé. Cinq. — Pour te montrer que tu n’avais pas besoin de lui. — Et si j’en ai besoin ? — Alors tu apprendras à demander.Elle se leva, s’approcha. Sa main fit mine de tendre le ruban… puis se retira d’un centimètre.
— Demande, Sonia. Sans masque.Le défi eut un goût métallique dans ma bouche.
Je glissai mes doigts derrière ma nuque, détachai le nœud. Le velours chuta comme tombe un rideau. L’air sur mon visage me parut neuf. — S’il te plaît, dis-je simplement.Claudia me tendit le ruban, que je pris sans quitter ses yeux.
— Ce n’était pas si difficile, dit-elle. — Si, répondis-je. Mais nécessaire.Laila n’avait pas bougé.
Pourtant je sentais sa présence, contenue, attentive — une main invisible posée dans mon dos, ni poussée ni retenue.⸻
Les dés circulèrent encore.
Des questions effleurèrent, des moitiés de vérités se posèrent sur les lèvres puis s’envolèrent. Le feu plaquait sur nos visages des ombres qui ressemblaient à des versions de nous plus lucides.À mon tour, je tirai six.
— Le désir ? souffla René, ravie. Pour qui ? Je levai les yeux vers Laila. Elle ne se déroba pas. — Ne réponds pas, dit-elle. Montre.Je fis un pas, puis un autre, jusqu’à sentir la chaleur de son corps avant même le contact.
Je m’arrêtai juste avant — un souffle, une frontière. Je posai mon ruban rouge autour de son poignet, léger, non serré. — Pour tenir, dis-je. Et pour laisser.Son regard se fendit d’un éclat que je lui connaissais déjà — la joie rare de trouver un égal dans un jeu qu’elle pensait avoir inventé.
— Garde-le, murmura-t-elle pourtant, en défaisant le ruban pour le replacer sur mon poignet. Il est à toi. C’est là sa force.Un murmure approbateur parcourut le cercle.
Ivy claqua des doigts, amusée. — On dirait que tu sais nager maintenant, Sonia. — Ou que je ne touche plus le fond, répondis-je.Le rire de René brilla comme du verre.
Claudia, elle, inclina la tête — bénédiction discrète.⸻
Plus tard, quand les lanternes se firent rares et que le feu se ratatina en braises, Laila me conduisit à l’écart, vers un promontoire où l’eau venait s’écraser en silence.
— Pourquoi Claudia ? demandai-je.
— Parce qu’elle ne prend jamais pour garder. Elle prend pour que tu apprennes à réclamer. C’est sa manière de soigner. — Et toi, Laila ? Quelle est la tienne ? — Je ne soigne pas. Je révèle.Le vent leva un parfum de résine. Les étoiles traçaient des routes sans panneaux.
— Tu peux encore partir, dit-elle doucement. Le Cercle n’a pas besoin de toi. — Mais moi ? Un temps. — Toi, peut-être.Je me tournai vers elle. Le masque doré couvrait encore ses yeux, mais je savais exactement ce qu’ils disaient.
Je levai la main et, très lentement, déliant le ruban, je le nouai cette fois à la barrette d’onyx qui tenait ses cheveux. Un geste presque rituel, presque insolent. — Alors garde-le, dis-je. Pour te souvenir.Elle ne sourit pas, pas vraiment.
— Le lac garde mieux que moi, murmura-t-elle. — Le lac n’a pas de mémoire, Laila. Il a des reflets. — C’est la même chose, parfois.Nous restâmes là, un moment, à regarder les braises s’éteindre l’une après l’autre, comme des promesses trop fatiguées pour tenir jusqu’à l’aube.
Quand je remontai dans le canot, j’eus l’impression d’emporter quelque chose qui ne se voyait pas :
un poids très léger, un fil tendu entre deux rives, la certitude que les masques ne cachaient rien d’essentiel… et que le danger, désormais, avait mon visage.La brume se leva lentement, comme une révérence retenue, et la vallée entière sembla écouter. Ce matin-là, la mer tenait sa respiration ; les oiseaux, timides, revenaient sur la falaise. Les lampes du temple jetaient des lueurs timides sur la pierre humide. On aurait dit que le monde s’était mis en attente pour voir comment s’achèverait cette histoire tissée de sel, de brûlures et de chansons.Noor marcha la première, pieds nus, le manteau lâche autour des épaules. Elle portait la plume blanche, maintenant un peu grise aux bords, et la spirale d’argent sur la paume — marques des vies qu’elle avait tenues, des serments qu’elle avait dits et défaits. Ses sœurs la suivaient : Aïna au pas mesuré, Isma le regard tout à la fois dur et tendre, Zahara aux lèvres closes, Leila qui pleurait parfois sans bruit, Myrrha qui avait appris la modestie du pouvoir. Amina, depuis longtemps, n’était plus seulement une femme ; elle était devenue légende et présence — et pourtant, si fragile. Céleste n’éta
Le vent d’hiver portait encore les échos des anciennes batailles, mais dans le cœur des femmes du cercle, une flamme nouvelle s’élevait — silencieuse, souveraine, invincible. Noor, drapée d’une robe couleur de lune, marchait au centre du temple reconstruit, là où jadis la douleur avait régné. Autour d’elle, les visages familiers de ses sœurs — Aïna, Lysandra, Éméraude — brillaient d’une force tranquille. Elles n’étaient plus des survivantes : elles étaient des reines d’une ère nouvelle.— Le temps de l’ombre est terminé, murmura Noor, sa voix douce mais ancrée d’un pouvoir ancien. Ce que le feu a détruit, notre lumière le refera naître.Aïna s’avança, un sourire à la fois tendre et blessé. — Mais que faire des cicatrices ? Les nôtres… et celles du monde ?Noor la regarda avec compassion. — Les cicatrices sont les signatures du destin. Nous n’avons pas à les cacher. Elles prouvent que nous avons vécu, aimé, et survécu à ce que d’autres n’auraient pas osé affronter.Un silence sacré sui
La terre avait retenu son souffle depuis des lunes. Partout, des rumeurs de lumière et d’ombre couraient comme des oiseaux blessés : des femmes qui s’éveillaient à l’aube avec la marque d’un feu sur la paume, des rêves où des villes entières se transformaient en braseros de mémoire, des prières anciennes qui revenaient au goût du sel. Les Filles du Feu n’étaient plus une légende — elles étaient une armée de cœurs qui battait à l’unisson, une constellation en marche.Amina avait envoyé des messagères partout — des caravanes de femmes portant la braise sacrée, des chants et des pictogrammes, des feux allumés sur des collines oubliées. Les flammes naissaient comme des étoiles neuves, et la nuit, les chemins brillants formaient des constellations que même les marins consultaient. Mais la lumière attire le regard des prédateurs. Là où l’on rallume, les ombres apprennent à guetter.On les retrouva d’abord dans les ports : des pêcheurs virent des silhouettes noires glisser au bord des quais,
La falaise n’était plus qu’un champ de cendres et de lumière. Là où Amina s’était consumée dans le feu noir, il ne restait qu’un cercle parfait, gravé dans la pierre, respirant comme une plaie vivante. Le vent portait encore son nom — Amina… Amina… — comme une prière que la terre refusait d’oublier.Zahara s’agenouilla à l’endroit exact où son amie avait disparu. Ses mains tremblaient, couvertes de suie.— Elle ne pouvait pas mourir, murmura-t-elle. Pas comme ça.Leila posa une main sur son épaule.— Peut-être qu’elle n’est pas morte, Zahara. Peut-être qu’elle est devenue quelque chose d’autre.Le vent s’intensifia. Une pluie fine, argentée, commença à tomber, lavant les visages en pleurs du cercle. Chacune des femmes sentit un frisson étrange courir sur leur peau — comme si une présence invisible les effleurait. Leila leva les yeux.— Regardez !Dans le ciel, une lumière rouge et or se forma, descendant lentement vers elles. C’était un feu, mais un feu doux, vivant, dansant avec grâc
La pluie tombait sur les ruines du vieux monastère, une pluie épaisse, presque rouge, mêlée à la poussière et à la cendre. Le vent faisait gémir les pierres, comme si les esprits de celles qui avaient péri dans les guerres spirituelles revenaient pleurer leur liberté volée.Amina se tenait au centre du cercle, la tête levée, les bras ouverts, sa robe blanche collée à sa peau trempée. Autour d’elle, les nouvelles femmes du cercle se tenaient en silence, chacune portant une flamme dans une lanterne de cristal. Ces flammes représentaient les âmes de leurs mères, de leurs sœurs, de toutes celles que la douleur avait brisées avant elles.Zahara s’approcha lentement, tenant entre ses mains un vieux grimoire couvert de symboles d’or et de sang séché.— Tu es sûre de vouloir le faire ? demanda-t-elle d’une voix grave.Amina hocha la tête.— Je n’ai plus peur. Le feu ne me consume plus. Il m’éclaire.Depuis la mort de Leandro, le silence s’était installé dans le cercle comme une malédiction. L
La route vers l’est était longue, froide et silencieuse. Pendant des jours, elles marchèrent sans dire un mot, le souffle mêlé au vent, leurs ombres étirées par la lueur d’un soleil timide. Les montagnes s’élevaient devant elles comme une muraille faite de souvenirs, trop hautes, trop vieilles pour appartenir encore aux vivants.Naomi ouvrait la marche, guidée par une intuition qui ne la quittait plus depuis la nuit du fragment. Derrière elle, Céleste portait une amulette faite des éclats rouges, rassemblés dans un pendentif scellé de prières. Amara, silencieuse, murmurait sans cesse des paroles de protection, tandis que Léa observait les nuages, lisant dans leurs formes des présages qu’elle seule comprenait.Le froid mordait leurs doigts, mais aucune ne se plaignait. Elles savaient qu’à chaque pas, elles se rapprochaient non pas d’un sanctuaire, mais d’une vérité trop lourde pour le monde.Le troisième jour, alors que la lune se levait, elles virent une lumière au loin. Faible, oscil







