LéaLe rooftop est vide. Il ne reste plus que les guirlandes tamisées, les verres oubliés sur les tables, et la ville qui bruisse en contrebas comme un écho étouffé de nos cœurs. Tout le monde est parti. Même la musique s’est tue. Les dernières notes flottent encore dans l’air comme un murmure lointain, vestige d’une soirée vibrante, désormais réduite au silence.Mais lui, non.Il est là, assis sur un fauteuil usé, la veste entrouverte laissant entrevoir les cicatrices d’un passé difficile. Ses yeux, d’habitude si ardents et déterminés, se perdent maintenant dans le vide de la nuit. Il ne sourit plus, il ne parle plus. Il respire, tout simplement, comme s’il cherchait à mesurer chaque instant qui passe. Et moi, je reste figée contre la baie vitrée, le regard embué par des larmes retenues, incapable de briser ce silence sacré qui enveloppe notre univers momentanément éteint.Il a tout donné ce soir. Son courage, sa rage, son cœur. Et maintenant, je le vois s’effondrer doucement, non pa
NathanJe n’ai jamais aimé les projecteurs. Encore moins quand ils se braquent sur mes cicatrices. Et pourtant, ce soir, c’est moi qui les rallume. Volontairement. Brutalement. Comme on rouvre un rideau de théâtre après l’acte d’un drame.Trois mois. Cent jours. Des heures de souffrance, des silences à hurler, des matins à vouloir tout arrêter. Et maintenant, le monde doit savoir : je suis de retour.J’ai loué l’intégralité du rooftop de la tour Delcourt, avec ses baies vitrées plongeant sur la ville comme des promesses de conquête. J’ai demandé à Léo de s’occuper du traiteur – il m’a regardé avec de grands yeux, moitié fier, moitié inquiet. Il ne me croyait pas prêt. Mais je l’ai rassuré d’un regard. Je ne suis pas seulement prêt. Je suis affamé.La salle est baignée de lumière dorée, comme si le crépuscule avait décidé de s’attarder rien que pour moi. Je voulais quelque chose de beau. Pas par vanité. Mais pour que chacun, en entrant, ressente ce que je ressens à cet instant : la rés
LéaLes rayons du soleil glissent à travers la fenêtre ouverte, caressant doucement la peau nue de Nathan. Il est là, debout, face à moi, dans ce petit appartement où chaque objet raconte notre histoire, chaque recoin porte la mémoire de nos peines, de nos espoirs.Le parquet grince légèrement sous ses pieds, mais ce grincement, qui aurait pu être un rappel de fragilité, sonne aujourd’hui comme une symphonie de renouveau. Le sol est ferme, stable. Il n’y a plus ce léger tremblement qu’il fallait compenser, ces gestes hésitants. Après des mois d’efforts, de douleurs silencieuses et de doutes ravalés, il marche. Il marche sans douleur, sans crainte.Je le regarde s’avancer vers moi, cette démarche assurée qu’il n’avait plus. Il sourit, un sourire large, fragile et pourtant tellement vrai, ce sourire qui creuse ses joues, qui illumine ses yeux d’un éclat qu’aucun nuage ne peut ternir.— Tu as fait ça tout seul ?— Non, je t’ai eue. Toi, et ce foutu chien, qui m’a empêché de lâcher prise.
LéaIl dort. Ou plutôt, il feint le sommeil.Je le devine à la régularité presque mécanique de sa respiration, à cette maîtrise qu’il tente d’imposer à son corps trop conscient.Il ne veut pas que je m’inquiète, j’en suis certaine. C’est sa manière à lui de me protéger, de me tenir à distance de l’angoisse.Mais je la sens, cette inquiétude, lovée entre nous comme un animal tapi.La lumière qui filtre à travers les rideaux est d’une douceur fauve, ambrée. Le jour s’est éteint avec lenteur, et le crépuscule laisse derrière lui une pénombre dorée, une caresse chaude sur les murs du salon.Le silence est profond, presque sacré. Il n’est pas vide ; il bruisse de soupirs discrets, de respirations croisées, de la rumeur lointaine du monde extérieur.Bazar, étendu au pied du canapé, s’est endormi d’un sommeil dense. Son ventre se soulève paisiblement, imperméable à ce qui se joue ici. Son immobilité contraste avec la tension muette qui pèse sur moi.Je regarde Nathan.Il est allongé, vulnéra
LéaLe gratin a débordé.Littéralement.Une coulée épaisse, visqueuse, dorée jusqu’à l’indécence, s’est échappée de son plat d’origine tel un fleuve en crue, emportant tout sur son passage. Elle s’est infiltrée au fond du four, où, dans un dernier râle crépitant, elle s’est consumée dans une odeur apocalyptique mêlant lait caillé, fer rougi et désespoir culinaire.— On dirait qu’un monstre radioactif a explosé, commente Nathan, le visage partiellement dissimulé sous son bras, qu’il a levé à la manière d’un pompier affrontant un brasier infernal, tout en ouvrant la fenêtre à la hâte.Je demeure figée, gant de cuisine à la main, incapable de détacher mon regard de la scène du crime. Peut-être, par un miracle inexpliqué, ma seule volonté suffira-t-elle à effacer la coulure infâme qui macule les parois du four.Nathan , lui, y voit une bénédiction tombée du ciel. Il gémit, bondit, tente désespérément d’atteindre la moindre gouttelette de fromage calciné. Il lèche le sol, mes chevilles, la
LéaIl pleut.Pas fort. Une pluie fine, persistante.Une de celles qui ne font pas de bruit, mais qui imbibent tout. L’air, les vêtements, la peau, les pensées.Nathan déteste la pluie. Il dit qu’elle colle aux os, qu’elle transforme le monde en boue.Moi, j’aime ce qu’elle rend possible.Les débuts. Les silences pleins. Les après. Les secondes chances.Les moments qu’on ne pensait plus vivre.On est assis près de la fenêtre.Lui dans son fauteuil, la tête légèrement penchée, comme s’il écoutait les gouttes.Moi sur le tapis antidérapant moche qu’il a fini par aimer – ou du moins, par ne plus insulter à voix haute.Je tricote un truc informe. Une pelote de laine bleue, bon marché, qui gratte un peu les doigts.Il prétend que c’est un poulpe raté.C’est censé être une écharpe. Je ne proteste même plus.— Tu comptes étrangler quelqu’un avec ?— Non, l’envelopper d’amour.— On dirait une déclaration de guerre.— Tu ne sais pas reconnaître l’art.— Je reconnais les armes. Ça en est une.I