Je la sens encore.
L’odeur de son shampoing, entre le jasmin et l’orage. Le frôlement involontaire de ses doigts sur ma peau. Ses yeux, clairs mais gardés. Maya. Elle porte son prénom comme un secret. Et moi, je porte mes ruines avec insolence.
Je remonte dans la voiture sans démarrer. Les phares de la rue trouent l’obscurité. Mon bras me brûle doucement, là où ses aiguilles ont percé la peau. Ce n’est pas la douleur du tatouage. C’est autre chose. Une marque plus profonde. Une empreinte invisible.
Elle m’a regardé comme on regarde un danger. Avec lucidité. Avec peur. Et peut-être aussi… avec cette attraction qu’on refuse de nommer. Celle qui naît dans le creux du ventre et fait battre le cœur plus fort que de raison.
Je n’avais pas prévu de pousser cette porte. Je devais juste passer, récupérer quelque chose, repartir. Et puis j’ai vu ses dessins. Précis, vivants, douloureux. Comme elle.
Alors j’ai improvisé.
Ce n’est pas mon genre, normalement. Je ne laisse pas de place à l’imprévu. Chaque geste, chaque mot est calculé. Mais avec elle, j’ai glissé. Volontairement. J’ai franchi une ligne.
Et j’ai aimé ça.
Je rentre chez moi.
Ou plutôt, dans cet appartement impersonnel qui me sert de planque, de plan de secours, de bunker mental. Il y fait froid, même quand le chauffage fonctionne. J’y dors peu. Je vis encore moins. Les murs sont blancs, sans âme. Le silence, pesant. L’absence, familière.
Je retire ma chemise. Devant le miroir, je regarde ce qu’elle a inscrit sur ma peau. Le dessin épouse la cicatrice, la transforme, la célèbre. Elle a compris. Sans poser de questions. Sans exiger de réponses.
C’est rare.
La plupart veulent savoir. D’où vient cette entaille trop nette pour être accidentelle. Pourquoi je veux la garder visible. Pourquoi je n’ai pas honte.
Je n’ai pas honte. J’ai juste la rage. Et une mémoire précise. Cette cicatrice, je la garde pour me rappeler ce que j’ai perdu. Qui j’étais. Qui j’ai dû devenir.
Je passe une main sur la peau, caresse le tatouage encore frais. Mes yeux se perdent dans les lignes, les ombrages. Son talent est indéniable. Mais ce qui me hante, c’est ce que j’ai ressenti pendant qu’elle le dessinait. Son souffle, retenu. Ses gestes, mesurés. Sa tension, palpable.
Elle lutte contre quelque chose. Peut-être contre elle-même. Peut-être contre moi. Et ça m’obsède.
Je devrais la laisser tranquille. Tirer un trait. Me convaincre que c’était un moment, rien de plus.
Mais je suis déjà trop loin.
Je veux la revoir. Je veux qu’elle me regarde encore comme ça — comme un homme qu’elle refuse de désirer, mais qu’elle ne peut pas ignorer.
Je veux creuser la faille que j’ai perçue derrière ses murs.
Le lendemain.
Je suis devant le studio avant même son heure d’ouverture. Je reste dans la voiture, les vitres teintées me dissimulent. Les gens passent, pressés, indifférents. Mais moi, je guette.
Elle arrive. Capuche sur la tête, sac en bandoulière, pas rapide. Elle ne regarde personne. Maya. Même de loin, elle vibre. Elle dégage cette énergie brute, ce feu qu’elle tente d’étouffer.
Elle ouvre la grille, entre. Allume. Je vois les lumières danser derrière la vitrine.
Je sors. Traverse la rue. Pousse la porte.
Elle sursaute. Ses mains, déjà gantées, se figent. Elle me reconnaît. Bien sûr qu’elle me reconnaît.
— Vous êtes en avance, dis-je simplement.
— Et vous êtes censé attendre un rendez-vous.
Sa voix est sèche. Mais ses yeux me trahissent. Elle n’a pas dormi non plus. Je parie qu’elle a repensé à moi. À ce qu’on n’a pas dit. À ce qu’on n’a pas fait.
— J’ai réfléchi. J’en veux un deuxième.
Elle fronce les sourcils.
— Vous avez fait ça hier.
— J’ai beaucoup de cicatrices.
Silence. Elle me jauge. Elle plisse légèrement les yeux, comme si elle essayait de comprendre mes intentions, de mesurer le degré de danger ou d’attirance. Ses lèvres s’ouvrent à peine, mais rien ne sort.
Je m’avance, sans la toucher. Je pose juste mon avant-bras sur la table stérile.
— Je veux que ce soit vous, encore.
— Pourquoi ?
Je la fixe. Elle le mérite, une vérité.
— Parce que vous ne posez pas de questions.
Elle hoche lentement la tête. Puis elle prépare son matériel. Ses gestes sont précis, méthodiques. Mais elle évite mon regard. Elle a peur de ce qu’elle pourrait y lire. Ou de ce que je pourrais voir en elle.
Cette fois, le dessin est plus grand. Sur la poitrine, juste au-dessus du cœur. Une zone intime. Une provocation.
Je retire ma chemise sans pudeur. Elle déglutit. Elle veut cacher son trouble. Elle échoue.
— Vous êtes toujours aussi direct ? demande-t-elle, un peu plus bas.
— Seulement quand j’ai envie de quelque chose.
Elle ne répond pas. Mais son silence en dit long. Elle sent le danger. Elle sent l’appel. Elle sent que tout peut basculer.
Quand elle commence, le contact de ses mains est un supplice délicieux. Chaque aiguille, chaque pression, me connecte un peu plus à elle. Elle ne parle pas. Mais son corps trahit tout. Sa respiration haletante. Son front qui perle. Ses doigts qui tremblent légèrement.
Je ferme les yeux. Et je me laisse aller.
Les murs du studio se dissolvent. Il n’y a plus que sa peau frôlant la mienne par accident, sa voix qui me frôle sans se poser. Je pourrais croire qu’elle me tatoue la peau, mais en vérité, c’est mon esprit qu’elle marque.
Un tatouage peut être un aveu silencieux.
Le sien aussi, bientôt.
Et je compte bien être celui qui le fera parler.
MAYAJe n’ai pas dormi.Pas vraiment.Pas profondément.Depuis des jours, peut-être des semaines, mon corps reste en alerte, même quand mes paupières se ferment. Même quand la fatigue me broie les os. Même quand mes pensées s'effilochent dans le vide. C’est comme vivre dans un souffle suspendu.Mais cette nuit…Il est là.Et c’est peut-être la seule chose qui empêche mon cœur de se fissurer une fois de plus.Je le sens avant même que ses pas ne trahissent sa présence. Avant même que le loquet ne grince. C’est dans l’air. Dans ce battement en moins. Dans ce frisson qui me traverse comme une onde. Il approche. Il hésite. Il entre.Je ne me retourne pas tout de suite.Je reste dos à lui, assise sur le lit, la chemise de nuit glissant sur une épaule nue. La lune découpe mon corps à travers la fenêtre. Je suis vulnérable, exposée, mais je m’en fiche.Je veux qu’il me voie comme ça.Pas forte. Pas armée. Pas protégée par ma rage ou mes silences.Juste Maya.Quand il referme la porte derrièr
LUCIAIl ne dit rien.Et c’est justement ce silence qui me brûle plus que n’importe quel mot.Je suis là, debout, les poings crispés, la gorge nouée, le cœur en ruine, et lui… il reste là, figé, à détourner les yeux comme si affronter ma douleur serait un poids trop lourd.Je me sens trahie.Pas par un ennemi, non.Mais par lui.Par celui qui devait être mon refuge, mon roc, ma protection quand tout s’écroule.Et dans notre monde, quand tout s’écroule… les corps tombent avec le silence.— Tu savais… Tu sentais qu’elle était là, pas vrai ? chuchoté-je, la voix chargée d’un venin que je peine à retenir.Lior lève lentement la tête vers moi. Son regard est fatigué, un peu perdu, mais surtout… coupable.Il a ce regard qu’ont les soldats revenus trop tard du front.Je n’ai pas besoin d’une réponse.Je la vois. Je la sens.Il a ressenti l’ombre. Il l’a sentie rôder.Et il n’a rien fait.— Lucia, ce n’est pas si simple…— Pas si simple ? Je ris, un rire amer, blessé. Tu trouves ça compliqué,
LUCIELe silence qui suit la tempête n’est jamais un répit. C’est une trahison.Un calme trompeur, pesant, saturé de cette attente insoutenable qui précède toujours la tempête suivante.Le souffle suspendu d’un monde au bord du basculement.Chaque fibre de mon être s’éveille dans ce vide oppressant, ce moment où tout semble figé, où même le temps retient son souffle.Je profite de ce silence. Je me glisse dans l’ombre comme une vague noire, insaisissable, fluide.Je deviens ce que personne ne peut saisir, ce que personne ne peut anticiper.Une ombre au cœur même de l’obscurité.Le vent est mon complice. Il caresse les feuilles mortes, pousse un soupir lugubre à travers les branches tordues des arbres.Il transporte leurs murmures, leurs secrets, leurs failles.Je tends l’oreille.Je sens leurs présences dispersées, éparpillées, mais jamais réellement brisées.Ils sont blessés, fatigués, rongés par la peur.Et pourtant, ils tiennent encore.Lucia est fragile. Oui. Une flamme vacillante
LUCIALe silence tombe enfin, lourd et oppressant, comme une chape de plomb qui recouvre la forêt endormie. Autour de nous, les bruissements des feuilles se font rares, les cris se dissipent, et les cliquetis des armes s’effacent lentement, emportés par un vent glacial qui s’engouffre entre les troncs, chuchotant d’anciens secrets.Je reste debout, silhouette fragile et tremblante au cœur de cette immensité obscure. Mon corps tout entier vibre encore, marqué par la violence du combat. Mes muscles sont douloureux, crispés, mes articulations raides, et mon cœur bat si fort que j’ai l’impression qu’il va déchirer ma cage thoracique, résonnant dans ma poitrine comme un tambour de guerre.Je me sens vidée.Brisée.Et pourtant… plus vivante que jamais.À mes côtés, Lior respire avec difficulté. Ses traits sont tirés, marqués par la fatigue et la tension, mais ses yeux brûlent d’une intensité qui embrase mon sang, me donne la force de tenir.Il ne parle pas.Ne bouge pas.Mais sa présence es
LIORLe vent froid me brûle la peau, s’engouffre sous mes vêtements, mais il ne fait plus qu’un avec la rage qui couve en moi. Cette colère qui consume, qui dévore, qui me pousse à avancer malgré la nuit épaisse. Chaque pas dans la forêt devient un défi, chaque bruissement de feuilles un danger imminent. Lucie est proche. Je le sens dans l’air, dans cette tension électrique qui fait vibrer l’atmosphère autour de nous. Sa présence glaciale s’insinue partout, tord la réalité, déforme les ombres. C’est comme si la forêt elle-même retenait son souffle, figée dans cette attente oppressante.— On avance, dis-je à voix basse, presque un murmure.Derrière moi, Nath, Yona et Élie suivent, silhouettes concentrées, immobiles, comme des ombres prêtes à surgir.Le fil rouge que Lucie a laissé derrière elle n’est pas un chemin, c’est un piège. Un leurre destiné à nous entraîner là où elle veut, à nous guider dans sa toile.Elle joue avec nous.Elle veut qu’on croit qu’on la rattrape.Mais c’est ell
LIORLe vent est glacial. Il fouette mon visage et m’arrache presque un grognement, mais je ne le sens pas vraiment. Ma colère consume tout, elle brûle mes veines, embrouille mes pensées, alimente ma traque. Elle devient le feu qui me pousse en avant, toujours plus loin, toujours plus vite.Lucia est en danger.Je suis là, sur ses traces, avec Nath, Yona et Élie.Mais c’est moi qui la cherche. Moi, qui la dois sauver.Je serre les poings. Les doigts crispés autour du manche de mon couteau, une arme qui me rassure, mais aussi un symbole de ce combat qui ne se mène pas seulement avec le métal.Lucie.Son nom sonne dans ma poitrine comme un coup de poing sourd. Un rappel lancinant de ce qu’elle représente. Celle qui me hante, celle qui détruit, celle qui m’a fait vaciller.Je n’ai pas peur de mourir.Ce que je redoute, c’est ce qu’elle pourrait faire à Lucia.Ce qu’elle pourrait lui arracher.Ce que je ne pourrai pas réparer.Cette cicatrice dans nos vies, plus profonde que toutes les bl