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Chapitre 3 – Lignes de fuite

Author: L'invincible
last update Last Updated: 2025-05-07 22:40:53

Maya

Je sens encore ses yeux sur ma nuque.

Comme un feu qui n’éclaire rien mais brûle tout. Lior. Son prénom claque dans ma tête avec une régularité inquiétante, comme un tambour de guerre que je suis seule à entendre. Depuis qu’il a passé la porte une deuxième fois, depuis qu’il a retiré sa chemise sans une once d’hésitation, quelque chose en moi s’est déplacé. Je lutte. Mais c’est une guerre silencieuse, déséquilibrée. Une guerre que je mène seule contre une attraction qui me dépasse, me ronge, me consume par endroits.

Je nettoie les aiguilles avec une minutie maladive. Je range les encres, encore et encore. Je passe et repasse la lingette sur la table alors qu’elle est déjà propre. Mes gestes sont automatiques, trop rapides, trop nerveux. Mes pensées sont pleines de bruit. Pleines de lui.

Il m’a regardée comme un homme qui sait exactement ce qu’il fait. Et ce qu’il veut.

Et ce qu’il veut… c’est moi.

Pas pour une histoire. Pas pour du miel ou des fleurs. Non. Il me veut comme on veut une vérité brutale, une fissure, une douleur. Il me veut comme un homme veut ce qu’il sait ne pas pouvoir garder. Une obsession brute. Une faille à posséder. Je deviens territoire. Frontière. Une carte à explorer, à conquérir.

Je ferme le studio plus tôt. Je ne peux plus rester ici. L’air est trop chargé. L’atmosphère me serre la gorge. Je sors dans la nuit, marche vite, mains dans les poches, capuche rabattue. J’habite à douze minutes. Je mets six. Chaque pas est une tentative de fuite. Chaque souffle, un aveu.

Une fois chez moi, je verrouille la porte. Double tour. Comme si ça pouvait m’empêcher de penser à lui. Je me laisse tomber sur le vieux canapé. Je retire mes gants, mes bagues. Mes mains tremblent encore. Mes doigts me trahissent.

C’est ridicule.

Je suis Maya. Je contrôle. Je résiste. J’efface les intrusions. Je tatoue des corps sans jamais m’attacher aux histoires. Je redessine les douleurs sans les absorber.

Mais lui… Lior… Il m’a percée. Sans effort. Comme s’il connaissait déjà la carte exacte de mon passé. Comme s’il lisait entre mes lignes, celles que même moi j’essaie d’ignorer. Il m’a vue. Vraiment vue. Et c’est ça qui me fout la trouille.

Je sors mon carnet à dessins.

Je ne devrais pas.

Je devrais prendre une douche, me faire un thé, oublier. Me couper de ça.

Mais mes doigts tracent déjà les premières lignes. Un torse. Une cicatrice. Une main tendue. Une ombre. Et dans cette ombre, ses yeux. Durs, sombres, pleins de bruit. Je dessine son regard avant tout. Parce que c’est lui qui m’a atteinte le premier. Comme une lame.

J’efface. Je recommence. Encore. Encore.

Je ne trouve pas la bonne expression. Celle qui me glace. Celle qui me trouble. Celle qui me colle à la peau.

Cette nuit, je ne dors pas. Pas vraiment.

Je somnole. Je flotte. Je m’enlise. Et dans chaque demi-rêve, il est là. Torse nu. Peau frémissante. Tatouage frais. Silencieux. Inébranlable. Comme s’il avait été sculpté pour me hanter. Il est là, dans chaque ombre. Chaque silence. Il se penche. Il me regarde. Il me murmure mon propre nom comme une menace douce.

Le lendemain, j’arrive au studio plus tôt que d’habitude. Comme si j’espérais qu’il soit déjà là. Comme si je voulais… continuer ce jeu dangereux. Mais la rue est vide. Pas de silhouette penchée contre une portière. Pas de regard derrière des vitres teintées. Juste le vent. La routine. Le faux calme.

Je soupire de soulagement.

Je mens.

Je suis déçue.

Je travaille toute la journée. Trois clients. Tous bavards. Tous inoffensifs. Le premier veut une rose sur l’omoplate, le second une date sur la clavicule. Le dernier m’offre un café que je refuse. Trop souriant. Trop lisse. Trop loin de Lior. Trop propre.

Je suis foutue.

Je le sens. Cette obsession-là ne passera pas.

Je ferme. Je descends le rideau métallique. Et c’est là que je le vois.

Il est en face. Dos contre le mur. Mains dans les poches. Il ne bouge pas. Il m’attend.

— Vous suivez mes horaires, maintenant ?

Ma voix est sèche. Moqueuse. Défensive. Je masque l’impact. Mal.

Il ne répond pas tout de suite. Il traverse lentement. Me rejoint. Son parfum me parvient avant même qu’il ouvre la bouche. Boisé. Chaud. Troublant. Une signature olfactive. Une intrusion sensorielle. J’en ai honte, mais je l’aspire.

— Non. J’avais juste besoin de marcher. Et je suis arrivé ici.

Mensonge. Je le vois dans ses yeux. Mais je le laisse passer. Je ne suis pas prête à lui dire que je suis soulagée de le revoir.

— Je ne travaille plus, dis-je. Le studio est fermé.

— Je sais.

Il me regarde. Longtemps. Trop longtemps. Et je me sens nue. Nue sous ses yeux alors que je suis encore habillée. Il y a dans sa manière de m’observer quelque chose de féroce. De désarmant. Une lenteur dangereuse. Il ne veut pas me déshabiller. Il veut m’ouvrir.

— Vous me suivez ?

— Non. Mais j’ai envie de continuer à vous découvrir.

Mon cœur se contracte.

Il ajoute, plus doucement :

— Vous vous cachez bien, Maya. Mais moi aussi.

Un silence. Coupant. Chargé. On est deux champs de mines qui se tournent autour.

— Ce n’est pas un jeu, Lior.

— Je ne joue jamais.

Il s’approche. Juste un peu. Pas assez pour m’effleurer. Mais suffisamment pour m’envahir.

— Vous êtes dangereuse, je murmure.

— Et vous êtes belle quand vous avez peur de l’admettre.

Je recule d’un pas. Pas par crainte. Par instinct de survie. Il est trop proche. Trop réel. Trop précis dans sa manière de me lire.

— Bonne nuit.

Je tourne les talons. Je m’éloigne. Il ne me suit pas.

Mais je sais qu’il est toujours là.

Je rentre chez moi. Je ne me retourne pas. Et pourtant, je sens ses yeux dans mon dos.

---

Je ne dors pas, encore.

Je me lève. Trois heures du matin.

Je vais dans la salle de bains. Je regarde mon reflet. Mes cernes. Mes joues rougies. Mes lèvres pincées. Mes yeux qui cherchent un sens. Je ne me reconnais plus.

Il me hante.

Pas comme une romance. Pas comme un amant fantasmé. Non. Comme une faille. Comme une cassure qui m'attire vers un abîme familier. Comme une mer noire que je connais trop bien, et que je pensais avoir quittée pour de bon.

Je devrais fuir.

Je devrais refermer la porte. Barrer l’entrée. Couper toute tentative de lien.

Mais je ne suis pas sûre d’en avoir envie.

Parce qu’au fond, peut-être que je veux… tomber.

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