Tous les chapitres de : Chapitre 21 - Chapitre 30
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Le bureau était impeccable. Propre, net. Le long plateau prenait deux mètres de long, une envergure de porte-avion, sur lequel s’érigeaient, fiers monuments de la sérénité et de l’efficacité avec laquelle il dirigeait le monde, un bonsaï et un ordinateur portable.Son verre à la main, il regardait par la fenêtre. Les plafonds étaient hauts, et les fenêtres de plain-pied. La baie, large, se scindait en son milieu d’un montant noir comme l’horizon.Il était vingt-trois heures, et sa journée venait de se terminer. Le dernier conseiller fermait à peine la porte derrière lui. Enfin.L’homme à la cravate pourpre se leva de son fauteuil capitonné et s’approcha du vide. Le sol en pierre acclama chacun de ses pas d’un battement sourd, qui résonna dans la pièce comme le bruit sec que font les livres quand on les termine. Face à l’immensité de la ville, la vue du dernier étage que lui proposait la tour rendait l’homme heureux. Il avait pris le temps d’observer chaque détail d
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Vincent n’en revenait pas. La révolution se résumait à une trentaine de personnes. Deux douzaines d’adultes rachitiques en mal d’adolescence et trois strip-teaseuses à mi-temps. Il avait tout abandonné : le confort de son appartement, un job de codeur, une notation en pleine ascension, une vie (presque) toute tracée… pour ça ? Vingt affamés assis entre quatre murs aux fenêtres craquelées.Vincent se sentait trahi. En colère.— C’est… c’est tout ?— Comment ça, c’est tout ? le reprit Ambre— Eh bien, quand vous me parliez de la résistance, je m’attendais à… une vraie résistance. Un groupe armé, du muscle, de la gâchette, du jambon, quoi ! Vous m’avez menti !— Nous ne t’avons pas menti, lui répondit Lucas. Nos effectifs sont ce qu’ils sont, mais nous sommes actifs, nous changeons les choses. Regarde : il y a encore six heures, tu ne pensais pas qu’on puisse sortir dehors !— Mais ç
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Vincent comprenait à peine ce qui se passait. Le demi-sommeil qui régnait encore sur ses paupières rendait difficile l’intelligibilité du moment. Les gens couraient, dans tous les sens. C’était une fourmilière sur laquelle un garçonnet aurait fait pipi. L’urgence venait de partout, et de nulle part en même temps. Il fallait courir, il fallait se sauver. Mais de quoi ? Où ?Le jeune homme galopait derrière Ambre, sa demi-tête chevelue slalomant entre les fuyards, ses jambes fines lancées en larges foulées. Elle seule semblait savoir où elle allait. Déterminée, elle courait, sûre d’elle, certaine dans l’apocalypse humaine qui régnait sur une révolution en plein échec.Un couloir.Une porte.Une longue pièce à colonnade.Une porte.Une autre pièce.Un couloir.Des escaliers. Elle s’arrêta brusquement.Vincent, dont le souffle s’était échappé de ses poumons, s’arrêta près d’elle et s’attrapa les côtes. Toutes ces anné
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— Mais… Mais… Lucas, quand tu m’as parlé de ces camps de réfugiés…— On les a vus la semaine dernière encore, intervint Ambre. On était à la limite ouest de la ville. On les a vus aux jumelles.— Donc…— Donc la milicienne ment, conclut Matthieu.— Je vous assure que non, dit-elle faiblement. C’est ce qu’on m’a dit, je vous assure…La situation posait un vrai problème rhétorique. La femme semblait sincère. Les miliciens étaient-ils tenus dans le mensonge ? Les rebelles lui avaient-ils menti ? Mélanie était-elle seulement dans ce camp ?— Il faut faire quelque chose, dit Vincent. La jeep tourne toujours, c’est le moment d’aller vérifier.— Mais on n’a pas le temps, intervint Matthieu.— Vous pouvez rentrer au camp seuls, je me débrouillerai.— On ne peut pas laisser la jeep nous filer entre les mains, Vincent. C’est un outil bien trop important pour la révolution, o
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— Cours ! Casse-toi ! hurla Ambre.Vincent n’écoutait pas. Des yeux, il scrutait les faces du véhicule. Il devait y avoir une manière d’ouvrir une portière. Il les avait amenés ici, il ne les abandonnerait pas.Il fit le tour des poignées. Rien. Le coffre, peut-être. Rien. Le toit. Il observa le véhicule avec intensité et remarqua sur le coffre un pare-choc avancé. Il posa le pied, se hissa.La seconde Jeep approchait. 500 mètres. La milice l’avait vu, désormais.Rien sur le toit. Merde. Le jeune homme, soudain, se sentit pataud. La milice serait là dans quelques secondes. Il aurait dû réfléchir. Il aurait dû fuir. Il était maintenant sur le toit d’une voiture, sans avoir franchement changé quoi que ce soit, à attendre de se faire arrêter. Après le cinéma de la cage d’ascenseur, c’était une fin bien grotesque.— Les mains en l’air. Descendez du véhicule, s’exclama l’un des hommes qui sortit de la jeep, arme au poing.C’en ét
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Une lune tardive dansait dans les lueurs du jour naissant. C’était d’une poésie sans nom. La chaleur de la nuit avait découvert le ciel de ses nuages, laissant pour seule silhouette nocturne le gabarit imposant des tours sur lesquelles flânait une lumière opalescente. Quelques étoiles scintillaient encore dans la timide mise au jour de la ville.L’homme à la cravate pourpre était assis au bureau, le dos appuyé contre le haut dossier en cuir, sa main chauffée par un café à peine servi. Il était tôt, beaucoup trop tôt pour que sa nuit de sommeil puisse être un tant soit peu réparatrice. Son cortex tapait contre ses oreilles, sa gorge était lourde. Il bâillait contre volonté. Mais il lui fallait être debout. Le Duc avait une longue journée devant lui, sans la perspective de vingt minutes pour faire une sieste.La décision n’attendait pas.La porte couina.Une secrétaire apparut, les traits tendus. Elle s’apprêtait à donner une mauvaise nouvelle, cela se sentait
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Elle ne bougeait pas.Les sens de Vincent , mon Dieu, étaient en ébullition. Reste cool. Reste cool. Impossible. Son pouls battait si fort que sa vision s’en troublait. Ses yeux et ses lèvres tremblaient. Il l’avait retrouvée. Elle était là. Finalement.Ses traits s’étaient durcis avec le désert, mais la beauté de son visage n’avait en rien bougé. C’était comme redécouvrir son village d’enfance après des années à l’étranger, comme retrouver le plaisir d’une soirée d’été après l’hiver.Il marcha dans sa direction, abandonnant les autres. Plus rien ne comptait. Son pouls tapait.Au début, elle ne le reconnut pas, mais alors qu’il avançait dans sa direction avec tout le calme que son corps lui permettait, ses yeux s’écarquillèrent. Ces yeux, cette profondeur. Vincent pouvait la sentir perplexe, soulagée aussi. Peut-être. Heureuse ?Il arriva devant elle, mais ne put parler. Il la regardait, le silence d’une éternité à l’attendre dans les yeux. Rien
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Il faisait sombre. Il puait. À nouveau. Les égouts, Vincent commençait à en avoir marre. Hier encore, il n’y avait jamais mis les pieds, n’en avait vu qu’en photos, et il se retrouvait, pour la deuxième fois aujourd’hui, les pieds dans l’expression sanitaire la plus percutante de la chimisation de l’alimentation mondiale.Les hommes du désert les avaient reconduits dans la ville par une bouche de vidage proche de leur camp. Un lac artificiel s’y était formé, séchant d’un soleil à griller les mouches la contrepartie ubuesque de la propreté urbaine. La conduite les avait menés à contrecœur dans un dédale de galeries, que les hommes du désert connaissaient à la perfection.— Les outils sont rares, avait justifié Bertrand sans plus d’explications.Les châles des hommes du sable traînaient dans la couche qui grattait le fond des canalisations en béton. Seuls les quatre rebelles, toujours en pantalons, évitaient la désagréable sensation de traîner leurs toilettes av
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De part et d’autre du hangar pendaient chaînes et crochets ; c’était un entrepôt métallique, un abattoir désaffecté au plafond haut et percé de lanterneaux pyramidaux, où les gémissements de Matthieu résonnaient comme le fantôme de ceux des milliers d’animaux passés ici avant lui.Lucas s’affairait autour de Matthieu, déchirant les vêtements autour de sa jambe blessée, pansant comme il pouvait le trou sanguinolent. Vincent était agenouillé près d’eux, inutile. Les choses s’étaient toutes déroulées tellement vite qu’il avait toujours du mal à réaliser ce qui arrivait. Matthieu hurlait par moments. La balle semblait être ressortie, mais ni Lucas ni Vincent ne savaient si c’était une bonne chose. Dans les films, c’en était une, mais bon Dieu, tout ce sang, tout ce sang qui coulait.Mélanie se tenait près d’eux, soucieuse. Bien qu’elle n’intervint pas sur Matthieu, elle semblait impliquée, torturée de ne pouvoir l’aider. Il en avait ouvertement besoin, et pourtant, elle
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Vincent referma en vitesse la porte de l’abattoir.C’était, pour le moins, impromptu. Dans le groupe de révolutionnaires qui lui faisait face, tous le regardaient. Ils étaient encerclés, ils n’avaient aucun moyen de sortir. Ils s’étaient fait prendre.— Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda Vincent.— OK, posons-nous, dit Mélanie. Réfléchissons. Il doit y avoir un moyen de sortir d’ici.— Il y a le toit, dit Lucas en se levant et courant vers la porte.Il bouscula les meubles devant les deux battants. C’était cependant, et tout le monde le savait, désespéré. Quand bien même le groupe se réfugierait sur le toit, ils ne pourraient tenir un siège de la milice : ils n’avaient ni nourriture ni armes. Enfin, si, une arme. Celle de Lucas. Il courut vers l’échelle, et grimpa les échelons. Il commençait à ouvrir l’une des fenêtres, lorsque retentit une voix au travers de la porte :— Je ne vous veux aucun mal, dit le Duc
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