Gabriel de Montreuil
La brume du matin recouvrait Bellefontaine d’un voile fantomatique lorsque je quittai ma chambre. Mon esprit était agité, tiraillé entre l’ombre menaçante de mon père et l’écho des paroles de la veille.
"Jusqu’où êtes-vous prêt à aller ?"
La question me hantait.
Je traversai la cour, longeant les cabanes où les premiers travailleurs s’activaient déjà. Des silhouettes fatiguées, habituées à l’oppression, s’efforçaient de ne pas croiser mon regard. Pourtant, je sentais leur attention peser sur moi.
Ils attendaient.
Attendaient de voir si mes actes suivraient mes paroles.
☾☾☾
Un domestique vint me chercher en fin de matinée.
— « Monsieur votre père vous demande à son bureau. »
Je savais ce qui m’attendait.
En entrant dans la pièce, je découvris que mon père n’était pas seul.
Charles Beauregard était là, confortablement installé dans un fauteuil, un sourire presque amusé sur les lèvres. À ses côtés, Carter, debout, bras croisés, me jaugeait avec un mépris à peine voilé.
Mon père se tenait derrière son bureau, visage fermé.
— « Entre, Gabriel. »
Je pris une grande inspiration et m’avançai, retenant le frisson d’alerte qui me parcourait l’échine.
— « Messieurs. »
Mon regard croisa celui de Beauregard, et son sourire s’élargit.
— « Vous avez fait beaucoup parler de vous, jeune Montreuil. On raconte que vous avez empêché une punition. »
Je haussai les épaules.
— « C’est exact. »
Carter grogna.
— « Et vous ne regrettez pas votre geste ? »
— « Non. »
Le silence se fit plus dense.
Mon père se massa les tempes, exaspéré.
Beauregard, lui, se pencha légèrement, son regard perçant.
— « Vous êtes un homme intelligent, Gabriel. Vous avez étudié en France. Vous connaissez le monde. Alors dites-moi… Qu’est-ce qui vous fait croire que vous pouvez renverser un système qui fonctionne depuis des siècles ? »
— « Fonctionne pour qui ? » répliquai-je sans détour.
Un silence pesa sur la pièce.
Puis Beauregard rit doucement, mais ses yeux étaient froids.
— « Votre fils est un idéaliste, Auguste. Un rêveur. Et les rêveurs finissent souvent pendus à un arbre. »
Mon père se leva brusquement.
— « Assez ! »
Sa voix claqua dans la pièce, et même Beauregard perdit son sourire.
— « Gabriel, écoute-moi bien. Je t’ai laissé une chance de comprendre comment fonctionne Bellefontaine. Mais au lieu de ça, tu fais preuve d’insubordination. Tu mets en danger l’équilibre de cette plantation. »
Il s’approcha, plantant son regard dans le mien.
— « Tu as un choix à faire. Soit tu acceptes ton rôle, soit tu es mon ennemi. »
Un ultimatum.
Je savais que ce moment arriverait, mais l’entendre de sa bouche donnait à ces mots une gravité nouvelle.
Je sentis le regard de Beauregard et Carter peser sur moi, attendant ma réaction.
Mon père voulait me briser.
Mais il ne comprenait pas que j’avais déjà fait mon choix.
Je redressai les épaules et répondis d’une voix ferme :
— « Alors, nous sommes ennemis. »
Un silence glacial s’abattit dans la pièce.
Mon père me fixa comme si je venais de le trahir de la pire des manières.
Beauregard, lui, secoua la tête avec un sourire narquois.
— « Une bien mauvaise décision, garçon. »
Lorsque je sortis du bureau, je sentis une tension nouvelle peser sur mes épaules.
Carter m’attendait dans le couloir.
— « Je savais que vous étiez stupide, mais pas à ce point. »
Je le contournai sans un mot, mais il attrapa mon bras avec une force brutale.
— « Vous venez de signer votre arrêt de mort, Montreuil. »
Je le repoussai violemment.
— « Et vous, Carter, vous venez de perdre toute mon estime. »
Il ricana.
— « Je vais dormir tranquille malgré ça. »
Je ne lui répondis pas et quittai la maison.
La nuit était lourde lorsque je rejoignis les cabanes des esclaves.
Le groupe m’attendait près de la rivière. Cette fois, ils étaient plus nombreux. Des visages tendus, inquiets.
Samuel me fixa longuement.
— « Vous avez choisi votre camp, Montreuil ? »
Je hochai la tête.
— « Oui. »
Samuel échangea un regard avec Aïda, puis se tourna vers les autres.
— « Alors il est temps d’agir. »
Je pris une grande inspiration.
— « Que devons-nous faire ? »
Samuel s’approcha, sa voix plus basse.
— « Les punitions deviennent plus dures. Carter et ses hommes sont plus violents. Certains d’entre nous veulent fuir. Mais nous avons aussi entendu parler d’une révolte qui s’organise, plus loin vers le nord. »
— « Une révolte ? »
Aïda hocha la tête.
— « Ils disent que dans quelques mois, il y aura un soulèvement. Pas juste quelques fuites isolées. Un vrai combat. »
Je sentis mon cœur accélérer.
C’était un pas de plus dans l’engrenage.
Samuel me jaugea.
— « On pourrait attendre et voir ce qui se passe. Ou bien… on peut commencer à préparer notre propre action ici, à Bellefontaine. »
Je déglutis.
J’étais prêt à défier mon père.
Mais étais-je prêt à prendre les armes ?
Aïda me regarda avec intensité.
— « Vous voulez vraiment aider, Gabriel ? Alors vous devez comprendre une chose : les mots ne suffiront pas. »
Un silence tomba sur le groupe.
Puis Samuel hocha la tête et me tendit un couteau.
— « Il est temps de décider qui vous êtes vraiment. »
Je fixai la lame.
J’avais franchi une ligne en défiant mon père.
Mais cette nuit, je me rendis compte qu’il y avait encore une autre ligne à franchir.
Et qu’une fois
passée, je ne pourrais plus jamais revenir en arrière.
Au loin, dans l’obscurité, le vent s’était levé.
La tempête approchait.
Et cette fois, je serais prêt à la déclencher.
Récit d’un vieil homme, narrateur anonymeOn raconte qu’un jour, un capitaine a fait taire la mer.Pas par la peur. Pas par la guerre.Mais parce qu’il lui a tourné le dos.Parce qu’il a aimé plus fort que la mer ne le permet.Parce qu’il a choisi l’amour au lieu du vent, une main au lieu du sabre.Son nom ?Gabriel de Montreuil.Une légende.Une épine dans le flanc de l’Empire.Un spectre pour les galions espagnols.Un mythe pour les jeunes mousses qui rêvaient de fortune, de gloire, de liberté.Et puis… plus rien.Un matin, le Pavillon Noir n’est plus reparu à l’horizon.Plus de voiles. Plus de feu.Le capitaine s’est tu.Et avec lui, la mer a perdu quelque chose de sauvage, de furieux.Mais moi, je sais.Je sais ce qu’il est devenu.J’étais jeune mousse sur un brick marchand, à l’époque.On croisait au large d’îles sans nom, là où les cartes s’effacent dans le bleu, où le ciel et l’eau se confondent.Et un soir, juste avant que le soleil meure, je l’ai vu.Une barque.Deux silhouet
Gabriel de MontreuilLe San Telmo dort dans le ventre de l’océan.Et nous, on flotte dans l’après.La plage est déserte, battue par le vent. Du sable blanc, du sel sur ma peau. Elle est là, allongée, la poitrine soulevée lentement, les yeux fermés.Je ne dis rien.Je la regarde respirer.AïdaJe sens son regard avant d’ouvrir les yeux.Je le connais. Il me brûle doucement, sans violence.Ses mains sont posées sur ses genoux. Il ne me touche pas. Pas encore.Je me redresse.Ma robe est en lambeaux, mais je m’en moque.Il est là. Et je suis vivante.— Tu comptes me regarder longtemps comme ça ?Il ne sourit pas. Il s’approche. Lentement.Je tends la main. Il l’attrape.Gabriel de MontreuilSon contact me brise.Je tombe à genoux devant elle, le front contre son ventre.— Je t’ai crue morte.— J’ai cru l’être aussi.Ses doigts glissent dans mes cheveux, et tout se tait.AïdaIl a tout perdu. Le navire. Le serment. La légende.Mais il m’a gardée.Ou peut-être que c’est moi qui l’ai gardé.
Gabriel de MontreuilJe tombe à genoux. Le pont du San Telmo vacille sous mes mains. L’air est saturé de sel, de magie ancienne, de douleur. Aïda gît là, dans les bras invisibles du navire, comme une offrande vivante, une prière hurlée à l’océan. Son corps est toujours là, mais son âme, je la sens glisser, tirée par des courants plus sombres que la mort elle-même.— Non… non, Aïda…Je me précipite, mais déjà la coque s’ouvre autour d’elle, comme une gueule vivante. Le bois craque, soupire, s’ouvre comme une plaie.DiegoJe m’élance après Gabriel. Il vacille, prêt à se jeter dans l’abîme pour la rejoindre. Je l’attrape par le bras au dernier instant.— Tu fais quoi, bordel ?!Il se débat, les yeux fous.— Elle a pris ma place, Diego ! C’est à moi ! C’était à moi !Il me frappe. Je le retiens. Je le frappe à mon tour. Le chaos autour de nous est si intense que personne ne voit. La mer hurle, la Gardienne récite des incantations dans une langue morte. Mais Gabriel ? Il se brise entre mes
DiegoJe connais Gabriel depuis assez longtemps pour comprendre ce qu’il s’apprête à faire. Ce regard, cette foutue détermination glacée… Il croit qu’il n’a pas le choix. Mais il en a toujours un.— On peut trouver une autre issue, je lance. Il y a toujours un autre moyen.La Gardienne esquisse un sourire triste.— Vous ne comprenez pas. Ce navire ne navigue que sur le serment du sang.AïdaLe serment du sang.Tout s’effondre en moi. Mon souffle se coupe, mon cœur cogne contre mes côtes comme un tambour de guerre. Je comprends avant même que Gabriel parle.— C’est moi, murmuré-je. C’est moi le prix.Il détourne les yeux.Le silence qui suit est pire que n’importe quelle tempête.Gabriel de MontreuilAïda me fixe, les yeux brillants d’un mélange de peur et de rage. Je pourrais lui mentir. Lui dire qu’elle se trompe. Mais elle sait. Elle a toujours su.— Non, souffle-t-elle.Le San Telmo tangue violemment. L’eau noire s’agite sous nous, une houle surnaturelle, impatiente. Mon père reste
Gabriel de MontreuilLe pont du San Telmo grince sous mes pas.Le bois est ancien, pourtant il semble respirer. Les voiles noires frémissent comme la peau d’une créature vivante. Un murmure serpente à travers l’air, une prière oubliée, un avertissement peut-être. Mais il est trop tard pour reculer.Je sens la présence de mes compagnons derrière moi. Diego inspecte le gréement, les traits tendus. M’Bala, silencieux, recharge son fusil, prêt à affronter l’inconnu. Aïda garde le médaillon serré dans sa main, son regard brillant d’une inquiétude qu’elle ne dissimule plus.Puis la Gardienne parle.— Le navire t’appartient, Gabriel de Montreuil. Il est le dernier témoin de ton sang, l’ultime vestige de ce qui fut et de ce qui doit être.Je tourne les yeux vers elle. Son voile d’or scintille sous la lueur irréelle qui baigne le vaisseau.— Où nous mènera-t-il ?Elle incline légèrement la tête.— Là où le pacte l’exige.Un frisson court le long de mon échine. Ce pacte… Je l’ai scellé sans en
Gabriel de MontreuilM’BalaJe plante mon coutelas dans la poitrine d’un des spectres.Il ne bronche pas.Ses mains se referment sur mon cou.Je suffoque.Puis, soudain, une lumière jaillit derrière moi.Je tombe à genoux, haletant.Le médaillon.Aïda s’est levée.Son regard est brûlant.Et le médaillon brille d’une lueur qui n’a rien de naturel.Les morts s’arrêtent.L’ombre, elle, avance.Gabriel de MontreuilLa jungle se déchire dans un rugissement de vent et de cendres.La silhouette cachée dans l’ombre révèle enfin son visage.Un visage que je connais.Mon père.Ou du moins, ce qu’il est devenu.Son regard est froid, inhumain.— Tu aurais dû rester en mer, Gabriel.Sa voix est un murmure de tempête, un écho de mille âmes perdues.Je serre les poings.— Pourquoi es-tu encore là ?Un sourire tordu se dessine sur son visage.— Parce que j’ai échoué.Un silence s’abat sur nous.Puis il lève la main.Et la terre tremble sous nos pieds.DiegoLe sol s’ouvre en un fracas assourdissant.