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Horizons #2 Déroute et des ruines
Horizons #2 Déroute et des ruines
Auteur: Lysiah MARO

Chapitre 15

mercredi 23 novembre 2107

L’aube vient de se lever et Khenzo m’attend, assis en travers de la porte d’entrée, à l’abri du vent. Surprise de voir qu’il ne m’a pas abandonnée comme il aurait été en droit de le faire après la façon dont je me suis comportée avec lui, je reste immobile. Tout en le dévisageant en silence, je plaque une main sur mon flanc pour endiguer la douleur qui irradie toujours de ma plaie par balle. Si seulement il n’y avait que cette douleur qui me fasse souffrir...

— Tu as pris ta décision à ce que je vois, déclare-t-il d’une voix qui ne laisse transparaître aucune émotion.

— Excuse-moi, murmuré-je, penaude.

— C’est déjà fait.

Il se relève et s’avance vers moi en me tendant une pomme :

— Mange.

Un peu décontenancée, je continue de le scruter. Il n’était pas obligé de me repêcher dans ce fleuve. Il n’était pas obligé de me retirer cette putain de balle et de me recoudre pour que je ne me vide pas de mon sang. Il était encore moins obligé de veiller sur moi plusieurs jours. Mais il l’a fait, et je ne lui ai même pas dit merci. Non, je ne suis pas foutue de lui dire ce simple mot qu’il mérite pourtant amplement. Pour reprendre contenance, j’attrape le fruit juteux qu’il me tend et me concentre dessus.

— Où as-tu trouvé ça ?

— On s’en fout, répond-il un peu brusquement. Mange-la, c’est tout.

Je hoche la tête, comprenant qu’il m’en veut toujours un peu malgré tout, et mords dans la pomme à pleines dents. Je jette un œil dehors. Le vent siffle entre les bâtiments et le sol est recouvert d’une couche de neige, mais le ciel est dégagé pour le moment.

— Tu sais où on est ? demandé-je, la bouche pleine.

— Pas vraiment, répond-il, scrutant toujours l’horizon, un air sinistre sur le visage. Après t’avoir hissée sur une planche en bois qui flottait, le courant nous a fait dériver un bon moment avant qu’on puisse rejoindre la berge. Je pense qu’on a dû quitter Orléans et qu’on se trouve dans une commune voisine, mais je ne connais pas bien le coin. J’y suis souvent passé, mais je ne m’y suis jamais vraiment arrêté.

— Et tu n’as vu aucune trace des autres ?

— Non. Je les ai guettés, mais depuis qu’on est là, je n’ai pas vu âme qui vive dans le quartier.

— C’est quoi le plan alors ?

— Je ne sais pas, soupire Khenzo. On peut remonter le fleuve jusqu’à la Grand-Place, mais je doute qu’ils soient encore là-bas. Tim ne prendrait pas le risque de s’éterniser dans le coin si le NGPP traîne par ici.

— Même pour toi ?

— Même pour moi, rétorque-t-il en baissant les yeux sur moi. Après on peut toujours essayer de les pister depuis là-bas pour les retrouver. Avec ta blessure, on ne pourra pas avancer très vite, mais on devrait y être en début d’après-midi si on se met en route dès maintenant.

— Alors nous n’avons pas de temps à perdre, conclus-je avant de mordre à nouveau dans la pomme.

Marcher me coûte plus d’énergie que je ne l’aurais pensé et rapidement mon corps se met à m’envoyer des signaux d’alerte tous azimuts. Pourtant je ne me plains pas ; j’ai suffisamment emmerdé mon monde comme ça, alors je serre les dents et avance dans les pas de Khenzo, en silence, le regard fixé sur la casserole qu’il a attachée à sa ceinture. Il adopte une allure plutôt lente pour que je puisse tenir le rythme.

La ville où nous avons atterri semble avoir plutôt bien survécu aux ravages des guérillas. Excepté le quartier où nous avons trouvé refuge. Une partie de la population habite toujours les lieux et s’échine visiblement à faire vivre cette communauté. Quelques commerces de proximité sont toujours actifs ainsi que certaines infrastructures communes. Cependant je n’ai pas l’impression que le pouvoir appartient aux habitants à en juger la milice qui quadrille les rues. Les hommes et femmes armés et équipés des pieds à la tête exhibent fièrement leur blason : un lys en argent.

Je sens l’impatience de Khenzo grandir à mesure que nous avançons sous un ciel qui se charge de plus en plus. Vu la piètre compagne de voyage que je fais, je ne peux que comprendre son envie de retrouver au plus vite le reste du groupe. Pourtant, il ne dit rien, ne me presse pas et s’inquiète même de mon état de temps à autre. Un gentleman au royaume des survivants.

Alors que nous traversons un quartier plutôt animé, une pluie glacée s’abat brusquement sur nous, faisant fuir les habitants occupés à reconstruire une partie des bâtiments et les enfants qui jouaient au foot de rue. En l’espace de quelques minutes les lieux se vident. Des éclairs et des roulements de tonnerre viennent s’ajouter à la fête lorsque nous arrivons au point de contrôle de la sortie de la ville. Une patrouille de la milice au lys d’argent nous arrête et nous fouille. Jugeant que nous ne présentons aucun danger – et pour cause, nous n’avons plus aucune arme ni équipement de valeur sur nous en dehors de cette vieille casserole, ils nous laissent passer sans faire d’histoire. Nous remontons le col de nos manteaux et quittons Meung-sur-Loire, tête baissée.

Deux heures plus tard, nous franchissons l’entrée de la ville de Saint-Ay sous la pluie qui se transforme en neige. Manquait plus que ça. Khenzo nous guide jusque dans une ancienne brasserie. Pas un chat à l’horizon. À l’abri des bourrasques et des gros flocons, je me laisse choir contre le bar. La douleur me cisaille le flanc. Je déboutonne mon manteau dégoulinant d’eau et, délicatement, soulève mon t-shirt pour vérifier que les points de suture tiennent le coup. Khenzo a fait du bon boulot.

— Je vais aller jeter un œil dans le coin le temps que tu récupères et ramener de quoi manger si je trouve quelque chose, dit-il avant de s’éclipser.

Je ferme les yeux. Refouler la douleur. Oublier. Imaginer. Tout est possible. Oui. Tout est possible. Je me hisse sur le bar et m’allonge sur le comptoir en inox. Une main posée sur la plaie je commence à faire quelques exercices de relaxation. J’en suis à ma dixième série lorsque Khenzo revient à bout de souffle.

— Il faut qu’on dégage de là ! On dirait que l’IPOC a envoyé deux unités en reconnaissance dans le secteur. Ils sont lourdement armés et n’ont pas l’air très contents. C’est possible qu’ils soient là pour nous.

— Pour nous ? répété-je incrédule.

— Je les ai entendus parler de ce qu’il s’est passé sur la Grand-Place à Orléans. Ils sont sur les dents. Crois-moi.

Je veux bien le croire, mais… depuis quand le NGPP et l’IPOC travaillent main dans la main ?! Ils passent leur temps à se foutre sur la gueule ces cons. Devant mon manque de réaction immédiate, il m’attrape par la taille en prenant soin d’éviter ma blessure, pour me faire descendre du bar et m’entraîne derrière lui en courant. Au loin j’entends effectivement quelques véhicules et des voix résonner au-dessus de la ville fantôme. Nous courons à perdre haleine sur une voie qui longe le fleuve de la Loire.

— Là !

J’attrape le bras de Khenzo pour l’arrêter et lui montrer un bois à un petit kilomètre devant nous, en contrebas d’une impasse qui ressemble à une future piste de course en pente.

— Ils n’iront pas fouiller les bois pour nous chercher…, supposé-je, le souffle court.

— Alors dépêchons-nous avant qu’ils nous voient !

Aussitôt, il me prend la main et s’élance à toutes jambes. Je peine à rester à hauteur, mais me fais violence pour y arriver tout en jetant un dernier coup d’œil derrière moi. Personne ne nous a encore vus. Nous avons une chance de disparaître dans la nature avant que les choses ne se gâtent.

Au bord de la rupture, l’abdomen déchiqueté par la douleur et le reste du corps fourbu, je me concentre sur ma course et sur notre objectif : les arbres. Droit devant nous. Mes pieds dérapent dans la poudreuse et mon compagnon raffermit sa prise sur ma main pour m’encourager.

Plus que trois-cents mètres. Sous la neige qui continue de tomber en abondance, Khenzo me tire derrière lui pour maintenir le rythme.

Plus que deux-cents mètres. Mon flanc gauche me fait affreusement souffrir, mais j’irai jusqu’au bout.

Plus que cent mètres. Encore un petit effort.

Plus que cinquante mètres. Nous nous engouffrons à toute allure sous les bois.

Les branches basses nous griffent le visage et les buissons épineux accrochent nos vêtements. Pourtant nous gardons la cadence. Au loin, j’entends les soldats qui continuent leurs recherches. Ils ne semblent pas nous avoir vus et plus nous nous enfonçons sous les bois, plus le danger paraît s’éloigner. Bientôt nous n’entendons rien d’autre que nos respirations haletantes et nos pas de course amortis par la neige.

Nous finissons par nous arrêter au pied d’une énorme souche d’arbre qui dépasse d’un talus. Khenzo a les joues et le front lacérés, les oreilles, le nez et les mains rougis par le froid. Sa poitrine se soulève à vive allure et un nuage blanc sort de sa bouche à chaque expiration.

Prise de nausées, je m’adosse à un arbre. La douleur me submerge, la tête me tourne, ma vision se brouille. Allez ! Tu ne peux pas t’évanouir maintenant ! La situation exige que je mobilise toutes mes forces.

Mon compagnon s’approche et me prend le visage entre ses paumes pour observer mes pupilles à la pâle lueur du jour qui traverse les arbres dénudés.

— On va s’arrêter là pour le moment, déclare-t-il. Tu n’es pas en état de continuer et moi non plus d’ailleurs.

Il inspecte la souche et me fait signe de le suivre. Sous le talus, un renfoncement entre les racines nous permettra de nous abriter le temps que la tempête se calme. Je passe en premier et me colle contre la paroi rocailleuse. Khenzo s’installe à son tour et colmate l’ouverture avec son manteau. J’enlève alors le mien et me rapproche du jeune homme qui a fini de gesticuler. Un peu maladroitement il me prend dans ses bras pour conserver la chaleur de nos corps et étend mon manteau sur nous.

D’abord crispée par la douleur et la fatigue, je finis par me détendre peu à peu et laisse même aller ma tête contre son épaule pour fermer les yeux. Quelle matinée de merde.

Impossible de trouver le sommeil, pourtant je suis épuisée. Trop de choses tournent dans ma tête. Trop d’images, trop de souvenirs, trop de peines. Sans m’en rendre compte, des larmes s’échappent entre mes cils et roulent le long de mes joues. Triste et épuisée, mais pas suffisamment pour plonger dans mes cauchemars. Non. Je n’ai pas la force de les affronter tout de suite. J’ai besoin d’un peu de répit.

Sentant ma détresse, Khenzo resserre un peu plus son étreinte. Sa présence me rassure, sa chaleur me réconforte et son silence m’apaise. Je n’ai pas envie de parler, pas envie d’évoquer ce qu’il s’est passé. Il doit s’en douter et respecte cela. Une chose de plus à ajouter à la liste de ses qualités. Cet homme est trop parfait pour être vrai. Sabrina me dirait d’arrêter d’être rabat-joie. Elle me manque… les autres aussi. Et Adrien...

Ma poitrine se gonfle d’un sanglot qui s’étrangle dans ma gorge. La mort de ma famille a ravivé le souvenir de celle du garçon à qui j’avais donné mon cœur. Je pensais avoir réussi à surmonter cette épreuve, mais en réalité, je me suis juste menti à moi-même durant tout ce temps. Et à cette ancienne douleur vient s’en greffer une encore plus grande. Je me sens mal. Terriblement mal. Je n’ai même pas de mot pour décrire la tempête qui fait rage sous mon crâne.

Peu à peu, je réussis néanmoins à me calmer, la présence silencieuse et enveloppante de Khenzo y étant pour beaucoup. Les minutes passent, les heures défilent et il est temps de se remettre en route.

— J’aurais préféré que tu dormes un peu, mais si tu n’y arrives pas, autant repartir maintenant. Je ne tiens pas à passer la nuit ici.

Ses premiers mots depuis qu’on se terre sous cet arbre. Je comprends qu’il ne tienne pas à rester plus longtemps dans le froid.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demandé-je d’une voix éraillée.

— On s’en tient au plan. Sauf si tu vois une autre alternative.

Dans la pénombre je hoche la tête.

Transis, nous sortons non sans difficultés de notre terrier. Il a neigé tout le début d’après-midi et toutes nos traces ont été recouvertes. Si les mecs de l’IPOC avaient essayé de nous retrouver, ce n’est pas dit qu’ils auraient réussi.

— Comment va ta blessure ?

Je porte une main à l’abdomen et palpe la plaie par-dessus mes vêtements ; ça fait mal, mais ça va. J’ai connu pire.

— Te fais pas de soucis de ce côté-là. T’aurais pu être chirurgien dans une autre vie et j’en ai vu d’autres.

Vu son air sceptique, j’ai dans l’idée qu’il ne croit pas un mot de ce que je viens de dire.

— Je t’assure que ça va aller, le rassuré-je. De toute façon on n’a pas le choix, tu l’as dit toi-même que tu ne tenais pas à moisir ici cette nuit.

— Alors en route.

Avant qu’il ait fait un pas, je pose une main sur son avant-bras pour l’interpeller :

— Je ne te l’ai pas encore dit, mais… merci. Je n’ai pas été très sympa après… enfin, tu vois. Voilà je suis désolée et merci pour ce que tu as fait. Je t’en dois une.

— T’inquiète, tu viens de perdre ta famille, je peux comprendre ton attitude de merde.

Et pan ! Je ne l’ai pas volée celle-là…

— Mais tu ne me dois rien, continue-t-il d’un ton égal. Tu aurais fait la même chose si les rôles avaient été inversés.

Je lui lâche le bras et il se met en route. L’air glacial me fait frémir. Je parie un poulet rôti que le thermomètre est descendu en dessous de 0°C aujourd’hui. La boule au ventre et la mort dans l’âme, j’emboîte le pas à Khenzo ; mes pieds s’enfoncent dans la poudreuse, comme une automate.

Des clolias rouges s’ouvrent peu à peu à mesure que nous progressons, comme si nous laissions des gouttes de sang derrière nous. Cette variété de fleurs a la particularité de s’épanouir en hiver ; une pure invention de l’Homme. Maman était une adepte du bio et pourtant elle les adorait. Elle en avait planté de couleur blanche, rose et violette autour de l’allée qui menait à l’arrière du jardin, grimpant sur les arches en bois qui la protégeaient. L’été, les fleurs laissaient place à une sorte de lierre épais et très envahissant.

Papa en avait marre de devoir sans cesse se baisser pour parcourir l’allée et plus d’une fois il avait failli tout couper. Le regard implorant de maman l’en avait à chaque fois dissuadé. Elle aimait ces fleurs. Et papa aimait maman. Ils n’ont pas mérité leur sort. Aucun de ceux que je connaissais et qui sont morts sur cette place ne méritait ce qu’il leur est arrivé. Non, aucun.

Me revoilà partie dans mes sombres pensées… Je dois me reprendre. Toutes ces choses ne doivent plus m’atteindre. Me blinder. Je n’ai pas le choix. Sinon ils auront gagné. Pour les miens, je dois me battre jusqu’au bout. Jusqu’à la toute fin. Et je leur jure sur ma vie que je les vengerai.

Rapidement, nous sortons du bois pour récupérer une route qui suit plus ou moins le fleuve. Une vieille borne datant du siècle dernier affiche encore son ancien numéro : la D2152. Soit.

Par moment, le bruit des eaux tumultueuses se fait plus fort et notre regard est attiré par ce serpent insaisissable qui s’écoule entre les deux rives immaculées. Khenzo scrute l’horizon et pointe du doigt un pont en mauvais état situé à plusieurs centaines de mètres. Toujours sans un mot nous gagnons l’autre rive pour rejoindre une autre départementale.

Impraticable en voiture, notre progression n’en est pas plus facile à pied ; la neige recouvre le sol d’une bonne dizaine de centimètres, nous empêchant d’avancer rapidement à travers un lieu-dit répondant au doux nom de Saint-Hilaire-Saint-Mesmin. Comment pouvaient s’appeler les habitants de cet endroit ? Les Saint-Hilairois-Saint-Mesminins ? Bref, en fait on s’en cogne complètement, qui ça peut intéresser de savoir ça ?

À la sortie du lieu-dit, un rayon de soleil perce enfin les nuages pour venir caresser ma peau. L’air devient plus sec, et avec délice, je ferme les yeux quelques instants pour profiter de cette éclaircie bienvenue. Un peu de vitamine D ne pourra pas faire de mal vu les circonstances...

À mes côtés, Khenzo reste de marbre, avançant toujours au même rythme : lent, mais régulier. Comme un métronome qui bat le tempo. Il n’a pas dit un mot depuis que nous avons repris notre chemin. Je lui jette un regard en biais pour observer son profil. Ses traits paraissent crispés... non, soucieux.

Puis d’un seul coup, je suis frappée d’un éclair de génie… enfin génie, non… plutôt un éclair de lucidité, à l’image de la petite lumière qui s’est soudainement allumée dans mon cerveau embrumé : cet homme est triste. Cette vérité m’apparaît à présent éclatante. Son sourire bienveillant n’est en réalité qu’une façade derrière laquelle se cache une profonde tristesse. Moi qui me targuais de savoir lire chez les gens comme dans un livre ouvert… Peut-être qu’avec le temps je ne fais plus aussi attention à ces choses-là qu’avant. Comme si les évidences devenaient de plus en plus floues à discerner. Comme si je voulais me satisfaire de l’apparence.

Pourquoi cette tristesse ? Pourquoi Khenzo n’a-t-il en réalité rien à voir avec ce jeune homme plein de vie et de fougue pour lequel il se fait passer ? Non. Encore une fois, Xalyah, ce n’est pas une bonne idée. Ne pas s’attacher aux gens, ne pas essayer de se mettre à leur place, ne pas éprouver d’empathie. Surtout ne pas gratter sous les masques. Pas maintenant. Pas après les avoir perdus. Je dois me libérer de tout ça si je veux survivre et les venger. L’empathie ne sera qu’une entrave à mes projets de vengeance.

En proie à une intense réflexion qui ne me mène nulle part, je n’ai pas vu le temps passer. Et elle est là, devant moi, me rappelant enfin à la réalité. Cette réalité qui fait que jamais plus rien ne sera comme avant. Définitivement.

La Grand-Place, grandiose en son temps – mais qui sera dorénavant synonyme d’horreur, se tient là, à mes pieds, parée de son manteau blanc glacial. De la scène du massacre, il ne reste plus aucune trace. Les corps ont visiblement été ramassés et rassemblés au centre sous une soixantaine de petits monticules déjà recouverts de neige. Repenser à toutes ces vies qui se sont arrêtées ici me rend triste. Mais pas que. Je sens la colère gonfler sous ma poitrine.

Prénom : Samuel.

Nom : Lisandin.

Sexe : masculin.

Âge : cinq ans.

Type : caucasien.

Représente une menace imminente pour le New Generation

Political Party et l’International and Political Oil

Corporation.

Mon cul oui ! Qu’est-ce qu’un gosse de cinq ans pouvait bien représenter comme danger ? Qu’est-ce que ce putain de gouvernement provisoire à la con pouvait reprocher à mon petit frère ?! Pourquoi lui avoir troué la poitrine avant de le balancer au bout d’une corde ? La vie est à chier, putain. Si elle doit ressembler à ça, je n’ai pas envie de la vivre.

Prise d’une bouffée d’angoisse et de tristesse, je m’appuie contre un arbre pour reprendre mes esprits. Quand tu es dos au mur, tu dois penser stratégie ; évalue les risques, mesure les enjeux et établis tes objectifs. Ensuite, accomplis-les, les uns après les autres, calmement, froidement. Ce sera toujours la clé de la réussite, ne l’oublie pas. Merde, papa, j’aimerais tellement que tu sois à côté de moi pour me rabâcher tes cours sur la force mentale ; j’en aurais bien besoin.

Je me redresse et fais un pas en direction du Grand Arbre. Khenzo, qui comprend mon besoin soudain de solitude, s’éloigne un peu pour faire un tour. Je vois encore leurs corps se balancer dans le froid, comme de vulgaires babioles qu’on aurait accrochées dans les arbres pour faire du bruit. Eux n’en faisaient pas, silencieux comme les morts, pâles comme les cadavres. C’était eux, et en même temps ça ne l’était plus. Leurs enveloppes charnelles trahissaient leurs dernières émotions, mais leurs âmes s’étaient envolées. Ils ne ressemblaient plus qu’à des coquilles vides.

Je m’agenouille devant les quatre tombes où reposent leurs dépouilles, touchant chacune d’entre elles du bout des doigts après les avoir portés à ma bouche, comme un dernier baiser d’adieu. C’est fini. Dorénavant, ils ne vivront plus que dans mes souvenirs, dans mon esprit, dans mon cœur.

Cela faisait des mois que je ne les avais pas vus. Des mois que j’espérais les retrouver un jour. Si je m’étais habituée à leur absence au quotidien, j’avais toujours cet espoir qui motivait chacun de mes actes. Aujourd’hui, que me reste-t-il ?

— Je n’ai vu personne.

La voix de Khenzo me tire de la torpeur morbide qui s’est emparée de moi. Je me relève pour croiser son regard couleur noisette.

— Tim a dû donner l’ordre à Nedj de décamper d’ici avant que d’autres renforts ne rappliquent dans le coin. On devrait retourner là où on avait garé le Crossover pour voir quelle direction ils ont prise.

Un dernier coup d’œil à l’arbre et à la soixantaine de tombes qui nous entourent, puis je me tourne à nouveau vers mon compagnon :

— Je te suis.

Après quelques minutes de marche, nous retrouvons l’endroit concerné. Rien. Nada. Aucune piste. Après quatre jours, toutes les traces qu’ils auraient pu laisser ont disparu avec la neige et la pluie. Le visage de Khenzo se décompose à mesure qu’il arpente la rue à la recherche du moindre indice qui nous mettrait sur la voie.

Sans armes ni nourriture je ne donne pas cher de notre peau. Je m’assieds sur la carcasse d’une voiture brûlée et lâche un soupir de désespoir. Pour couronner le tout, la neige recommence à tomber. Khenzo revient vers moi et s’assoit à mes côtés avec toute la lourdeur de sa déception. Il ne pense même pas à resserrer le col de son blouson en cuir pour se protéger du froid.

— Qu’est-ce que tu veux faire ? me demande-t-il les yeux dans le vague.

— Je ne sais pas. Tim avait parlé d’une base militaire.

— Vers Vichy oui…

… mais partir à l’aveuglette sans ressources par un temps pareil n’est pas notre meilleure option. Vichy se trouve à trois-cents bornes d’Orléans environ. Nous ne pouvons pas entreprendre un tel périple comme ça. Je dois reprendre des forces. On doit s’équiper. Peut-être que Yasshem pourrait nous accueillir le temps que ce soit possible ? Peut-être même qu’il possède un système de communication et qu’on pourrait trouver un moyen d’entrer en contact avec Tim ?

— Ce n’est pas la porte à côté, répond Khenzo quand je lui soumets mon plan.

— C’est plus proche que Vichy, mais si tu as une meilleure idée, je prends.

Il esquisse un demi-sourire. Ou plutôt une demi-grimace.

— Bien. Mettons-nous en route sans tarder alors, déclare-t-il d’une voix morne. On se les pèle ici.

Nous marchons à un rythme d’escargot jusqu’à la tombée de la nuit. Je suis éreintée, j’ai mal, je suis triste et de mauvais poil.

N’ayant plus la force de continuer, je désigne une boutique abandonnée qui fait l’angle d’une rue que nous traversons.

— Là, ça t’irait ? demandé-je péniblement en me tenant le flanc pour endiguer la douleur.

Khenzo me regarde de haut en bas, tourne la tête vers le magasin, se gratte le cuir chevelu frénétiquement, hésite. Ses yeux soucieux s’arrêtent à nouveau sur moi et il fait un pas pour s’approcher et me toucher le front du bout des doigts.

— Tu es brûlante.

— Je sais. Je… il faut que je m’arrête. S’il te plaît.

— Tu n’as pas à me supplier. Il fallait le dire plus tôt que ça n’allait pas.

— Je n’avais pas envie de nous ralentir plus que ça, réponds-je en baissant les yeux devant l’intensité de son regard.

— C’est toi qui vois, lâche-t-il avant de se détourner pour pénétrer dans le bâtiment.

Je le suis. À l’intérieur, il nous faut un moment pour nous habituer à l’obscurité ambiante. Lorsque je finis par fermer la porte, le grincement émis par cette dernière m’arrache un long frisson. Ce devait être une épicerie, avant qu’elle ne soit pillée et saccagée. Les étagères sont sens dessus dessous, des sachets vides et des morceaux de bouteilles cassées jonchent le sol. Nous passons dans la rangée des produits ménagers lorsqu’une forte odeur de pisse nous prend à la gorge.

— Tu es sûre de vouloir dormir ici ? demande mon compagnon sans se retourner.

— Oui.

Après avoir sillonné l’ensemble des étalages, nous nous arrêtons devant une porte qui doit donner sur les réserves. Elle semble bloquée et Khenzo se voit obligé de donner plusieurs coups d’épaules pour l’ouvrir. Là, dans cette immense pièce, d’autres étagères qui devaient contenir les stocks en réserve ont été renversées également. Les cartons éventrés moisissent un peu partout et nous trouvons le même bazar que dans les rayons du magasin.

Nous rassemblons des bâches en plastique qui traînent dans un coin, puis dans l’angle qui fait face à la porte nous les disposons au sol pour nous isoler au mieux du froid. Dans un grognement peu gracieux, je me laisse glisser le long du mur pour m’asseoir.

— Tu veux que je jette un œil ?

Nouveau grognement de ma part. Qu’il prend pour un oui. Il s’agenouille à mes côtés et déboutonne mon manteau sans me demander la permission. À plusieurs reprises il aurait pu me faire du mal ou avoir la main baladeuse, mais jamais il n’a eu un geste déplacé à mon égard alors je le laisse faire sans broncher. Il soulève mon t-shirt et s’écarte de la trajectoire de la lumière du clair de lune passant par la seule lucarne de la pièce qui se trouve au-dessus de nos têtes.

— La plaie n’a pas l’air infectée en surface, mais le fait que tu aies de la fièvre m’inquiète.

— Arrête de t’inquiéter, ça va aller. Et même si ça n’allait pas, ça ne changerait rien pour toi.

— Que veux-tu dire ? demande-t-il d’un ton brutal.

— Rien… je ne veux rien dire.

La tristesse qu’il lit sur mon visage adoucit ses traits et il pose une main calleuse et chaleureuse sur ma joue.

— Je ne vais pas t’abandonner, si c’est ce qui te fait peur, murmure-t-il.

— Je n’ai pas peur.

Il soupire et retire sa main avant de se relever.

— J’oubliais : tu n’as peur de rien, ni personne.

L’ironie qui transparaît dans sa voix me blesse plus que je ne l’avouerais. Le jeune homme s’assoit un peu plus loin et défait sa ceinture pour s’alléger de ses sacoches et sa casserole.

Ce soir, il n’y aura rien à manger. Je repense à la pomme qu’il m’a donnée ce matin à l’aube. Mon seul repas de la journée. Mon estomac se tord, réclamant un peu de nourriture pour faire son travail. Mets-la en veilleuse mon coco, car pour l’instant on est en période de jeûne.

Les mains sur le ventre, je pose ma tête contre le mur et ferme les yeux.

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