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Tout est vanité et poursuite du vent, et il n’y a aucun avantage à tirer de ce qu’on fait sous le soleil. (Ecclésiaste – la Bible)

… un bandage épais qui recouvrait son crâne et son œil gauche.

Sur le lit à côté de lui, le client du BibiBar qui n’avait pas disparu dans la lumière, menotté à des barreaux d’acier, continuait à le regarder en se marrant tout seul.

Il n’avait plus que deux dents et quelques touffes de cheveux sur le ciboulot, comme si on lui avait tout arraché par poignées entières. Son cuir chevelu était tout ensanglanté. Les miliciens avaient dû le traîner à même le sol sur des dizaines de mètres par ses cheveux pour obtenir ce résultat spectaculaire !

Merde, qu’il dit ! J’sais pas ce que m’ont donné les docs, mais faut que j’leur demande. C’est la première satanée fois où j’vois un gars disparaître et – pouf de pouf – réapparaître sur son pieu, directos dans ses menottes ! Wahou, gigatrip !

Stan constata qu’effectivement une de ses mains était menottée aux barreaux de son propre lit. Il n’avait qu’une main de libre. Une perfusion lui entrait dans le coude, reliée à des pochettes médicales contenant des liquides transparents accrochés haut en hauteur.

Et ses jambes lui faisaient un mal atroce. Depuis combien de temps n’avait-il pas pris de morphine ? Il se sentait glacé et en sueur, les effets habituels du manque.

Il se trouvait dans la salle vétuste d’un vieux bâtiment parisien aux plafonds élevés, aux fenêtres grillagées, aux murs écaillés. Une trentaine de types au moins gisait dans leur lit à moitié inconscients. Certains gémissaient de douleur, la plupart dormait, un ou deux chialaient quelque part, plus loin.

On est où ? demanda Stan à son voisin qui continuait à rire bêtement.

A la prison du Palais de Justice, mon frère. Procès immédiat pour les révolutionnaires. Paraît qu’ils donnent dix ans ferme à tous ceux qui ont été arrêtés hier soir, ouaips. Pas d’exception. Pas de jugement. Juste une peine. Ils veulent faire un exemple de nous. Pas de pitié, les salopards ! Ça va être ton tour dans pas longtemps. Ils en sont à la lettre I. Toi, c’est Kross, c’est ça ? K- K, pas bon pour toi ! Caca, hahaha !

L’autre fou se marra.

Stan ne répondit pas, encore accroché à des filaments de son rêve qui s’étiolaient petit à petit au fur et à mesure que la salle de soins prenait vraiment réalité.

Moi, c’est P.J., sans dec. Paquet-Jartier. J’sais pas dans quelle lettre y vont m’ranger. Olivier Paquet-Jartier, ça donne O.P.J. J’te dis pas comment ça vanne chez mes potes, mon pote, quand je vais chez mes potes, ah ah !

Stan pensa à ses pauvres parents qui devaient être morts d’inquiétude. A son pauvre père qui devait le chercher partout avec son mal de dos terrible.

Si seulement, pour une fois, pour une seule fois, il les avait écoutés.

Et Bibi. Bibi… est-ce qu’il s’en était sorti ? S’il s’était fait attraper, Stan lui botterait le cul jusqu’à la fin de sa vie. Son rêve lui revint un peu plus en mémoire. C’était bizarre d’avoir vu son pote âgé de quarante ans au moins. Et si gros. Lui qui faisait tant d’efforts pour essayer de perdre ses quarante kilos de trop alors que là il en avait soixante-dix de plus.

Hé, P.J. !

Il interpella de nouveau son voisin qui cherchait sans succès à faire tourner la molette pour augmenter sa dose d’anti-douleur.

Tu peux pas m’aider ? dit-il en se tordant à s’en éclater l’épaule. En tendant ton bras libre, tu peux y arriver, hein !

Tu connais le BibiBar ?

Le BibiBar ? Jamais entendu parler. Alors, tu peux attraper cette saloperie de truc à tourner, là.

Trop loin !

Ce n’était qu’à moitié vrai. Stan n’avait juste pas envie de l’aider.

Dix ans ! Ce n’était pas possible qu’il prenne dix ans ferme. Il était juste sur un toit, à traîner là. Il pourrait jouer sur son handicap pour dire qu’il regardait de là-haut ce qui se passait, qu’être en bas était impossible pour lui… non, dire qu’il ne se sentait même pas concerné mais qu’il voulait juste regarder. Si on venait à prouver qu’il était l’Épervier et que tout le monde se coltinait dix ans de mitards, c’est vingt ans au moins qui l’attendaient.

Et son papy et son anniversaire dans quelques jours… 92 ans. Il ne lui restait plus longtemps à vivre. Et s’il ne le voyait plus jamais de sa vie ?

Un violent désespoir l’envahit. Là, cette fois, il avait bien déconné.

L’idée d’être enfermé dans une prison surpeuplée jusqu’à ses trente-sept ans était… insoutenable. En fait, ce n’était juste pas imaginable. La liberté était le fondement philosophique de sa vie. En être privé revenait à être mort. Autant crever tout de suite !

La porte s’ouvrit en claquant. Des flics entrèrent avec une liste de noms inscrits à la main sur une feuille de carnet déchiré.

Ils réunirent tous ceux dont le nom commençait par J, trois au total et les embarquèrent, menottés et enchaînés comme des chiens.

L’instant suivant, les infirmières désinfectèrent les lits en quatre ou cinq minutes et de nouveaux blessés prirent leurs places.

Une des infirmières lisait un quotidien en passant devant lui. Stan faillit vomir en voyant la première page :

L’Épervier ENFIN arrêté. Le Suprême Leader des Liberty Warriors, Stanislas Kross, sera jugé demain en comparution immédiate.

Des sénateurs réclament sa peine de mort !

Et sous le titre, sur toute la page, la tête de Stan en gros plan, énorme.

Stan, anéanti, n’y comprenait plus rien. Imaginer que toute la France et peut-être même le monde entier connaissait son visage lui donna une chair de poule immédiate.

Les infirmières parlaient de la nuit entres elles :

« … plus de trois cent dix morts au Père-Lachaise, au moins 150 à la Nation… »

« … le plus grand massacre depuis la Libération… »

« … on dit qu’au moins 183 policiers sont décédés… »

« … La loi martiale a été déclarée à dix heures, tout à l’heure… »

« … Sept mille blessés, y’en a qui vont jusqu’à Lyon ou Marseille pour être soignés… »

« … Plus le droit de se réunir dans la rue à plus de 5 personnes… »

« … Plus le droit de sortir entre 23 heures et 5 heures… »

« … Les frontières ont toutes été fermées à minuit… »

Ça tournait et tournait et se retournait dans la tête de Stan.

Qu’est-ce qu’il avait fait ? Est-ce que c’était lui le responsable de tout ça ? Si les 460 morts étaient vrais, c’est qu’il en était la cause ! Il avait conçu la stratégie, il savait exactement ce qui allait se passer. Lui, tout ce qu’il voulait, c’était lutter contre des décisions politiques liberticides et dangereuses.

Jusqu’à maintenant, il n’y avait eu que des blessés, des bagarres classiques entre manifestants et forces de l’ordre. Rien de bien grave.

Un abîme de doutes s’ajouta à son désespoir. Est-ce que lutter contre une loi voulait dire que des flics et des civils devaient mourir sauvagement ?

On était tous Français, non ? Qu’est-ce qui avait dérapé ?

Pourquoi n’avait-il pas compris que les règles du jeu avaient changé en 2 ans, quand il avait commencé à s’investir dans la rébellion anti-capitaliste, après la mort d’André ?

C’est dans cet état d’esprit sombre et désespéré que les flics revinrent à peine vingt-cinq minutes plus tard. Ils se marraient de la gueule que tiraient tous ceux qui se prenaient dix ans en trois minutes de procès maximum par prisonnier, à la chaîne. C’était mathématique.

Il était le seul K. de la liste.

Debout, Stanislas Kross, dit un maton en lui défaisant sa menotte.

L’autre frappait les barreaux du lit avec sa matraque pour qu’il se magne le fion.

J’ai besoin de deux cannes pour marcher, je suis handicapé. Et j’ai besoin d’un patch de morphine.

C’est ça, ouais ! Et tu veux un petit shoot d’héroïne au passage ? Le maton l’attrapa et d’une poussée virulente le mit debout.

Stan s’écroula comme une chiffe molle. Il ne sentait plus ses jambes, à part les douleurs.

Merde ! fit le maton.

Il est handicapé ? demanda son collègue à une infirmière. Elle haussa les épaules.

On n’a pas encore reçu les dossiers médicaux, vous pulsez trop vite.

C’est qu’y a du monde à foutre derrière les barreaux, s’excusa le flic à la matraque, un peu décontenancé.

L’infirmière ramena un fauteuil roulant pendant que l’autre con rattachait son arme à la ceinture.

Il faut me le ramener, dit-elle aux deux gardiens. Pas lui, le fauteuil.On n’en a que deux pour tout le service.

Promis, mademoiselle…

Elise. Elise Duparain.

Le gardien à la matraque lui lança un clin d’œil qui la fit rougir.

Son collègue ramassa Stan qu’il installa tant bien que mal dans cette torture qu’on appelait ici un fauteuil roulant. Il n’y avait pas de roues pour qu’il se pousse lui-même.

Allez, go !

A plus, mon frère ! beugla l’homme aux deux dents. J’me souviendrai de toi, ça j’te l’jure ! On s’reverra dans un paradis sans flics !

Ils franchirent les portes qui grincèrent comme dans un film d’horreur. Une des roues avant du fauteuil roulant tournait sur elle-même, rendant encore plus dur de le pousser droit. C’étaient de larges couloirs et à intervalles réguliers, ils devaient slalomer entre les monceaux d’ordures que chaque service jettait dans cette allée principale. Avec la grève interminable des éboueurs, tout Paris se transformait en une poubelle géante.

Le trajet dura près de quinze minutes. Les couloirs du palais de justice s’étendaient sur plusieurs dizaines de kilomètres en tout si on comptait les sous-sols dédiés aux prisonniers.

— Alors, fils de pute, prêt à morfler ? dit le maton à la matraque en installant Stan devant une double porte. Y’en a qui disent que t’es l’Épervier, c’est vrai ? Putain, je crois que je vais jouir tout seul dans mon froc en souvenir de mes amis qui sont morts cette nuit, quand tu vas te prendre la peine de mort. Enculé de salaud !

Il lui mit un coup dans la nuque qui assomma Stan un instant.

T’as de la chance que je puisse pas faire plus, fils de pute ! glissa le flic à son oreille pendant qu’il le remettait droit dans le fauteuil.

Stan ne bougea pas, ne dit rien. Il resta aussi impassible qu’une statue du musée Grévin.

Ouais, t’inquiète, le proc a prévu de pas le rater, dit l’autre.

Les doubles portes s’ouvrirent et la salle d’audience vaste et pleine à craquer apparut.

Sans que Stan ne le veuille, sans que ses mots ne sortent vraiment de lui, il dit aux deux enflures :

J’espère que vous avez embrassé vos femmes ce matin. Parce que vous allez mourir dans quelques minutes.

C’est rouges de fureur de ne pas pouvoir le frapper à mort qu’ils le poussèrent dans la salle.

Le cœur de Stan s’emballa à une vitesse folle.

Pourquoi est-ce qu’il avait dit ça ? D’où sortaient ces phrases ? Et pourquoi tout le monde hurlait dans la salle d’audience ?

On l’installa seul dans le box des accusés, derrière une vitre blindée. Au moins quinze flics autour de lui l’encadraient, le Famas armé dans les mains, prêt à être utilisé.

Une chose le terrifia : ils n’étaient pas là pour l’empêcher de s’enfuir, ils étaient là pour le protéger, pour lui sauver la vie des gens dans la salle qui voulaient le tuer.

Une plâtrée de dessinateurs croquèrent son visage en quelques coups de crayon urgents. Les procès n’avaient pas le droit d’être filmés et seules les caricatures et autres dessins pouvaient être publiés dans la presse pour illustrer les articles. C’était la loi française.

Dans la salle, des gens hurlaient et pleuraient en brandissant des photos de leurs fils morts dans l’exercice de leurs fonctions ; d’autres applaudissaient et brandissaient du poing en hurlant « Tu es notre héros ! » ; des flics retenaient des hommes par la force pour ne pas qu’ils franchissent les seuils de sécurité.

Les deux matons qui l’avaient amené jusqu’ici, postés devant les portes de sorties, étaient entourés de militants acquis à la cause de Stan. Ils semblaient bien seuls. Ils tremblaient de peur et le regardaient avec haine.

Au balcon, c’était le même délire. Une femme voulut se jeter dans le vide à poil, par « sacrifice », avant d’être rattrapée par ses voisins.

Un vieux mima un fusil qu’il braqua sur Stan et fit « pan » avec sa bouche.

Plusieurs activistes élevèrent des pancartes sur lesquelles on lisait « La justice est aussi indépendante qu’une pute », « Combien vous avez palpé cette nuit, monsieur le juge ? », « L’Épervier est notre Héros, sauvez-le ! ».

Un homme assis un peu plus bas devant lui, derrière la vitre protectrice, se leva et se pencha pour lui parler doucement :

Maître Charmard, je suis votre avocat jeune homme, désigné d’office. Je viens de prendre connaissance de votre dossier, il est… à charge. Je vais tout essayer, je vous promets rien. Rien du tout.

Puis il se rassit. Il transpirait comme un bœuf. Stan vit ses parents, au milieu de la foule.

Ils pleuraient en lui faisant des coucous de la main. Il réussit à leur sourire malgré son bandage. Ça eu l’air de leur faire du bien.

Le marteau du juge mit fin au brouhaha bruyant.

Il tapa, tapa et tapa jusqu’à ce qu’un vrai silence s’instaure.

Bien, un seul prisonnier, ça nous change des charrettes qu’on a depuis ce matin.

Il ouvrit un dossier.

Il n’en reste pas moins que j’accorde trois minutes à chaque partie.

Monsieur le procureur, c’est à vous.

Un type de l’autre côté de la pièce se leva.

Stan continua à regarder ses parents. Ils avaient l’air en pièce. Il s’en voulait à mort.

Monsieur le Président, nous avons devant nous un des plus dangereux activistes du mouvement Liberty Warrior, un de ses coordinateurs, un de ses leaders si ce n’est son chef suprême, probablement le principal responsable du massacre du Père-Lachaise, la Nuit de Sang comme l’ont appelé les journaux, un révolutionnaire connu sous le nom d’Épervier. La police et les services secrets le traquent depuis un an, sans relâche. Nous disposons de plusieurs preuves qui prouvent que c’est lui. Un sac retrouvé en bas de l’immeuble où il a été arrêté – un agent de la DGSI a filmé le coupable jeter le sac avant son arrestation et vous trouverez son identité confidentielle dans le dossier – comporte des empreintes sans équivoques sur son propriétaire, monsieur Stanislas Kross. Ce sac contient du matériel de piratage de haute technologie permettant d’anticiper les mouvements de la police, de se connecter aux réseaux sécurisés de l’État et même à des satellites d’espionnage sophistiqués. Un ingénieux système de communication a permis à ce monsieur Kross de planifier les mouvements de la foule pour attirer les forces de police au cimetière du Père-Lachaise avant que…

Le juge leva la main.

Vos trois minutes sont terminées, monsieur le Procureur.

Monsieur le Juge, s’emporta le proc, je crois qu’un individu aussi dangereux que lui mérite plus que trois minutes de…

Le juge le coupa à nouveau.

Oui, oui, j’entends bien. Mais la journée est chargée. Que réclamez- vous ?

Abattu, le procureur baissa d’un ton. Mais c’est d’une voix calme et sûr de son succès qu’il clama :

Réclusion à perpétuité avec une peine de sûreté de quarante ans dans l’établissement d’hyper haute sécurité de Cayenne. Et si la peine de mort est rétablie comme le prévoit le gouvernement avec effet à dater de la Nuit Sanglante, la peine de mort immédiate par pendaison sans possibilité de faire appel.

Depuis un an, l’extrême-droite réhabilitait les pires prisons de l’histoire. Cayenne en était le fer de lance, avec ses travaux forcés et ses îles isolées. Un symbole de la dictature dominante qui inspirait de nombreux autres pays occidentaux.

Stan manqua de s’évanouir. Il n’arrivait plus à respirer.

Sa mère enfouit son visage dans ses mains et son père pleurait en silence.

A vous, Maître… Charmard, dit le juge en consultant sa montre. Je ne vous connais pas, c’est votre première audience, Maître ?

Affirmatif, monsieur le Juge.

Essayez de faire encore plus court, l’heure du déjeuner est dépassée de quarante minutes déjà. Et j’ai faim.

L’avocat était sans force. Il dut s’accrocher à son parloir pour se mettre debout. Il regarda Stan un instant sans aucun espoir dans ses yeux.

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