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La loi n’a jamais rendu les hommes un brin plus justes, et par l’effet du respect qu’ils lui témoignent les gens les mieux intentionnés se font chaque jour les commis de l’injustice. (Thoreau)

Eh bien… commença Charmard en feuilletant ses notes.

Il suait à grosses gouttes. Les feuilles dans ses mains tremblaient au rythme de son angoisse.

En premier lieu, je tiens à rappeler que nous avons affaire à un mineur…

Depuis la loi Protero promulguée en juin dernier, hurla le procureur qui ne se remettait pas de l’intransigeance du juge, tout mineur impliqué dans des actes pénaux est considéré comme majeur dès ses quatorze ans !

Demandez la parole, hurla à son tour le juge en tapant et tapant de son maillet, surprenant tout le monde.

Nous ne sommes pas dans un tribunal pénal, héla Charmard pour se faire entendre au milieu des grondements qui s’élevait de l’assistance. A moins que monsieur le procureur ait oublié ses cours de droit, ce qui ne m’étonnerait pas vu ses arguments mensongers, énoncés à grands renforts de gestes pompeux, nous jugeons présentement un enfant au civil. Si vous estimez que mon client relève du pénal, j’imagine monsieur le procureur, qu’il vous reste encore quelques souvenirs de la marche à suivre et nous nous retrouverons alors dans la Cour ad hoc.

Le procureur cassa un stylo de rage entre ses doigts et projeta les deux bouts vers l’assistance.

Un homme lui lança un doigt d’honneur. Il y eut quelques applaudissements ici et là.

Une femme hurla, un flic l’assomma d’un coup de matraque. Le juge tapa encore plusieurs fois, rouge de fureur.

Nous sommes dans une Cour de justice. Que chacun respecte la République. Messieurs les policiers, je vous demande de mettre dehors toute personne qui contreviendrait aux plus élémentaires lois de la bienséance.

Comme je le disais, nous avons affaire à un mineur, un enfant handicapé qui plus est, reprit Charmard d’un ton plus construit, atteint d’une neuropathologie centrale dégénérative qui le laissera dans un état de légume d’ici 10 ans, dans un fauteuil roulant qu’il ne pourra même pas déplacer lui-même. Vous écoutez bien ce que je vous dis ? Dans 10 ans, ce pauvre gosse ne pourra plus rien faire de sa vie : ni rire, ni pleurer, ni penser, ni travailler, ni parler, ni aimer, ni faire l’amour, ni quoi que ce soit d’autre.

Stan vivait avec cette épée de Damoclès depuis qu’il était en âge de comprendre ce que ça voulait dire, depuis ses six ans environ. L’entendre avec des mots aussi simples face à une assistance pleine à craquer lui donna comme un coup dans le sternum. Il se mit à pleurer sans le vouloir, s’imaginant déjà dans dix ans !

Le silence était revenu. On aurait pu entendre voler une mouche.

Charmard venait de réussir un coup de maître en captant l’attention de tous les esprits. Et tout le monde regardait Stan pleurer.

Vous voulez que ce pauvre gosse soit l’Épervier ? Vous avez décidé sans rien savoir de lui qu’IL était l’Épervier ? Vous voulez qu’il soit LE grand méchant de l’histoire à l’origine de centaines et de centaines de morts cette nuit ? Vous voulez qu’il soit celui qui organise tout depuis sa petite chambre de gamin, dans un quartier que l’on détruit chaque jour un peu plus pour installer un centre commercial géant à la place, balayant tous les matins à coups de pelleteuse ses souvenirs d’enfant et tout ce à quoi il peut se raccrocher ? Vous pensez que depuis les toits, sur lesquels Stanislas Kross circule avec son fauteuil en sautant d’immeubles en immeubles, tel Spiderman, il organise une rébellion de deux millions et demi de personnes qui provoque près de quatre cents morts ?

Silence.

Plus personne ne semblait quoi penser.

Des personnes qui hurlaient au départ se mettaient à pleurer.

D’autres qui pleuraient au début acquiesçaient maintenant à chaque argument.

D’autres encore baissaient le regard ou la tête et c’était la honte de leur propre crédulité, de leur propre bêtise qu’on voyait dans leurs yeux.

Stan vit un groupe avec une corde pour le pendre la dissimuler sous les sièges.

Mesdames, messieurs, si vous avez des enfants, écoutez bien ce qui suit. Dites-moi une chose, vous tous qui regardez Stan : que font en cet instant vos enfants pour vous ? Que font-ils pour que vous, leurs parents, vous vous portiez mieux, ayez moins de choses à faire dans votre journée, ou même simplement qu’ils se préoccupent de vos problèmes ou de ce que vous pensez ? Si vous avez des adolescents qui consacrent la plupart de leur temps à vous aider, levez la main.

Nul ne leva la main. Une femme hésita mais voyant qu’elle serait la seule à le faire, elle se fit toute petite.

Stanislas Kross a arrêté l’école le jour de ses 16 ans pour pouvoir travailler dans un fast-food près de chez lui, malgré son handicap et les terribles douleurs qui vont de pair. Pourquoi ? Pour aider ses parents qui vivent avec 730 euros par mois. Sa mère est au chômage depuis 10 ans, son père est en pré-retraite parce qu’il a soulevé des tonnes de palettes de quatre cents kilos ou plus qui lui ont brisé le dos et que sa mutuelle qu’il a payée pendant trente-six ans ne couvre pas les séquelles professionnelles. Saviez-vous que la moyenne de Stan Kross au collège, qui a redoublé deux fois, était en troisième de 5,65 ? Stan Kross, aussi sympathique, gentil et altruiste qu’il soit, est ce que nous appelons un cancre. Oui, un cancre qui se planque au fond de la classe près du radiateur, nous en avons tous connu. Et vous voulez qu’un élève qui a redoublé deux fois, qui a une moyenne qui le place avant-dernier de sa classe, possède les capacités, les compétences, le savoir pour, je cite mon confrère procureur « anticiper les mouvements de la police, se connecter aux réseaux sécurisés de l’Etat et même à des satellites d’espionnage sophistiqués. Un ingénieux système de communication a permis à ce monsieur Kross de planifier les mouvements de la foule ». Fin de citation.

Une moitié de la salle se mit à rire.

Le procureur était si furieux qu’on aurait pu faire cuire un œuf sur sa tête chauve. Il frappa du poing son prétoire, ce qui fit encore plus rire une partie de la foule.

L’avocat bondit de derrière son bureau, comme saisi par la main invisible du succès. L’assurance venait de le posséder, littéralement.

Charmard était lancé. Il balaya de la main les centaines de personnes assises face à lui, regardant dans les yeux chacun et chacune :

Vous qui hurlez à la peine de mort, vous qui brandissez les pires menaces à l’encontre de mon client, faisant fi de toute justice, oubliant que jusqu’au jugement on reste présumé innocent, vous croyez vraiment que Stanisla Kross peut être l’Épervier, cette espèce de mythe, de super-héros, inventé par la police pour justifier ses échecs et ses fuites devant des révolutionnaires qui n’ont que des cailloux et des bâtons de bois pour se défendre ? Vous croyez vraiment qu’un handicapé dans un fauteuil roulant peut aller se percher sur un toit et diriger une rébellion de deux millions et demi de personnes alors que le dosage de ses médicaments auraient de quoi mettre n’importe lequel d’entre nous au fond de son lit pour une semaine ?

Charmard était maintenant au milieu de la salle.

Les trois minutes sont dépassées depuis longtemps, hurla de toutes ses forces le procureur. Elles sont dépassées ! Dépassées ! Dépassées !

Le juge tapa une seule fois.

Le juge se tourna lentement vers le procureur avec un tel air de mépris que tout l’auditoire retint son souffle.

Si j’entends encore votre voix, monsieur le procureur, je vous mets à pied pour une durée de trente jours.

Le procureur, détruit, brisé, se rassit en silence, sans force.

Charmard, au comble d’une jubilation qu’il eut du mal à ne pas montrer, enchaîna sans attendre :

J’ai honte à un point que vous ne pouvez même pas savoir de vous avoir vu juger ce pauvre fiston (il montra d’une main ouverte Stan) qui aurait pu être le vôtre avant de savoir qui il était, sans rien savoir sur lui, simplement parce que ces incompétents de journalistes (il pointa du doigt la rangée de journalistes furax d’être la cible de la plaidoirie) vous ont dit de penser ça. Les responsables des jugements que vous portez, des regards que vous avez sur les autres, ce sont eux qui les façonnent pour vous. Ils sont le fléau de notre siècle, l’inconscience de nos politiciens suicidaires, la caste secrète qui construit et déconstruit la perception que nous portons sur notre monde et sur notre société. S’ils n’avaient pas écrit dans l’urgence pour avoir un scoop cette nuit en checkant leur compte Twitter, et en ne faisant pas leur travail de vérifier l’information, annonçant à grand renfort d’adjectifs et de superlatifs disproportionnés que l’Épervier serait jugé en cet instant, car il venait d’être arrêté par des flics rusés et intelligents, juste avant le bouclage de leur quotidien, seriez-vous là, messieurs, mesdames ?

Silence. Les journalistes faisaient mine basse.

Regardez-les, ces manipulateurs qui ont oublié depuis bien longtemps quel doit être leur travail. Et regardez Stanislas Kross avec vos yeux, dans ses yeux, avec votre cœur et avec votre propre conscience, dans son cœur et dans sa conscience. J’ai dit ! Merci, Monsieur le juge. Je réclame la relaxe pure et simple.

Il rejoignit sa place et lança discrètement un pouce levé à Stan.

Il transpirait comme s’il venait de faire le marathon de New-York, mais l’espoir avait remplacé le désespoir.

Stan comprit que son avocat timide était le premier surpris par la prose et le show qu’il venait de réaliser.

L’assistance ne soufflait mot.

Le juge tapa une fois avec son maillet.

Stanislas Kross, vous êtes libre. Je vous condamne à 12 séances de TIG durant 4 mois dont les modalités vous seront communiquées dans les jours qui viennent par les services concernés.

Stan s’écroula de soulagement dans son siège pourri. Comment était-ce possible ?

Il éclata en sanglots.

Toute l’assemblée se leva comme un seul homme à l’annonce du verdict. La moitié de la salle se mit à hurler, insulter le juge, la justice, la France, Stan et même à vouloir le pendre ici-même, aux lustres de l’antique institution. Une violente bagarre éclata entre des policiers en civil assis dans l’assistance et des policiers chargés de veiller au calme. Ils matraquèrent avec violence leurs collègues qui jouaient du poing pour se défendre.

Ça partait en vrille.

Le procureur bondit de son siège et insulta le juge si violemment que deux policiers l’empoignèrent pour l’allonger à terre et le calmer avec les poussettes.

Toutes les portes s’ouvrirent en grand. Des renforts entraient à la queue- leu-leu, bouclier en main.

Des grenades fumigènes volèrent partout.

L’autre moitié de la salle applaudit, bondit dans tous les sens, hurla des « hourra ! » et des « victoire ! » et des « vive Stan ! » et des « continue le combat l’Épervier, tu es notre héros ! ».

Toute la rangée de journalistes dictait leur article à leur rédaction en hurlant dans leur portable.

Stan en entendit un qui cria dans son portable en toussant :

J’ai jamais vu ça, j’ai jamais vu ça !

Des coups de feu éclatèrent du côté des policiers qui s’affrontaient.

Des détonations retentirent et des grenades fumigènes explosèrent un peu partout dans la vaste salle pendant qu’on évacuait le juge et ses assistants en urgence.

Un groupe s’était frayé un chemin jusqu’au procureur qui, à terre, se faisait tabasser à mort.

Toute la foule tentait de fuir.

Un policier chargé de protéger Stan déverrouilla ses menottes trop serrées. Il attrapa les poignées de son fauteuil roulant.

Je vais te faire sortir par une autre porte. Tu vas te faire tuer si tu dois traverser cette salle.

Stan le remercia d’un hochement de tête. Il chercha ses parents du regard mais c’était trop le chaos.

Il ne vit que l’homme de son rêve, celui qui disait s’appeler Théophile, celui du BibiBar, le sosie de Richard Gere. Il était au centre d’un mouvement de foule incontrôlé, fixe comme un pilier que tout le monde contournait, embrumé par les gaz lacrymogènes qui ne semblaient pas le perturber.

Et il lui sourit. D’un sourire plein de confiance.

Et les deux matons qui l’avaient accompagné jusqu’à cette salle d’audience étaient allongés par terre devant la porte de sortie, morts tous les deux, piétinés sans pitié par ceux qui fuyaient.

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