Point de vue de SophieLa douleur sourde dans ma tête me réveille avant tout le reste. Elle pulse derrière mes yeux comme un tambour implacable, m’empêchant de les ouvrir complètement.Je gémis, me tournant sur le côté et enfouissant mon visage dans l’oreiller, espérant fuir la nausée qui me tord l’estomac.L’oreiller ne sent pas pareil.Je fronce les sourcils, relevant la tête malgré les protestations de mon corps endolori. Mon regard balaye la pièce à travers une vision brouillée. Les murs sont peints en jaune pâle, délavés, écaillés dans les coins. De lourds rideaux de velours pendent de travers devant la fenêtre, laissant filtrer des filets de lumière qui dansent sur le plancher poussiéreux.Pendant un instant, je ne reconnais pas l’endroit.Puis la vérité me frappe comme une brique.C’est ma chambre. Ou plutôt, la chambre dans laquelle j’ai grandi, celle qui fut à la fois mon refuge et ma prison.Cette prise de conscience me glace le dos. Je ne suis pas venue ici depuis des années
Point de vue de TimothéeL’absence est la première chose que je remarque.Ce n’est pas le café manquant sur mon bureau, même si je m’habitue bien trop à le trouver là, fumant et préparé exactement comme je l’aime. Ce n’est pas non plus l’absence d’un post-it, habituellement collé au bord de mon écran avec une phrase ridicule ou un gribouillage censé me faire lever les yeux au ciel.C’est le silence.Mon bureau paraît plus vide, comme si l’énergie qui y circule d’ordinaire s’était évaporée. Je secoue cette sensation, agacé de la remarquer.Sophie est probablement juste en retard.Mais à mesure que les minutes passent, mon irritation grandit. Je feuillette les rapports du matin quand mon esprit dérive, sans prévenir, vers la nuit dernière.Je n’aurais pas dû aller la chercher. Je savais que c’était une erreur dès l’instant où je l’ai trouvée, affalée devant les toilettes, ivre morte.Elle marmonnait de manière incohérente, ses paroles étaient un mélange confus de supplications absurdes e
Point de vue de SophieLa nausée ne passe pas.Je suis assise au bord du lit, dans la chambre de mon enfance, fixant le papier peint qui s’écaille et les bibelots poussiéreux et oubliés qui faisaient autrefois de cet endroit mon sanctuaire. Cela fait des heures que je me suis réveillée avec la gueule de bois martelant mes tempes et le goût amer du regret collé à ma langue.Je me dis que je vais bientôt partir. Que je vais faire mon sac, retrouver le chemin de la ville et prétendre que ce retour bref et misérable dans mon passé n’a jamais eu lieu.Mais au lieu de ça, je reste.Quelque chose ici me cloue sur place, comme si les murs de cette maison me retenaient prisonnière, comme ils l’ont toujours fait.J’avale difficilement ma salive, forçant mon regard à se tourner vers la porte. Mon père est encore ici. Cette pensée me ronge. Même si je déteste cette maison et tout ce qu’elle représente, une part de moi a encore besoin de le voir.Cet homme qui n’a jamais vraiment été le mien.J’ouv
« Qui c’est, Sophie ? » La voix de Sébastien glisse dans le couloir, son sourire s’élargit lorsqu’il pose les yeux sur Timothée. « Ton nouveau copain ? »Je tente encore de me reprendre après être tombée sur Timothée si soudainement. J’ai des questions sur sa présence ici, mais je les refoule, consciente que c’est une énorme erreur qu’il se retrouve mêlé à cette situation de ma vie.Mes joues s’enflamment alors que je me tourne vers mon demi-frère, que je déteste autant que tous les autres membres de cette famille maudite. « Sébastien, arrête. »Il m’ignore, fait un pas en avant, son regard perçant fixé sur Timothée. « Il ne ressemble pas à ton genre. Je ne savais pas que tu aimais les hommes plus âgés, ma chère sœur. Un peu trop… coincé, tu ne trouves pas ? »Timothée ne cille pas, son expression reste impassible, bien que sa main serre légèrement mon bras, comme pour m’ancrer. Ou comme s’il me protégeait d’un combat dont il ignore tout. Un combat qui m’appartient depuis toujours.« E
Je pousse la porte en soupirant, le poids familier des événements de la journée pesant encore sur moi. Ma tête me lance toujours, douloureux rappel de l’imprudence de la nuit dernière.Quand j’entre dans l’appartement, le doux parfum de lavande et le ronronnement rassurant du réfrigérateur m’accueillent, mais cela ne suffit pas à apaiser le malaise qui grandit en moi.Céleste est assise sur le canapé, son ordinateur portable ouvert devant elle. Elle lève les yeux dès qu’elle entend la porte, et son expression passe de neutre à inquiète dès qu’elle me voit.« Sophie ! », s’exclame-t-elle en se levant d’un bond. « Où étais-tu passée ? Je me suis fait un sang d’encre ! »Je me fige un instant, ne sachant quoi dire. Mon esprit est encore embrumé, les événements de la nuit repassant en boucle comme un souvenir lointain. Je ne m’attendais pas à voir Céleste si tôt.« Je… Je suis désolée », murmuré-je, une vague de culpabilité m’envahissant. « J’avais juste besoin de… m’aérer l’esprit, je sup
Point de vue de Timothée« Vous m’avez demandé, monsieur. »Sophie Summers.Je ne m’habitue jamais à sa présence, même quand c’est moi qui la convoque.« Asseyez-vous », je lui ordonne, sans vraiment la regarder. Sachant à quel point elle peut être provocante, je m’attends à une remarque, mais elle obéit silencieusement et s’installe sur l’un des sièges en face de mon bureau.J’attends ce moment tout le week-end. Le moment de corriger toutes les erreurs stupides que j’ai commises en une semaine et quelques jours à peine depuis que je la connais. Qu’elle ait réussi à briser des murs que j’ai mis un an à ériger en quelques jours seulement ne me surprend pas vraiment.J’ai toujours été comme ça – trop facile, trop compatissant et… trop simple d’esprit. Du genre à ne pas pouvoir détourner le regard quand quelqu’un a besoin d’aide, du genre à ressentir trop vite et trop fort, du genre à plonger tête baissée dans des problèmes qui ne sont même pas les miens.Et où cela m’a-t-il mené ? Toujou
Point de vue de SophieJusqu’à il y a quelques jours, le son de mon réveil me remplit uniquement d’excitation. Maintenant, il ne fait que me donner envie d’enfoncer ma tête dans l’oreiller avec une irritation pure, tout en remettant en question chacune de mes décisions de vie.« Éteins ça et file sous la douche, Sophie ! Il est temps d’aller bosser », crie Céleste derrière la porte de ma chambre tout en la martelant. Elle s’en va ensuite, mais pas avant de ricaner méchamment, bien décidée à me le faire entendre.Cette petite… ughhh.Elle ne cache même pas à quel point elle se délecte de ma misère. Celle-ci a commencé ce jour-là, dans le bureau de Timothée. Lorsqu’il a dit qu’il serait mon mentor selon ses propres conditions, je n’ai même pas pris le temps de réfléchir à ce que cela signifiait exactement. Ce n’est que le lendemain que j’ai réalisé dans quoi je m’étais embarquée.Il m’a fait appeler, et je m’y suis rendue avec une excitation immense, qui a été écrasée en quelques seconde
Je ne suis pas en train de tomber vers une mort certaine comme je l’ai cru, mais ce n’est pas le cas de la boîte. Elle dégringole dans les escaliers. Je me dégage de l’emprise de la personne qui m’a empêchée de chuter et je me précipite à sa poursuite.C’est trop tard. Les documents flottent déjà dans les airs. Certains atterrissent près de la boîte, mais les autres tourbillonnent jusqu’au fond de cet escalier sans fin.« Merde… » Je ne peux m’empêcher de jurer en voyant le désastre qu’est devenu le travail que j’ai méticuleusement organisé.« Eh bien, de rien. »Jusqu’à ce qu’il parle, je n’ai prêté aucune attention à la personne qui m’a rattrapée. Il est toujours debout là où je l’ai laissé, un homme grand, avec un visage que je préférerais ne pas trouver objectivement séduisant. Le badge autour de son cou suggère qu’il travaille ici, mais sa carte d’identité est rangée dans sa poche.« Je n’ai pas dit merci. » Grâce à lui, mon travail a doublé.« Tu devrais. » Il s’approche lentemen
CHAPITRE 30 [Enlève-le, Sophie]SOPHIEFidèle à ses paroles, Justin a pris le lit.Il m’a trouvé une couverture fine avec quelques oreillers et me les a pratiquement lancés dessus.« Si tu ronfles, je te fous dehors », m’a-t-il menacée avant de s’affaler sur son lit moelleux, et je rajoute, king size. Ce lit pouvait facilement accueillir trois personnes, mais il était tellement mesquin et se fichait clairement d’être un gentleman.Je ne savais pas pourquoi j’espérais encore une once de décence venant de lui. C’était le même homme qui était ravi à l’idée que j’aboie comme un chien. Sans parler du fait qu’il m’avait forcée à acheter et à porter une robe et des chaussures que je n’aurais jamais choisies, juste pour s’amuser à embêter son père.« Psychopathe », ai-je marmonné dans ma barbe. Pas étonnant que son père ne puisse pas le voir en peinture.« J’ai entendu », a-t-il dit, dos tourné, en tripotant son téléphone. Je continuais à l’insulter en silence, grognant en m’installant su
Je suis la première à me précipiter hors de ma chaise pour le rejoindre.Le corps de Timothée se secoue de manière incontrôlable sur le sol. Ses yeux sont déjà retournés jusqu’au fond de son crâne. On dirait qu’il lutte pour garder le contrôle de son corps, mais qu’il perd, douloureusement.L’arrière de sa tête cogne le sol à plusieurs reprises.J’essaie de le saisir pour pouvoir poser sa tête sur mes cuisses et atténuer sa douleur, mais quelqu’un me pousse brusquement.« Recule ! »C’est Elaine. Elle a relevé sa robe et s’est agenouillée devant Timothée.« C’est une crise. » Sa voix reflète l’urgence de la situation. « Il fait une crise ! »« L’ambulance, il faut que j’appelle l’ambulance ! », s’écrie son père en sortant son téléphone.« L’ambulance n’arrivera pas à temps. Il a besoin d’aide tout de suite ! »Je me fige, terrifiée par ce qui va lui arriver si même une ambulance ne peut pas le sauver à temps. Je me sens inutile, incapable d’aider l’homme que j’aime tant.Tout le monde
Mes oreilles peuvent me jouer des tours, mais sûrement pas mes yeux. Surtout pas quand je vois la belle-mère d’Elaine lever la main pour la gifler à nouveau.Le bruit de sa paume frappant la joue d’Elaine résonne dans le couloir. C’est un miracle que les gens dans les autres pièces de ce manoir ne l’entendent pas.« Réponds-moi ! Ne t’ai-je pas avertie de ne parler que quand on t’adresse la parole ? »De là où je suis, je vois la tête d’Elaine inclinée en signe de soumission, ses longs cheveux noirs tombant pour cacher le côté de son visage. Le dos de sa belle-mère est tourné vers moi, aussi rigide que les mots qui sortent de sa bouche.« Je suis désolée, Maman, je voulais juste… »« Ne m’appelle pas comme ça ! »Elle attrape Elaine par les cheveux, tirant son visage vers le haut. Je grimace, sachant à quel point cela doit faire mal. La douleur se lit sur le visage d’Elaine, mais elle garde les yeux baissés. Sa réaction immédiate montre bien une chose.Ce n’est pas la première fois.To
Si le but de Justin en m’amenant ici est d’irriter son père et de perturber « l’occasion importante », alors il réussit parfaitement. À mes yeux, Justin est un connard. Mais visiblement, je ne suis pas la seule à penser cela de lui.Le refus total d’obéir à l’autorité de son père me dit tout ce que j’ai besoin de savoir. Il est le mouton noir typique de la famille. Celui qui fait le mal, et qui aime ça.« Chéri, je t’en prie. » La mère de Justin supplie doucement son mari, mais ce qui finit par apaiser la colère de l’homme, c’est une autre voix féminine qui l’appelle.« Papa, ça va. Je suis sûre que Justin ne veut pas créer de problèmes. »Cette voix peut faire fondre le cœur le plus glacé. Elle est calme, apaisante, et il n’est pas surprenant qu’elle le fasse aussitôt se rasseoir.Elle appartient à la fille censée être mariée au plus offrant. Sa voix est parfaite, c’est vrai, mais ce qui me bouleverse vraiment, c’est sa beauté. Elle est gracieuse comme un cygne, avec des yeux innocent
Point de vue de SophieJustin Wellington m’a dit tout – quoi porter, l’occasion, le rôle que je devrais jouer. Il m’a dit tout, sauf le détail le plus important que j’ai découvert moins de cinq secondes après avoir rencontré sa famille.Timothée est aussi invité au dîner.L’idée de faire demi-tour et de m’enfuir me traverse l’esprit, mais il est trop tard. Non seulement Timothée me fixe d’un regard intense, mais l’un des bras de Justin s’enroule autour de ma taille, m’empêchant de bouger.Ce geste me met soudainement mal à l’aise, au point que je sursaute. Je soupçonne que cela ait à voir avec la présence de Timothée, dont je sens encore les yeux posés sur moi, même après avoir détourné le regard.« Tu oses ramener une de tes putes chez moi ? » Bien avant qu’il ne parle, l’irritation que ressent le père de Justin à notre égard s’affiche clairement sur son visage.Ce regard éveille en moi des sentiments familiers. C’est le même que mon père me lançait tout le temps. Surtout quand je l’a
Point de vue de TimothéeJe ne peux pas nier que je repousse quelque chose de très important.J’ai annoncé que j’avais besoin d’une épouse, mais j’ai aussi refusé les nombreuses propositions que j’ai reçues. Je connais mes raisons de les avoir déclinées : ce ne sont que des excuses. J’essaie encore d’éviter de me jeter dans un mariage sans amour, même si je sais que c’est actuellement mon seul espoir.Je continue de repousser l’échéance. J’ai déjà relégué cette affaire tout en bas de ma liste de priorités, me noyant dans le travail à la place.Jusqu’à ce que ma sœur vienne chez moi, comme elle le fait toujours.Cette fois, elle ne s’est pas contentée de déposer des plats cuisinés, elle a aussi laissé une photo du nouveau-né de Kaïs et Lucie.Avec un petit mot qui disait : « Elle s’appelle Avery. Peut-être que voir ce bel enfant te donnera envie de revenir vers ta famille. »Voir cette photo ne me fait pas changer d’avis à propos de mon isolement, contrairement à ce qu’espérait ma sœur,
Point de vue de SophieJ’avais ma soirée toute planifiée.Céleste et moi devions finir le travail ensemble pour la première fois. Non, nous ne rentrions pas chez nous. Nous devions faire un arrêt dans l’un de ces restaurants chics où deux assiettes coûtent la moitié de notre salaire.Le dîner devait être pour moi, mais ce n’était pas tout. Nous devions ramener l’ambiance à la maison : karaoké toute la nuit avec assez d’alcool pour nous tenir éveillées. La gueule de bois du lendemain risquait de nous achever, mais ça en valait la peine. Parce que ce n’était pas seulement le week-end, c’était aussi la célébration d’une super journée que je venais de passer.Chacun de ces projets part en fumée.Au lieu de finir le travail avec Céleste, je traîne comme une rôdeuse sur le parking de l’entreprise. Au lieu de manger quelque chose de raffiné, je grignote, furieuse, une barre protéinée qui traîne dans mon sac depuis Dieu sait combien de temps.Le seul karaoké ici, ce sont les coups de klaxon oc
Très probablement à cause d’années de traumatismes et d’abus, à en croire ce qu’elle disait en suppliant qu’on la sorte de l’ascenseur. Quelqu’un l’enfermait dans des espaces exigus – cette « Maman » qu’elle mentionnait en boucle. Je le soupçonnais déjà, mais je refusais d’y croire jusqu’à ce que le médecin me le confirme.Toute la soirée, je me suis interdit de lui poser des questions sur son passé. Difficile à croire, cette femme si vive et bruyante porte en elle tant de blessures.C’est peut-être pour cela que je fais preuve d’autant de patience, que je me laisse embarquer par ses lubies au lieu de m’en aller. Ou alors c’est la culpabilité : je sais qu’elle a pris les escaliers tous les jours depuis une semaine. Peut-être aussi que la part de moi qui compatit avec les autres ne sait pas dire stop.« Tu ne vas vraiment pas m’aider ? », demande-t-elle en essuyant une goutte de sueur sur son visage maculé de mascara et de rouge à lèvres. Là, elle exagère. A-t-elle oublié à qui elle par
Point de vue de TimothéeJ’ai visité vingt-cinq pays.Mon entreprise fait partie des cinq meilleures sociétés textiles du pays.Je fais la une d’innombrables magazines économiques.Mon nom revient toujours dans les discussions sur les PDG les plus performants, et rien que pour cela, je décroche le titre de « PDG de l’année » cinq années de suite. Forbes me classe un jour parmi les « 10 visionnaires économiques de la décennie ».Je prononce des discours et je m’assois à la même table que les hommes les plus riches du monde lors d’événements professionnels.Je collabore avec une ou deux des plus grandes marques de luxe pour créer des collections exclusives qui font de mon entreprise un nom incontournable.Des femmes et des familles font la queue simplement parce que j’annonce chercher une épouse ; tout le monde veut faire partie de la lignée des Sinclair.Par-dessus tout, je suis milliardaire… en dollars !Et pourtant, tous ces exploits ne sont plus que poussière à l’instant où je fouill