Lira
Il est trop grand.
Trop lourd.
Trop vivant.
Je suis restée là, un long moment, agenouillée à ses côtés, la main posée sur son flanc brûlant, incapable de bouger. Incapable de comprendre pourquoi je ne fuis pas. Pourquoi je ne m’envole pas, comme toute fée saine d’esprit le ferait en présence d’un dragon blessé.
Mais je ne peux pas.
Parce qu’il est là.
Et parce qu’il me regarde.
La pluie ruisselle sur nos corps. Elle frappe la terre brûlée, s’évapore en volutes autour de lui. Sa chaleur est telle qu’elle repousse l’eau, la transforme en vapeur avant même qu’elle ne le touche. Il est couché sur le flanc, les ailes repliées contre son corps, l'une d’elles tordue à un angle qui me donne la nausée.
Je pose mes deux mains sur son torse. Je pousse. Rien ne bouge.
— Je dois t’abriter, murmuré-je dans un souffle.
Mais c’est ridicule. Je pourrais peut-être soulever un renard. Un lutin épuisé. Pas un dragon.
Je me redresse, les jambes tremblantes. Mon souffle se fait court.
Il gémit. Un son si rauque et profond que mes genoux fléchissent.
Pas de douleur. Pas seulement.
Ce gémissement me touche dans une langue que je ne comprends pas. Quelque chose de très ancien. Une supplique. Une promesse. Un avertissement.
Je m’approche de son museau. Il ne bouge pas. Ses narines frémissent au rythme de sa respiration saccadée. Ses paupières à moitié closes trahissent une lutte intérieure. La douleur, sûrement. Peut-être la fièvre.
Mais aussi… moi ?
Je le dérange. Ou je le trouble.
Peut-être les deux.
— Je ne peux pas te déplacer. Pas seule. Pas maintenant.
Il cligne lentement de l’œil. Il m’entend. Peut-être me comprend-il. Peut-être pas. Mais il ne me chasse pas. Ne m’écrase pas sous sa patte. Il pourrait. D’un simple geste.
Et pourtant je suis là, à ses pieds. Minuscule. Fragile.
Et il me laisse approcher.
Je retire mon sac, trempé, et fouille à l’intérieur avec des gestes fébriles. Des herbes, des onguents, des racines... Rien de fait pour un dragon. Rien d’assez fort. Mais je dois faire quelque chose.
Je refuse de le laisser mourir.
Je refuse de le perdre.
Même si je ne sais pas encore ce qu’il est pour moi.
Mes doigts frôlent à nouveau son écorce d’écailles. Là, juste sous l’épaule, une plaie béante. Saignante. Noire sur noir. Je n’ai jamais vu de sang de dragon. Je pensais qu’il était doré, comme la légende.
Mais celui-ci est rouge sombre. Épais. Chaud comme de la lave.
Je tends un tissu, l’approche doucement.
— Je vais nettoyer. Doucement, d’accord ?
Il ne bouge pas. Mais sa queue tressaute légèrement, soulevant des braises humides.
Je pose le linge. Le contact est brûlant, mais je ne recule pas. Je presse. Il grogne.
Et quelque chose en moi se serre.
Pas seulement par peur.
Mais par ce frisson qui me prend chaque fois que je sens sa chaleur contre ma peau. Ce frisson qui descend le long de ma colonne, qui s’enroule autour de ma taille comme une promesse dangereuse.
Je continue. Essuie. Presse. Recouvre.
À chaque geste, je le sens. Non seulement son corps, mais cette énergie. Ce magnétisme. Il s’insinue en moi. Il me reconnaît.
Il m’absorbe.
Je sens mes ailes vibrer.
Pas de froid. Pas de fatigue.
De désir.
Et c’est insensé.
Je suis une fée. Lui, un dragon. Une créature de feu et d’ombre. Je devrais fuir ce que je ressens.
Mais mes paumes s’attardent sur lui.
Mes doigts le frôlent comme on frôle une peau aimée.
Et mon souffle se fait plus court.
Il bouge légèrement. Sa tête se tourne, lentement, si lentement. Son œil doré plonge à nouveau dans le mien.
Il ne me voit pas comme une fée.
Il me voit.
Comme si j’étais autre chose. Autrefois.
— Qui es-tu… ? soufflé-je, à peine audible.
Il ne répond pas, bien sûr. Mais son souffle m’enveloppe. Il est chaud, épais, enivrant. Il sent les braises, le vent brûlé et une odeur qui me chavire : celle de la foudre, de la terre mouillée, du feu ancien.
Mon ventre se serre.
Mon cœur pulse.
Et je ne sais plus si je le soigne ou si je me perds.
Je m’assois enfin à côté de lui, mes jambes croisées sous moi, trempée jusqu’à la moelle, mais brûlante à l’intérieur. Je pose ma main sur sa patte blessée, ferme les yeux, et laisse ma magie couler lentement en lui.
C’est instinctif. Risqué. Je ne sais pas ce que ça fera.
Mais je dois essayer.
Je sens sa chaleur absorber la mienne.
Je sens mon esprit s’étirer, vaciller, se heurter à une force colossale.
Une mémoire. Un nom. Une douleur.
Et une image.
Des bras. Des baisers. Une nuit sans forme.
Des corps mêlés sous la lune.
Une femme ailée et un homme aux yeux d’or.
Je rouvre les yeux, haletante. Ma main toujours contre lui.
Il me regarde.
Et pour la première fois, je crois qu’il sait qui je suis.
Pas ici.
Pas maintenant.
Mais dans un autre monde.
Une goutte de pluie glisse sur ma lèvre inférieure. Je l’essuie du bout des doigts, puis les glisse sans y penser contre sa mâchoire. Une caresse. Un geste irréfléchi.
Il ne recule pas.
Et moi… je brûle.
Sous la pluie, sous la peur, sous l’
étrange douceur de cette nuit,
je suis en train de tomber.
Et je sais déjà que je ne me relèverai pas indemne.
LiraLa lumière du matin se brise en éclats de rubis et d’or sur les vitraux de la grande salle du Conseil.Chaque rayon effleure la pierre grise, révélant les filigranes d’anciennes batailles, de victoires gravées dans le marbre.Le parfum de cire chaude et de poussière ancienne flotte dans l’air, mêlé au cuir des sièges et à la moiteur des manteaux trempés par la rosée.Les conseillers sont déjà assis en demi-cercle.Leurs regards convergent vers la haute estrade où siège Maevor, le chancelier, silhouette sombre encadrée de flammes vacillantes.Derrière son dos, l’emblème du royaume un aigle aux ailes déployées scintille dans la lueur d’aube.Je m’avance, chaque pas résonne comme un battement de tambour dans la nef silencieuse.Une tension électrique court dans l’air, presque palpable, comme si la salle elle-même retenait son souffle.Maevor prend la parole, sa voix grave roule sous les arches :— Une présence… inhabituelle a traversé nos murs cette nuit.Un frisson parcourt l’assem
LiraLe feu s’est consumé jusqu’à n’être plus qu’un lit de braises rougeoyantes.L’air porte l’odeur douce-amère du bois brûlé, mêlée à la senteur âpre et sauvage de Volarion.Je m’éveille dans cette tiédeur fragile, enveloppée par son souffle régulier, grave comme un chant ancien.Pour la première fois depuis des semaines, mes rêves n’ont pas été peuplés de trônes ensanglantés ni d’ombres qui me traquent.Il n’y avait que ce silence, vaste et apaisant.Je tourne la tête, lentement, de peur de briser le moment.Une lueur grise s’infiltre par les rideaux épais, caresse les angles de la chambre et cisèle ses traits d’un éclat argenté.La lumière souligne la courbe de sa mâchoire, la ligne sombre de ses cils.Même dans le sommeil, Volarion semble guetter.Son bras repose autour de moi, lourd mais protecteur, comme un rempart contre le monde extérieur.Un sourire me surprend, rare et presque oublié.Je n’ai pas souri ainsi depuis… je ne sais plus combien de saisons.Un craquement discret
LiraLes portes se referment derrière nous dans un claquement sourd. Le silence me tombe dessus comme une chape de plomb. Mes jambes tremblent encore, mais cette fois ce n’est plus la peur des nobles qui me fait vaciller. C’est autre chose.Volarion est là, à quelques pas. Sa présence emplit toute la chambre, écrase les murs, pèse dans l’air comme un orage prêt à éclater. Je sens son souffle, lourd, tendu, presque rauque. Il ne parle pas. Pas encore.Je retire ma couronne, mes doigts crispés s’accrochant au métal glacé. Je la dépose sur la table comme si elle me brûlait. Elle pèse trop lourd pour mes tempes encore frêles.— Je… je n’y arriverai pas, soufflé-je enfin, ma voix étranglée.Il s’avance. Lentement. Chaque pas résonne dans mon ventre comme un coup de tonnerre. Ses yeux m’encerclent, deux braises incandescentes qui refusent de me lâcher.— Tu n’as pas le droit de dire ça, répond-il, bas, rauque. Pas devant moi , devant personne .Je détourne les yeux. Mais sa main se tend et
Interlude : Les noblesLes lourdes portes de la salle s’ouvrent dans un grincement funèbre. Les seigneurs s’éparpillent dans les couloirs comme une volée de corbeaux, capes traînant, visages fermés. Mais leurs voix ne se sont pas tues. Elles serpentent dans les galeries comme des lames cachées.— Elle ne tiendra pas, souffle l’un.— Volarion ne pourra pas toujours la couvrir, réplique un autre.— Si elle croit que nous plierons, elle se trompe…Le nom de Galdren revient, murmurant comme une bannière de révolte. Ses yeux n’ont pas quitté Lira jusqu’au dernier instant. Sa mâchoire serrée, son rire méprisant, son pas lourd résonnent encore dans l’air comme une menace.Et déjà, dans les ombres, des serments silencieux s’échangent. Le vieux duc Varlen, plié par les ans mais plus venimeux qu’un serpent, incline la tête vers Galdren. La marquise Eryane, au sourire cruel, glisse quelques mots à voix basse, ses doigts ornés de bagues effleurant son poignard dissimulé. Des alliances se nouent à
LiraLe silence qui a suivi mes mots n’a pas duré. Déjà, les barons et seigneurs s’agitent, leurs capes claquent, leurs anneaux tintent contre les tables.Certains me fixent avec une haine nue. D’autres me scrutent avec cette avidité sournoise, comme des loups flairant une proie nouvelle à déchiqueter.Je sens la chaleur de Kaelen derrière moi, solide, inébranlable. Mais c’est un autre pas qui s’avance sur ma droite.Volarion.Toujours à mes côtés, depuis l’instant où j’ai osé me tenir debout. Ses yeux sont deux éclats d’obsidienne, brûlants d’une colère qu’il contient à peine. Sa présence coupe le tumulte comme une lame invisible.Il parle. Sa voix roule comme un tonnerre, grave et tranchante :— Le roi a parlé. Ceux qui le contestent contestent la couronne elle-même.Un frisson parcourt l’assemblée. Quelques-uns s’inclinent aussitôt, pressés d’affirmer leur loyauté avant que l’orage ne les frappe. Mais d’autres se redressent, plus fiers, plus provocateurs.Un duc à la barbe grise cr
LiraTout se brouille autour de moi. Les vitraux rouges et or s’effacent, les colonnes immenses disparaissent. Le tumulte de la salle n’est plus qu’un bourdonnement lointain, indistinct.Il ne reste que lui.Le visage de mon père, immobile, figé dans une paix cruelle que je n’ai jamais connue de son vivant. Ses traits, jadis taillés dans la pierre et l’orgueil, sont redevenus ceux d’un homme. Non d’un roi, non d’un juge, non d’un fantôme de pouvoir, mais d’un simple mortel qui a trop porté.Ses doigts reposent dans ma paume. Glacés. Lourds. Déjà presque étrangers. Je serre, mais rien ne répond. Et mon cœur s’étrangle.— Père…Le mot s’échappe comme une prière que personne n’entend.Je l’ai rêvé mille fois. Je l’ai crié dans mes cauchemars, je l’ai maudit en silence. Aujourd’hui, il résonne dans le vide. Trop tard pour qu’il m’entende. Trop tard pour qu’il me réponde.J’aurais voulu lui dire que je l’ai haï. Que je l’ai aimé malgré tout. Que j’ai vécu chaque instant à l’ombre de son ab